Entre les mondes
=> Petite note de rappel: le Selbst-Welt est sorte de représentation mentale de la conscience. Celui de Silyen a l'apparence d'une bibliothèque ayant l'air d'avoir subi une explosion, sur fond de plage de sable dans les Caraïbes.
L’air sentait la paille et le crottin. Luke était à la place qu’il occupait depuis leur retour à Far Carr: l’écurie. Une nouvelle surprise. Le jeune homme semblait préférer la compagnie de Balmoral et de Recorder à celle de l’Egal le plus puissant de ce monde.
De retour d’une promenade vivifiante dans la forêt de Far Carr, Silyen, bottes d’équitation éraflées aux pieds, pantalon et veste couverte de boue, se laissa tomber de son troisième cheval, Estimate. Luke n’avait pas bougé d’un pouce depuis tout à l’heure. Il était assis au fond de l’écurie, les genoux contre le menton, les bras autour des jambes.
Le Don avait bien fait les choses, nota l’Egal, qui constata que les mangeoires et les abreuvoirs étaient pleins. Il prit la bride d’Estimate et le fit rentrer dans son box, où il entreprit de l’étriller. Puis il saisit des carottes et en agita une au-dessus de Luke.
– Tu veux la lui donner?
Luke ne leva même pas les yeux. Il se contenta de grommeler un vague refus, et Silyen se retint de lever les yeux au ciel. Silyen se retint de lever les yeux au ciel. L’énergie qui animait habituellement le jeune homme semblait l’avoir déserté. Il était devenu une sorte de fantôme qui rappelait étrangement à l’Egal sa tante Euterpe, lorsqu’elle était dans le coma. Sil n’arrivait pas à comprendre ce qui s’était passé: Luke en avait certes bavé, mais il avait tenu bon jusqu’à s’effondrer brusquement la veille.
Sil s’assit à côté de lui. Il regarda longuement ses cheveux blonds devenus si longs qu’ils lui couvraient les oreilles, et nota ses muscles tendus. La logique aurait recommandé de laisser tomber depuis longtemps: Luke était si buté que l’Egal ne pensait pas réussir à le tirer de sa torpeur en quelques phrases. Et il y avait tant d’autres choses auxquelles penser: Enya lui avait transmis une énigme des plus fascinantes à résoudre. Silyen n’avait jamais pensé qu’une porte sur un autre monde puisse être scellée. De plus, la quantité de Don qu’il avait détectée lorsqu’il avait tenté de forcer le passage remettait en cause toutes ses certitudes.
– ça ne peut pas continuer ainsi, Hadley, déclara-t-il de la voix la plus patiente qu’il put trouver. Je ne sais pas si tu t’es vu, mais tu ressembles plus à un zombie qu’à un être humain. Tu dois me laisser intervenir.
Luke releva brusquement la tête.
– Non. Je t’ai dit que j’allais m’en sortir tout seul. Laisse-moi tranquille.
– Loin de moi l’idée de mettre ta parole en doute, mais ta technique semble fonctionner à merveille, pour l’instant, ironisa l’Egal.
Le jeune homme ne saisit pas le deuxième degré:
– Tout le monde n’est pas aussi fort que toi, Silyen.
– Justement, c’est pour ça que je peux réparer ce qu’Astrid a cassé en toi. Laisse-moi juste accéder à ton Selbst-Welt.
Luke se leva d’un coup.
– J’ai dit. Laisse. Moi. Tranquille, dit-il en articulant exagérément chaque mot et s’en allant à grands pas.
Silyen se déplaça si vite qu’il lui barra le passage devant l’entrée de l’écurie.
La mâchoire de Luke se durcit.
– Je veux passer.
Puis il se déroba lorsque Silyen voulut le saisir par les épaules. Sans bouger d’un pouce, l’Egal laissa retomber ses bras sur ses cuisses.
