L'Horreur

Chapitre 1 : L'Horreur

1565 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 10/05/2023 21:43

Cérès détestait ce stupide bébé. Elle ne l'avait pas encore vu, mais elle savait qu'elle le détestait. Elle refusait catégoriquement d'admettre qu'elle avait, un jour, été elle-même un nouveau-né ; elle n'avait pas été comme les autres bébés, elle était née dans un laboratoire, et ce simple fait la rendait très différente de l'abomination que ses parents s'apprêtaient à introduire dans sa maison à elle.


Assise au bureau, elle tentait de rester concentrée sur le roman qu'elle était en train d'écrire. Hector n'était pas à la maison, et elle avait profité de cette opportunité pour utiliser l'ordinateur dont il se servait normalement pour... pour quoi donc, au juste ? Elle espérait que ce n'était pas pour dénoncer les expériences de son père aux autorités : il disait toujours qu'il ne voulait pas retourner en prison.


Elle se leva de sa chaise et monta les escaliers pour aller chercher son frère. Il se tenait devant les arches qui séparaient la maison du terrible désert, attendant que la voiture s’arrête devant, apparemment ravi par l’idée d’avoir à tolérer la présence de ce qui était essentiellement un asticot à l'aspect vaguement humain, qui ne cesserait jamais de crier et de puer. Quel imbécile. Elle partageait 99,9999 pourcents de son ADN avec lui, et ce minuscule 0,0001 pourcent était suffisant pour en faire un crétin congénital.


« Atom, tu sais que le bébé est là pour remplacer l’un de nous, n’est-ce pas ? demanda-t-elle d’une voix froide. Pourquoi es-tu si content ?


— Parce qu’on va avoir un frère ou une soeur ! s'extasia-t-il en se retournant pour la regarder.


Il souriait, et ses yeux avec lui, et ses sourcils aussi. Tante Érika disait souvent que ça, c'étaient les sourcils des Pipette : de magnifiques demi-lunes, qui leur donnaient ce perpétuel air triste au mieux et glorieusement dérangé au pire.


— Oui. Et?


— C’est trop cool !


— Atom, ils ne nous ont pas consultés au préalable.


Il la regarda d'un air penaud.


— Ils auraient dû ?


— Atom, disons que tu es chez quelqu'un. Si tu veux t'installer là, tu lui demandes. Tu ne vas pas simplement t'inviter chez lui, ou chez elle. Ils auraient dû nous demander notre avis avant de laisser le bébé s'incruster chez nous.


— Oh...


— Le bébé va envahir mon espace personnel, et je n’aime pas ça.


— Mais c'est mignon, un bébé !


— Je m’en rince l'erlenmeyer. Ce n’est pas parce qu'un truc est mignon qu'il en est moins inutile.


Elle croisa les bras et poussa un profond soupir.


— Aussi, toi et Hector me tapez suffisamment sur le système comme ça. Je n’ai pas besoin de quelqu’un d’autre, merci bien.


— Ne parle pas de Hector comme ça, il est gentil !


— Il cligne trop des yeux.


— Et tu ne clignes pas assez des yeux.


— Il tremble beaucoup, je crois qu’il a des spasmes.


— Il est juste très énergique !


— Je déteste sa coupe de cheveux.


— Cérès, tu mets des bigoudis.


— Il ne sait pas s'habiller.


— Ça, par contre, c'est vrai.


— Les chaussettes dans les sandales.


— Très laid.


— Abominable.


— Père ne nous laisserait pas faire ça.


— Il nous obligerait à porter ça à l’école, si l'un de nous ramenait un D.


— Ou il nous ferait compter les grains de sable dans le jardin.


— Je n’aime même pas le sable. Il est grossier et-


 


Les divagations de Cérès furent interrompues par le son d’un klaxon de voiture et par de la musique, jouée à un volume suffisamment élevé pour qu'on l'entende depuis Roaring Heights. Elle reconnut là les caractéristiques de la conduite si particulière de son père. Le département des permis de Zarbville n’avait pas encore présenté d’excuses pour l’erreur de jugement qui avait mené à ce que cet homme obtînt son permis de conduire.


Circé sortit de la voiture la première, son visage aussi stoïque qu'à l'accoutumée. D'un bras, elle portait un petit couffin noir. Cérès pouvait voir quelque chose bouger dedans, agitant ses petits bras en forme de saucisse dans les airs.


La voilà. L'Horreur.



