Transcendance

Chapitre 10 : ENYA

5437 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 04/01/2024 23:39

Enya avait le visage ruisselant de sueur. Si seulement elle était restée dans le monde des Rawena, elle aurait été en train de méditer tranquillement ou de bavarder avec son ancien mentor. Elle repensa au hasard improbable qui l’avait projetée là-bas, adolescente, avec trois camarades de classe: Mel, Camille et Hayden. Le temps que les Rawena, des guerriers habitant cet autre monde, apprennent à les renvoyer dans leur univers, ils étaient devenus leurs apprentis car ils avaient eux aussi la faculté de percevoir le q´atöy amaq - ou Don - dans l’air, et de l’influencer, de le plier à leur volonté. Mais trêve de rêveries, il fallait revenir au moment présent, et plus précisément à l’aérodrome de Brize Northon.

   La jeune fille se serait bien passé de l’ambiance apocalyptique : avions de chasse, tirs, soldats courant dans tous les sens. Welcome back, haha. En gros, tout cela signifiait que la guerre entre les Etats-Confédérés et la Grande-Bretagne avait quand même fini par éclater. Heureusement, son entraînement reprit le dessus et elle se focalisa sur un unique but ; défendre le lieu coûte que coûte. Elle déploya le pouvoir de son médaillon, enveloppant les hangars et les pistes d’un immense bouclier bleu translucide. Avec une telle surface, la jeune fille savait qu’elle ne tiendrait que quelques minutes, ce qui serait peut-être tout juste suffisant pour permettre aux forces aériennes britanniques de contre-attaquer. Soudain, un missile air-sol s’abattit et le dôme trembla. La sueur coulait désormais depuis le menton d’Enya, formant une petite flaque à ses pieds. Elle s’aperçut qu’un militaire courait vers elle.

— Tenez bon!

— J’essaie… Mais préparez-vous à trouver un plan B dans quelques minutes, hurla-t-elle.

Une explosion venue de nulle part frappa un des hangars. L'onde de choc fut terrible, mais le bouclier résista. Enya tomba à genoux, ferma les yeux et se mit à respirer profondément. Tenir. Encore un peu. Le temps se dilata. Il n’existait plus rien d’autre que le battement sourd de son coeur. Au final, Enya ne sut jamais combien de temps elle réussit à maintenir le bouclier. Mais elle dut finir par céder.

C’est alors qu’un faisceau de Don surgit de l’extrémité opposée de l’aérodrome, si pâle qu’elle dut cligner des yeux pour ne pas le confondre avec le ciel gris. Il toucha, un, deux, trois, puis une dizaine d’avions confédérés qui explosèrent en plein vol. Puis en dix secondes, dix autres appareils ennemis étaient descendus de la même manière. L’aviation britannique profita de son avantage et mit bientôt l’escadron ennemi en déroute.

Une vibration se fit soudain entendre. Enya sortit son téléphone portable de sa poche et entendit une Abi, folle d’inquiétude, lui demander si elle n’avait pas de nouvelles de son frère, qui possédait désormais le Don. Luke Doué? Première nouvelle. Silyen avait donc dû réussir à lui transmettre une partie de son pouvoir.

Enya décrivit la défense à laquelle elle venait d’assister, ce qui parut soulager Abi.

— Ça ressemblait un peu au style de Gavar, quand il avait le Don, précisa-t-elle.

— Eh bien, il se trouve que Gavar a justement récupéré ses pouvoirs. Lui et ma sœur défendent la base aérienne de Marham, dans le Norfolk.

Daisy?

— Je viens de l’apprendre, et je vais essayer de la faire évacuer tout de suite, répondit Abi, qui avait l’air au bord de la crise de nerfs. Quoique… (elle se mit à parler à quelqu’un d’autre, vraisemblablement à côté d’elle) Quoi? Elle est partie en renfort à la base de navale de Portsmouth? Parce que Gavar arrive à se débrouiller tout seul à Marham? Vous plaisantez! (Un silence). Elle sera avec les forces spéciales? Mais ça ne change rien! Ça ne change absolument rien, espèce de…! (Elle ajouta dans le combiné à l’attention d’Enya.) Je dois tout de suite régler ça. Essaie de trouver Luke, si tu peux. Je t’envoie son numéro.