– Je veux seulement t’aider. Je ne suis ni Bouda, ni Astrid, ni un quelconque Egal asiatique.
– Ce n’est pas la question, Sil. Ecarte-toi.
Silyen trouva la solution au souper.
Il avait bien failli assommer Luke avec le Don pour réparer de gré ou de force les dégâts que Bouda et Astrid avaient infligé à son esprit, mais ce qu’il éprouvait pour le jeune homme l’avait retenu. Il fallait procéder avec douceur.
En dégustant un menu composé de boîtes de conserve, alors qu’un feu ronflait dans la cheminée, il lâcha:
– Tu m’avais dit que tu n’étais jamais sorti de Grande-Bretagne, c’est bien ça?
Luke, le nez plongé dans son assiette, leva un regard méfiant sur l’Egal, comme s’il redoutait un piège.
– C’était la loi imposée par les Egaux au cas où tu ne t’en souviendrais pas. Nous devions faire nos jours d’Esclavage pour pouvoir voyager, grogna-t-il.
Silyen décida de ne pas s’attarder sur l’agressivité, déjà satisfait que Luke ait répondu indirectement à sa question. Il aurait bien rappelé au jeune homme que cette législation n’existait désormais plus grâce à la disparition du Don, mais jugea plus prudent de ne pas le provoquer.
– Et que pays rêvais-tu d’aller voir?
La question prit Luke de court.
– Pourquoi tu me demandes ça? finit-il par lâcher.
– Réponds-moi et tu le sauras.
– Pfff, toujours tes petits jeux.
– Pas du tout, protesta Silyen, vexé, tandis que le feu flambait soudain de plus belle et que la température dans la pièce fraîchissait.
Un lourd silence tomba dans la pièce. Avec sa fourchette, Luke empalait ses cassoulets comme s’ils l’avaient personnellement offensés. Puis le jeune homme se décida:
– J’aurais voulu aller vers la mer Méditérranée.
– Excellent choix, commenta Silyen. Pourrais-tu être plus précis?
– Qu’est-ce que ça peut te faire? J’aurais bien aimé connaître la Grèce et les Cyclades, si tu veux tout savoir. J’ai… j’ai toujours adoré la mer et l’Antiquité me fascinait, quand j’étais gosse.
– Très bien. Alors prépare tes bagages, nous y allons demain, répondit l’Egal d’une voix qu’il s’efforça de rendre la plus joyeuse possible. Haha, on dirait que le ciel vient de te tomber sur la tête.
De fait, l’expression de Luke était si interloquée qu’elle en était presque comique.
– Tu m’as bien compris Hadley, insista Silyen. On va faire une petite pause dans l’exploration des mondes et partir en voyage. Je pense que ça te fera du bien. Ce n’est pas toi qui me reprochais d’être trop égoïste? J’essaie de faire des efforts, au cas où cela t’échapperait.
– Mais…
– Je suis sérieux.
– Tu détestes les transports.
– Qui te dit qu’on prendra l’avion?
Après cela, Luke ne trouva plus rien à dire. Ils finirent leur repas dans un silence plus méditatif qu’hostile, estima Silyen, qui, dans un élan chevaleresque, se chargea de la vaisselle.
La nuit fut pénible. L’Egal fut réveillé à trois reprises par le lien et dut se forcer à ne pas se rendre dans la chambre de Luke. À la manière dont le jeune homme avait réagi dans l’écurie, il se doutait qu’il ne voulait aucun contact physique et préférait n’avoir aucun rapport avec le Don non plus. Silyen se demanda une nouvelle fois si les tortures que lui avait détaillées Bouda étaient vraies.
Puis le lendemain, Luke le surprit en trimballant une vieille valise dénichée on ne savait où dans le manoir - son sac à dos étant manifestement resté à Manchester. Il pleuvait à verse dehors et des petits étangs s’étaient formés dans le gazon, qui commençait à redevenir sauvage. Il y avait si peu de lumière que Sil avait allumé les lustres avec son Don et refait une bonne flambée. Il avait constaté qu’ils arrivaient au bout de leurs réserves de lait et de pain surgelé, mais avait décidé de régler un problème après l’autre.