La musique s’arrêta. Lothaire sortit de la voiture. Au vu de leur ordre douteux, il s'était sans doute peigné les cheveux avec des couverts à salade. Cérès ne l’avait jamais vu arborer un sourire aussi éclatant. À la seconde où il vit les deux enfants le regarder, lui et sa femme, il leur fit un grand signe de la main.


 — C'est une Pipette ! s'exclama-t-il joyeusement.


***


 — Je ne le demanderai pas une troisième fois, Hector. Prends les pilules. Maintenant.


Le cobaye n’entendit pas l'ordre qu'avait donné Circé. Il était assis à la table de la salle à manger, ses tics nerveux se remarquant un peu moins que d’habitude. En silence, il regardait la minuscule créature que Lothaire tenait dans ses bras. Non loin d'eux, leur nouvelle chaîne Hi-Fi — dont ils ne se souvenaient même pas qu'ils l'eussent un jour achetée — hurlait de la salsa aux paroles incompréhensibles.


Assise juste en face de lui, Cérès rechignait à manger ses céréales avant d’aller à l’école, réfléchissant à la place au plan le plus délicieusement mauvais qui fût. En fait, elle le trouvait si diabolique qu’elle était à la fois étonnée et effrayée par sa propre intelligence.


Père disait toujours que le petit déjeuner était le repas le plus important de la journée. En guise de représailles pour ce que ses parents venaient de faire, elle avait tout naturellement décidé de faire la grève de la faim et de s’évanouir pendant le cours de maths.


Pendant une fraction de seconde, elle songea à arracher les yeux de sa sœur avec la longue cuiller. Puis elle se ravisa. Rien ne servait d'aller aussi vite en besogne. Elle devait d'abord étouffer tout soupçon qu'ils eussent pu avoir. À la façon dont Père la regardait, elle avait une certitude : il savait qu’elle n’était pas très satisfaite de la situation.


Père la comprenait mieux que qui que ce fût d'autre. Et pourtant, il avait décidé de concrétiser cette stupide idée d’ajouter un nouveau membre à la famille. Il était possible qu’il ait fait cela juste pour la contrarier. Il était également très probable que cet enfant fût là pour remplacer son frère.


— Cérès, mange tes céréales. HECTOR, tes pilules!


Le maigre jeune homme sursauta, effrayé par cet ordre brutal, et se saisit des médicament jonchant la table, juste en face de lui. Il y avait là au moins dix pilules. Certaines d’entre elles étaient de longues capsules rose pastel, d’autres étaient arrondies et de couleur violet foncé, et d’autres encore ressemblaient à d’énormes sphères bleues qui ne semblaient même pas pouvoir passer par la gorge d’un être humain. Hector devait avoir l'oesophage le plus large de l'histoire des oesophages, car une généreuse rasade d'eau vint à bout de ces médicaments douteux.


— J’ai pris les pilules, Madame Pipette.


— Bien.


Circé fixa sa fille aînée. Cérès fit semblant de ne pas voir sa mère. Bien sûr, le nom de Circé était écrit sur son certificat de naissance et celui d’Atom. Croyez-le ou non, il était apparemment illégal de se cloner dans le Comté de Sedona ; de ce fait, Père avait du réfléchir à la façon dont il expliquerait comment il s'était soudainement retrouvé avec deux enfants qui étaient indéniablement les siens. Dans sa sagesse infinie, la meilleure chose qu’il eût trouvée avait été de prétendre que son épouse avait vécu un déni de grossesse. Légalement, c’était bien la mère des jumeaux. Mais Cérès se moquait éperdument de la loi ; elle ne partageait pas l’ADN de cette femme et en conséquence, son autorité sur elle pouvait très bien être remise en question.


— Cérès, tes céréales.


— Je n’ai pas faim.


— Je m’en fiche. Tu dois manger.


— Je ne veux pas.


— Fais-le.


— Cérès, mange tes céréales, lui demanda Lothaire d’une voix qu’il voulait calme.


— Père, je ne mangerai pas, parce que je n’ai pas faim.


— Il faut que tu manges.


— Un être humain peut survivre un mois sans nourriture ; je suppose que sauter le petit déjeuner une fois ne fera pas de mal. »


Lothaire tenta de dire quelque chose ; le klaxon de l’autobus l’empêcha de faire quoi que ce soit. Cérès se leva de sa chaise, prit sa mallette en cuir et descendit les escaliers qui débouchaient sur la chaussée. Personne n’avait remarqué le sourire sur son visage ; pas même Atom, qui s’était régalé de porridge et d’œufs une heure auparavant et l’avait attendue dans le salon.


Tout se passait comme prévu.

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