Avec toutes ces révélations, Enya prit quelques minutes pour réorganiser ses pensées et constata que ses priorités restaient identiques. Elle comptait bien trouver Luke, mais pour d’autres raisons : il restait son seul lien avec Silyen Jardine, et elle avait besoin de l’Egal. Il était le seul à pouvoir ouvrir une porte jusqu’à un monde inaccessible, barré par le Don. Le temps pressait, car Enya sentait qu’une menace sourde émanait de cet univers.

   Malheureusement, Luke ne répondit pas au téléphone. Qu’importe, Enya avait d’autres moyens de le retrouver. Elle bascula dans le monde clair-obscur du Don, cligna des yeux, balayant les environs du regard. Les étincelles de Don qui infusaient chaque partie du monde voletaient paresseusement dans les airs, si petites qu’elles en étaient presque invisibles. Elle scruta l’aérodrome, fit un tour complet sur elle-même et se figea. Là, au sommet de cette colline. Les étincelles étaient si concentrées qu’elles étaient quasiment blanches. Enya n’avait vu une telle puissance qu’une fois dans sa vie: quand elle avait rencontré Silyen Jardine.

Ses pieds s’enfoncèrent dans un champ, brun et terne.


Elle finit par trouver un jeune homme au visage malicieux. Elle crut s’être trompée jusqu’à ce que les traits de l’inconnu se brouillent pour laisser la place à ceux, familiers, de Luke. Il n’avait pas l’air très vaillant. Ses yeux étaient cernés, ses cheveux en bataille et son teint blafard, comme s’il n’avait pas dormi depuis une éternité. Il portait un simple sweat-shirt chiffonné, un jean et des baskets maculées de terre.

— Salut, beau gosse, le salua-t-elle néanmoins.

— Enya ! C’est vraiment toi ? Tu es revenue ?

  Malgré sa fatigue, Enya sourit.

— Ta sœur m’a dit que tu étais dans les parages. D’ailleurs, merci pour le coup de main. (Devant l’air surpris de Luke, elle rajouta:) La contre-attaque douée.

-    Hein ? Ce n’était pas moi. Ça n’était pas toi?

  Enya resta momentanément sans voix. Puis elle se reprit:

— Et ça n’était pas Gavar non plus. Bon, nous nous pencherons sur ce mystère plus tard. Maintenant, si tu me racontais pourquoi tu n’as rien fait pour défendre cet aérodrome?

Luke se referma comme une huître.

-    D’autres aérodromes doivent avoir besoin d’aide, tu ferais mieux d’y aller.

-    Et t’abandonner ? Tu plaisantes, j’espère. Luke, sérieusement, je dois savoir ce qui ne va pas. Et où est Silyen?

C’était apparemment ce qu’il ne fallait pas dire. Luke sera les lèvres, puis lui tourna le dos, respirant avec force, sauf qu’ils n’avaient plus le temps pour ces petits jeux. Regrettant d’avance ce qu’elle allait dire, Enya lâcha:

— Très bien. Il faut que tu saches quelque chose sur Daisy.

Luke se retourna d’un bloc. À voir son visage alarmé, il n’était pas au courant. Bien.

— Quoi? Tu as des nouvelles?

— Je vais te l’expliquer. Mais avant, où est Silyen? Il n’est pas avec toi?

— S’il-te-plaît. Réponds-moi. Est-ce qu’elle est en danger?

Enya remarqua alors, en se traitant d’idiote, que les yeux de Luke étaient dorés. Elle n’osait tirer les conclusions qui s’imposaient.

— Elle n’est pas en danger immédiat. Tes yeux…

— Oui, je sais! Enya! Réponds-moi! dit-il en l’empoignant par les épaules.