Luke s’empara du sachet de cornflakes dont il remplit un bol. Son visage fermé ne laissait rien deviner de ses émotions. Silyen le laissa ruminer tandis qu’il se plongeait pour la énième fois dans les notes du Roi Merveilleux en mâchonnant distraitement une tartine. Il avait commencé à consigner ses propres découvertes et expériences dans un carnet de bord. La passation du Don y figurait en bonne place et il essayait de comprendre la présence des noeuds de pouvoir, car il ne semblait pas y avoir de schéma logique à ces emplacements, qui variaient selon les personnes. Il avait aussi remarqué que transmettre le Don à des roturiers s’avérait plus épuisant que de le redonner à d’anciens Egaux.
Il retourna machinalement quelques pages. Hélas, dans les notes du Roi Merveilleux ne figurait aucune mention d’une porte scellée par le Don.
Un flash de lumière traversa soudain le manoir et le grondement du tonnerre secoua les murs.
Luke se recroquevilla aussitôt sur lui-même.
Silyen dut se faire violence pour ne pas l’imiter, tant la détonation lui avait rappelé les claquements de fouet. Depuis la veille, il avait fait quelques excursions dans son Selbst-Welt et réparé quelques uns des dégâts les plus évidents subits par son esprit - il avait par exemple remis un peu d’ordre dans sa bibliothèque dévastée et remodelé le paysage extérieur, ravagé par un ouragan - mais il n’avait pas eu le temps de trop s’attarder.
En attendant, Luke s’était mis à respirer à grands coups et luttait pour contenir les tremblements qui l’avaient saisi, puis, au prix d’un gros effort, il réussit à s’extraire de sa crise d’angoisse.
– Un peu de miel? s’enquit Silyen, comme s’il ne s’était rien passé, en lui tendant un gros pot collant.
Le jeune homme accepta sans un mot.
Créer une porte jusqu’à Santorin fut un jeu d’enfant. Silyen avait voyagé une fois en Grèce avec ses parents, lors d’une rencontre diplomatique avec des Doués européens. Ce pays était un cas à part: une démocratie remontant à la Grèce antique y était toujours en place et un conseil de Doués, qui s’était autrefois appelé la Magistrature, siégeait à Athène. Tous les cinq ans, cet organe était renouvelé par tirage au sort parmi une liste de candidats Doués provenant de chaque dème de Grèce, ce qui équivalait aux régions britanniques. Le Boulè se chargeait d’élaborer les lois et ses représentants, au nombre de cinq-cent, étaient également tirés au sort parmi les citoyens grecs, Doués et non Doués. A l’époque, Whittam Jardine avait échangé avec l’un des membres de la Magistrature afin de consolider les relations commerciales, se souvenait vaguement Silyen. Lui-même avait trouvé le pays beaucoup trop chaud, mais il estimait qu’un mois de septembre serait beaucoup plus supportable. Par ailleurs, la Grèce était connue pour avoir un grand esprit d’ouverture et accueillait indifféremment les Doués et les roturiers.
La porte s’ouvrit sur un bosquet d’oliviers sur l’île de Santorin, où Silyen se souvenait s’être baladé. Il nota avec soulagement qu’il ne devait pas faire plus de 23°C. Une fois qu’il se fut assuré qu’il n’y avait aucun témoin dans les environs, il passa le seuil et fit signe à Luke. Ce dernier se détendit légèrement à la vue du paysage: l’odeur des pins embaumait l’air et une brise marine faisait frissonner les oliviers. Le chant des cigales vibrait dans l’air chaud. Jaunie par le soleil, l’herbe sèche craquait sous les pas. Sil jeta un dernier coup d’oeil en arrière, où le parquet ciré de Far Carr se découpait toujours, puis fit disparaître la porte.