— Fais-moi confiance. Tu sais que je suis de ton côté, n’est-ce pas?

Elle l’observait désormais avec inquiétude. Ses mains tremblaient et il parlait trop fort, tandis que ses yeux étaient injectés de sang.

— Regarde-toi. Qu’est-ce qui t’est arrivé, Luke? Pourquoi tu ne t’es pas battu pour cette base aérienne?

— Dis-moi d’abord ce que tu sais sur Daisy.

— Très bien. Elle a le Don. Comme toi.

Luke devint encore plus pâle. Des bourrasques s’élevèrent et firent trembler les arbres, tandis que de gros nuages noirs s’amoncelaient dans le ciel. Le sol se mit à grouiller. Des centaines d’animaux, insectes, souris, hérissons fuyaient à toute la vitesse.

La culpabilité remplit l’estomac d’Enya d’acide. Comme d’habitude, elle avait lâché la bride à son impulsivité, sans se soucier des conséquences de ses actes. Luke était déjà à fleur de peau… Elle ne se reconnaissait plus, parfois. La maudite tension qui l’habitait depuis qu’elle s’était exilée des Etats-Confédérés jaillissait parfois sans prévenir, blessant ceux qui avaient le malheur de se trouver autour d’elle.

— Daisy va bien, se hâta-t-elle d’ajouter en saisissant les poignets du jeune homme. Maintenant, dis-moi où est Silyen. C’est très important.

— Où elle est? Ma mère et Abi disent qu’elle est quelque part à l’abri, mais je sais que c’est faux! rugit-il.

— Luke! Arrête! Je t’ai dit qu’elle allait bien.

Le jeune homme se dégagea d’une secousse et se laissa tomber sur le sol, comme s’il n’avait plus de forces. Le vent retomba, les nuages s’éloignèrent, les animaux cessèrent de fuir.

— Pourquoi est-ce que vous êtes tous si COMPLIQUES ?! cria-t-il en enfouissant sa tête dans ses mains.

— Hé, fit Enya en se laissant tomber à côté de lui.

Luke ne bougea pas.

— Je… Je crois que je sais ce qui t’arrive. Je l’ai vécu aussi… Je parie que lorsque tu as voulu défendre la base aérienne, il y a eu une sorte de blocage. Ça t’a coupé de tes pouvoirs. Tu t’es juste senti… terrifié et complètement perdu. Le son des bombes t’a sûrement renvoyé à ce que tu as vécu entre les mains de Bouda.

Luke ne disait toujours rien.

— Tu souffres de stress post-traumatique, poursuivit Enya. Luke réagit enfin. Il dit d’une voix blanche:

— Non. Ça va plus loin. Je n’ai pas grandi avec le Don, Enya. Je n’ai aucune idée de la manière dont on l’utilise sauf quand j’arrête de réfléchir et que j’agis d’instinct. Et le problème, c’est que je ne maîtrise plus rien à ce moment-là… Je… (Il semblait sur le point de vomir.) Je ne t’ai pas tout dit. L’explosion dans la base aérienne. Je crois que c’est moi. Je n’ai pas fait exprès, mais j’espère… J’espère qu’il n’y a pas eu de victimes. Comment est-ce que je peux être de la moindre utilité?

Sa voix se brisa.

Enya tendit la main, la posa sur celle de Luke.

— Et si je te disais qu’il y a un moyen de te débarrasser de cette peur, de contrôler ton Don?

     Elle se releva et le guida vers une moto abandonnée dans un des hangars, en se promettant de la ramener dès que possible. Un peu plus tard, ils se trouvaient en périphérie de Caterton, l’agglomération la plus proche de l’aérodrome. Une halle aux murs gondolés marinait dans un écrin de mauvaises herbes et de bitume. Enya crocheta la serrure et sourit. C’était exactement ce qu’elle espérait: une ancienne usine reconvertie en lieu de stockage, tranquille et déserte. Elle fit signe à Luke de la suivre. Au deuxième étage, la seule surface occupée abritait un petit local en bois aggloméré. Une lumière jaunâtre s’infiltrait par des gueules rectangulaires qui s’ouvraient au sommet de la halle. Un tapis de poussière et de saleté recouvrit le sol, tatoué d’anciennes traces de pas.

Enya fit volte-face et s’aperçut que l’endroit d’où ils avaient débouché était en fait un cube de béton. Une échelle conduisait au sommet de la structure. Aïe. Elle se cogna la tête au plafond. Elle ne s’était pas rendue compte qu’elle en était si près.

— Viens, demanda-t-elle à Luke.

Elle balaya les environs du regard. De ce nid d’aigle, elle avait une vue à 360 degrés. Elle jeta un coup d’œil aux rares boxes situés de l’autre côté de la halle, vit un amas de poubelle, une vieille échelle, des balises remplies d’outils, une machine de renforcement musculaire, une scie circulaire… Puis elle reporta son regard sur l’échelle. Si quelqu’un arrivait, il ne pourrait pas les voir. Parfait.

  Luke se laissa tomber sur le sol.

—  Bon, la technique est assez simple, mais demande une grande volonté. Il va falloir que tu sois courageux, expliqua-t-elle. D’abord, tu dois savoir que face à un événement traumatisant, trois réactions sont possibles: l’attaque, la fuite ou la paralysie. Quand la première et la deuxième option ne sont pas envisageables, il reste la troisième. Dans ce cas, le cerveau tente de tranquilliser le système nerveux, et tu as tout à coup l’impression de te dédoubler. Je ne sais pas si c’est ce qui t’est arrivé lorsque tu… bref, lorsque tu as traversé ce que tu as traversé. Dans tous les cas, tu as bloqué des émotions et tu ne les as jamais libérées. C’est à cause de ça que tu n’arrives pas à utiliser ton Don, sauf de manière inconsciente.

— Ok. J’ai compris. Qu’est-ce que je dois faire?

— Te replonger dans tes souvenirs, quand tu étais prisonnier de Bouda. À moins que tu n’aies vécu… euh… un autre événement encore plus traumatisant depuis?

Luke détourna le regard:

— Peut-être, murmura-t-il. Je t’expliquerai après… Bon, dépêchons-nous. Je veux retrouver Daisy. Tu me jures qu’elle n’est pas en danger?

Enya aurait voulu lui dire la vérité. Sincèrement. En tout cas, elle espérait que la sœur de Luke était vraiment en sécurité avec les forces spéciales. Lâcher maintenant Luke dans la nature reviendrait à dégoupiller une bombe à retardement, comme il l’avait lui-même avoué.

— Elle n’est pas en danger. Maintenant, ferme les yeux et repense au moment où tu t’es réveillé dans le repaire de Bouda. Il faut que ce soit le plus réaliste possible.

Elle ferma les yeux, entra en transe et saisit quelques étincelles de Don dans l’air. Celles-ci lui servirent à se connecter à l’esprit de Luke. Désormais, elle voyait ce qu’il voyait. Et c’était un spectacle terrifiant.

Le jeune homme était attaché sur une chaise, dans une pièce ressemblant à une salle chirurgicale. Astrid Alfdan arriva, poussant un chariot rempli d’ustensiles métalliques et tranchants.

Le souvenir éclata et Enya fut éjectée dans la réalité. Luke haletait, le front trempé de sueur.

— Je ne peux pas, gémit-il.

Enya lui posa une main sur le genou.

— Si. Je suis avec toi. Je ne t’abandonnerai pas. Ecoute, dis-moi comment tu t’es senti à ce moment-là…

Luke semblait à deux doigts de se rendre invisible et de la planter là.

-    S’il-te-plaît. C’est important, insista-t-elle.

  Luke soupira.

— Je me sentais… impuissant. J’avais peur et je m’en voulais tellement à moi-même. Et puis j’avais honte.

— Ce qui est tout à fait compréhensible étant donné le contexte. Ces sentiments sont normaux, ok? N’importe qui d’autre les aurait éprouvés à ta place et tu es resté bien plus courageux que la plupart des gens. Tu sais, ça a été dur pour moi aussi, quand mon mentor m’a forcé à le faire. Mais tu es en sécurité ici et je te répète que je resterai à tes côtés du début à la fin.

Le torse de Luke se soulevait et s’abaissait, ses yeux dorés flamboyaient. Mais il hocha la tête et ferma à nouveau les yeux. Ils revinrent dans la salle blanche. Cette fois, Luke hurla de douleur alors qu’Astrid lui découpait la peau avec un scalpel. Enya aurait pu tuer cette femme de ses mains pour ce qu’elle avait fait.

— Ça va aller, murmura-t-elle. Juste… Arrête de retenir ta colère. (Sinon tout serait à recommencer, compléta-t-elle mentalement.) Et ils étaient proches du but !

— Tu ne comprends pas, réussit-il à articuler, la gorge serrée. La dernière fois que j’ai arrêté de contrôler mes émotions, j’ai coulé une flotte entière.

— C’est pour ça que je suis là. Je te contiendrai, ne t’inquiètes pas. Allez. Je sais que tu en es capable.

Et ils se retrouvèrent dans la salle blanche. Lorsque les événements devinrent insoutenables, Enya eut l’impression d’être projetée hors de son corps par une force terrible. Elle retrouva ses esprits et déploya aussitôt son médaillon autour de Luke. Malgré tout, la moitié des poutrelles de la halle s’étaient déjà tordues, les néons avaient éclaté et une partie du plafond s’était écroulé, noyant les lieux dans la poussière. Le bloc de béton s’était fendu et les boxes étaient en miettes.

Dans le bouclier translucide, une pression terrible enflait. Des larmes coulant le long de ses joues, Luke tremblait de fureur, les yeux toujours fermés. Enya eut l’impression qu’un bruit lui crevait les tympans, et que son cerveau allait exploser dans sa boîte crânienne. Elle faillit dissiper le bouclier, mais serra les dents. Comme tout à l’heure, son univers se réduisit à une idée. Tenir. Lorsqu’elle n’y arriva plus, elle cria pour se donner du courage, puisant dans ses dernières forces.

Soudain, tout s’arrêta et elle réalisa qu’elle était recroquevillée sur le sol froid. Elle se redressa vivement, osant à peine regarder l’état de la halle… Les néons, le plafond, le bloc et les box étaient toujours brisés, mais il n’y avait pas de dégâts supplémentaires. Puis elle se tourna vers Luke. Le changement était renversant: ses cernes avaient disparu et il avait repris des couleurs. Sa peau rayonnait, baignée dans un halo doré.

— Ça a marché? demanda Enya.

Luke se passa une main dans les cheveux, hésitant:

— Je crois. En tout cas, je me sens mieux. Je n’ai pas pu aller jusqu’au bout de ma colère parce que j’ai senti que ton médaillon était en train de céder, mais c’est comme si… un poids commençait à s’envoler. Et toi, ça va?

Enya hocha la tête, soulagée.

— Oui. Tu sais, y arriver en une fois aurait été un exploit. Nous devrons refaire d’autres tentatives, mais je pense que tu arriveras mieux à contrôler ton pouvoir, maintenant. (Elle se racla la gorge avant de reprendre d’une voix prudente.) Silyen… Tu lui as pris tout son Don, n’est-ce pas? C’est pour ça qu’il n’est pas là.

— Comment tu le sais? réagit aussitôt Luke, l’air d’avoir été foudroyé.

— La puissance de ton Don et tes yeux. Ce que je ne comprends pas, c’est comment tu as eu la capacité de l’absorber.

Luke semblait au bord des larmes:

— Je n’en sais rien. Je voulais juste lui emprunter ses pouvoirs pour lui faire une leçon, mais je n’ai pas réussi à les lui rendre. Je ne l’avais jamais vu dans une colère pareille. Et j’ai été un sacré crétin. Enfin bref, Sil a voulu que je l’envoie dans un autre monde pour trouver un moyen de récupérer son Don. Je n’ai pas eu le choix, et depuis je…

Sa voix se déchira comme une feuille de papier. Ses yeux papillonnèrent et il détourna la tête.

— Je m’en veux tellement.

Ce qu’Enya comprenait surtout, c’est qu’elle devait désormais s’adresser à Luke pour le monde à l’entrée interdite. Mais il n’avait évidemment aucune idée de la manière dont s’y prendre.

— Essayons quand même, proposa-t-elle.

Il tenta de faire apparaître une porte, sans succès.

— Comme je te l’ai dit, je n’ai pas grandi avec le Don.

— Mais tu es bien arrivé à enrouler la mer, à voler, protesta Enya.

— Un heureux hasard.

— Je ne pense pas. Réfléchis à ce que tu as fait.

Luke grimaça, le regard dans le vague. Il secoua la tête, fit affluer le Don dans ses mains, mais rien ne se passa. Il ferma alors les yeux. De longues minutes s’écoulèrent et Enya commença à perdre patience. Soudain, au moment où elle s’y attendait le moins, une porte apparut.

Il rouvrit les yeux, surexcité:

— J’ai compris! C’est le lien! Il me donne accès à tout ce que maîtrisait Sil! Quand je pensais fonctionner à l’instinct, je me connectais en fait au lien!

Ça se tenait. Tout alla beaucoup plus facilement: Enya joua les guides pour trouver l’univers qui l’intéressait. Mais l’accès était toujours scellé par une barrière de Don trop complexe pour être dissipée. Luke essaya de plusieurs manières. Il finit par sortir un petit carnet de son sac à dos, qu’il feuilleta à toute allure.

— Sil m’a laissé ses notes, à propos de son Don, mais on dirait qu’il n’y a rien sur ce monde. Je suis désolé, finit-il par dire.

Ils essayèrent encore, intuitivement. Ils utilisèrent même le bouclier d’Enya comme un bélier, mais il n’y eut aucun résultat. La porte scellée semblait les narguer. La jeune fille finit par capituler :

— Bon, je vais essayer d’aider Silyen à récupérer son Don, grimaça-t-elle.

L’air à moitié mort de peur et à moitié impatient de revoir l’Egal, Luke ouvrit sans mal une porte mais une mauvaise surprise les attendait. Cet univers aussi était scellé.

-    Ça n’y était pas la dernière fois. Je ne comprends pas… Mais ça expliquerait… murmura Luke.

— Quoi? le coupa Enya, qui avait le plus grand mal à contenir sa frustration.

— Le lien entre nous. Je n’arrivais plus à sentir Sil depuis quelques jours. Je comprends mieux maintenant.

Leurs efforts ne furent pas plus fructueux qu’avec l’autre porte. En attendant, Enya ne pouvait rien faire de plus. Et elle devait la vérité à Luke:

— Daisy a décidé de défendre la Grande-Bretagne. Elle est en route pour la base navale de Portsmouth.

Évidemment, Luke jura et partit aussitôt.

 

 

Ce fut lorsqu’elle arriva au QG du gouvernement de transition qu’Enya apprit la suite des événements. Luke avait intercepté sa sœur alors qu’elle arrivait à Portsmouth et stoppé la flotte ennemie. Sa technique ne manquait pas d’originalité: il avait recouvert la flotte ennemie d’un bouclier pour contrer les missiles, puis avait endormi tous les équipages. Les navires britanniques qui défendaient la base n’avaient eu qu’à aborder les cuirassés et à évacuer leurs occupants. Il avait ensuite été un miracle pour Gavar, qui se faisait lentement, mais sûrement déborder à Marham. Apparemment, la technique du lien fonctionnait brillamment.

— Qui a protégé Lakenheath ? demanda Abi, qui venait la saluer.

— Hayden. Il a été formé dans le même monde que moi, et j’avais l’intuition que vous auriez besoin de renforts ici.

— Nous lui devons beaucoup, fit Abi, en essayant de ne pas sourciller au terme « autre monde ».

Puis elle reçut un appel de Luke.

La stratégie était simple: le jeune homme voulait tisser un Oubli autour de toutes les infrastructures militaires encore en leur possession, en commençant par les bases qu’il avait sauvées. C’était une excellente idée, mais Luke en était-il capable? Sans compter que plus personne ne pourrait localiser ces bases, y compris les soldats britanniques et les camions de ravitaillement. Et puis, prendre des décisions précipitées était le pire qu’ils puissent faire en ce moment. Le plus sage était de tout révéler à Rebecca Dawson, conseilla Enya. La chancelière ad interim était digne de confiance: elle l’avait prouvé en permettant à Abi d’emmener Chris Grailingstream vers une destination inconnue, quand Silyen lui avait rendu son Don. Œuvrer en équipe permettrait de coordonner les forces et de ne pas s’éparpiller, à condition que tout le monde se fasse confiance.

Abi finit par acquiescer. Restait encore à obtenir l’accord de Luke, qui se montra très réticent. C’était compréhensible: il avait durement obtenu sa liberté, il avait peur de revenir en arrière, de devoir obéir sans discussion, alors ils parlèrent longuement des conditions contre lesquelles il acceptait de collaborer avec le gouvernement de transition.

Rebecca Dawson fut presque la partie la plus difficile. Elle leur accorda un entretien, à Abi et à elle, dès qu’elles eurent dit qu’elles avaient des informations sur leur « sauveur ». L’ex-porte-parole eut beaucoup de mal à croire qu’un Doué d’origine inconnue et au visage tout aussi inconnu veuille les aider. Mais les actions de Luke parlaient pour lui, et la Grande-Bretagne avait cruellement besoin de toute l’aide possible.

— Comment peut-on avoir autant de Don? finit par demander la chancelière ad interim.

Ses sourcils se froncèrent davantage lorsqu’Abi joua les innocentes:

—      Pourquoi ai-je l’impression que vous me cachez sans cesse quelque chose, Abigail Hadley?

—      Écoutez, le plus important reste que je le connais et qu’il est prêt à nous aider. Il l’a prouvé. Et il faut que je vous explique ce qu’il vient de faire…

Une heure plus tard, une séance d’urgence entre le gouvernement de transition et l’état-major avait lieu dans la salle de commandement. Abi y fut conviée en tant qu’agent de liaison. De son côté, Enya accueillit avec joie Hayden, qui venait d’arriver au bunker de Mount Rock. Il était égal à lui-même: ses yeux bleus pétillaient et ses lèvres minces arborèrent un immense sourire lorsqu’il la serra dans ses bras. Elle joua avec le médaillon argenté et triangulaire qu’il portait, si semblable à son propre médaillon bleu. Puis elle le détailla plus attentivement. Ses cheveux châtains étaient plus courts que dans son souvenir: rasés à blanc sur les côtés et hérissés sur le haut de la tête. Il arborait toujours son éternelle rangée de piercings à l’oreille droite, tandis qu’un anneau était fiché dans son arcade sourcilière. Puis elle se détacha de lui quand elle se remémora qu’ils étaient brièvement sortis ensemble, quelques années plus tôt.

Un garde leur ordonna d’attendre dans une minuscule pièce. Tout le reste du bunker étant sans doute occupé, c’était là qu’on devait parquer les nouveaux arrivants… Ou les prisonniers, songea Enya, qui frissonna. Sa tenue traditionnelle rawena - un pantalon et un haut blanc moulant, assortis d’une ceinture flexible, aussi scintillantes que des écailles de poisson - était trop légère pour l’humidité de ce lieu lugubre. Assise sur une chaise métallique, elle ramena ses genoux sous son menton, pensant avec regret aux bols remplis de barres de céréales et de biscuits militaires qu’elle avait aperçu dans un réfectoire. Pendant ce temps, la voix agréable d’Hayden se déroulait comme une moelleuse couverture. Il racontait sa défense de l’aérodrome, puis se demanda pourquoi on les faisant tant patienter. La raison apparut une heure plus tard, quand un Gavar d’humeur exécrable, couvert de sang et de poussière surgit.

— C’est vous les nouveaux? grogna-t-il.

— J’imagine, grimaça Hayden.

— Nous n’avons pas encore eu le plaisir de nous présenter. Je suis Enya Stürner, et voici Hayden Wyl, fit Enya.

— Il paraît que vous êtes des Doués étrangers…

— Quelque chose d’approchant, répondit vivement la jeune fille.

— Mouais. Bon, il faudrait qu’ils arrêtent de me prendre pour leur larbin. Vous pourrez peut-être me remplacer, tiens. N’importe quel Doué sait appliquer une Réserve.

C’était donc ça, songea Enya, en le laissant docilement appliquer deux doigts sur sa tempe, supposant que l’ex-Egal fouillerait aussi dans ses souvenirs pour s’assurer qu’elle était réellement du côté britannique. Ce fut légèrement douloureux, mais rien d’insurmontable. Hayden subit la même chose.

Puis un garde leur ordonna de les suivre jusqu’au bureau de Rebecca Dawson. Enya eut un choc en découvrant qui y était, debout à côté d’Abi.

Chris Grailingstream.

Des menottes, ouvertes, étaient posées sur une des tables.

Ravaler ses émotions, pour garder un visage de marbre, demanda toute sa volonté à Enya, mais elle ne put retenir un léger tressaillement. Le visage du jeune homme, qui s’était illuminé en la voyant, se referma, alors qu’une lueur fugace traversait ses prunelles. Etait-ce du dégoût? De la déception? Ça ne pouvait pas être de la tristesse… Enya s’efforça de regarder Rebecca Dawson, dont les paroles semblaient curieusement assourdies, mais ses yeux revenaient sans cesse Chris, comme mus par leur propre volonté. La jeune fille balaya du regard ses cheveux blond sable, ses yeux rêveurs, sa peau bronzée, et la simplicité de ses vêtements - une chemise de lin bleu ciel et un jean qui avait l’air d’avoir vu des jours meilleurs. Il lui rappelait… Il lui rappelait beaucoup trop… Un frisson l’ébranla des pieds à la tête et derrière le monde réel, des images, des sensations luttèrent pour apparaître. Elle cligna furieusement des paupières, comme si cela pouvait les chasser. Quatre croissants sanglants apparurent au creux de ses poings, qu’elle serrait beaucoup trop fort. Alors elle relâcha sa prise. Expira discrètement. Se secoua mentalement. Recouvra lentement son sang-froid. Tout ça pour sentir Hayden lui poser une main sur l’épaule.

— Qu’est-ce que tu en penses? demanda-t-il.

Quoi? Enya le regarda comme une chouette et lut la perplexité dans son regard. Il la connaissait trop bien. Il savait qu’elle était rarement dans les nuages, surtout à des moments pareils.

Masquant à peine sa désapprobation, Rebecca Dawson prononça une simple phrase, pensant sans doute qu’Enya avait écouté le reste.

— Vous partez dès demain pour les États-Confédérés, avec Chris Grailingstream.



Note de l'autrice: J'ai pu insérer dans ce chapitre un des thèmes qui me tient particulièrement à coeur: le stress post-traumatique et sa gestion. Car dans les romans de fantasy que j'ai dévorés durant mon adolescence, je trouvais que cet aspect manquait souvent. Les héros traversaient des tas d'épreuves, remportaient la victoire sans avoir d'accroc à l'âme. Puis j'ai lu Hunger Games, et le traitement du personnage de Katniss dans ce sens m'a impressionnée, et énormément inspirée. Je me suis pas mal documentée sur le sujet avant d'écrire sur ce chapitre, je prie pour qu'il n'y ait pas d'imprécisions. Et il existe bien sûr beaucoup d'autres méthodes pour gérer les TSPT. Enya a sa méthode bien à elle. ;)

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