– Il faut que nous changions d’apparence, prévint-il avant de lever lentement la main et de la poser sur la tempe de Luke, qui ne protesta pas.
Une étincelle de Don plus tard, ils partaient en direction d’Oia, la villa la plus connue de Santorin. Silyen estimait qu’il y aurait beaucoup trop de monde, mais Luke avait insisté pour aller là-bas. C’était une sombre histoire de carte postale offerte par un oncle lointain ayant voyagé en Grèce qui déterminait ce choix, d’après ce qu’avait compris l’Egal. Le point positif, c’est que l’île-phare des Cyclades attirait de nombreux Doués étrangers. Les gens ne se poseraient donc pas de questions sur sa présence.
Pour Luke, tirer une grosse valise à travers un sol composé de terre sèche, de rares touffes d’herbe et de cailloux ne fut pas une mince affaire, contrairement à Silyen, qui avait retrouvé sa force d’Egal, mais le jeune homme refusa de se faire aider. Enfin, ils atteignirent un surplomb et virent Oia se découper en bas. Un empilement de bâtiments blancs surmontés de toits ronds et bleus ou de piscines dégringolait jusqu’à une falaise, qui se jetait directement dans la mer, surface bleue scintillante. Des guirlandes de fleurs multicolores décoraient les murs. Un grand moulin se dessinait dans le fond, tandis qu’une rumeur incessante montait de la ville: de centaines de touristes s’y baladant. L’air salé remplit les poumons des deux jeunes hommes et pour la première fois depuis leurs retrouvailles, Luke sourit.
Il descendit de lui-même, sans paraître de soucier de la pente abrupte, et après quelques dérapages, posa le pied sur l’une des routes goudronnées, parcourues de fissures, de bosses et de trous, qui menait à la cité, joyau des Cyclades.
Silyen reprit la tête des opérations. Il guida Luke jusqu’à l’hôtel cinq étoiles où lui-même et sa famille s’étaient rendus. Le Perla Marina se trouvait un peu à l’écart de la ville principale, côté Est, à une dizaine de minutes de marche. Luke ouvrit de grands yeux étonnés en croisant les touristes venus de tous les horizons et en voyant l’architecture blanche caractéristique des Cyclades, les cactus et les palmiers qui fleurissaient à chaque coin de rues. Avec sa chemise de coton, il commençait à transpirer.
Ils empruntèrent une route pavée encadrée de balcons parés de plantes grimpantes, de parasols et de chaises longues puis ils posèrent leurs valises dans une réception immaculée aux sols miroitants. La décoration avait légèrement changé. À la place du style épurée et vintage, on trouvait ce que Sil aurait qualifié de style épuré et marin. Tout se déroula efficacement et la réceptionniste multiplia les flatteries. Silyen y répondit avec sa supériorité habituelle, dans un grec parfait. Il fallait dire que la veille, il avait promis au téléphone un généreux pourboire pour avoir la suite qu’il convoitait.
Il regarda avec satisfaction les yeux de Luke s’ouvrir encore davantage à la vue de leur chambre: une vaste pièce aux murs blancs et au sol, avec un fauteuil bleu ciel garni de coussins rembourrés bleu foncé dans un coin et une petite cuisine devant une fenêtre. Luke sortit et poussa une exclamation de surprise. Sur un grand balcon, tout invitait au délassement: un jacuzzi, deux chaises longues, une table où une bouteille de champagne trônait dans un saut rempli de glaçon. Et à côté, un autre balcon équipé d’une piscine. La vue était à couper le souffle: au bout d’une longue étendue bleue, les contours d’une île surgissaient de l’eau: Thirassía. Tout comme Santorin, ce bout de terre constituait le reste du volcan qui était entré en éruption quatre millénaires plus tôt, anéantissant la culture minoenne. Les Doués de ce peuple si évolué pour l’époque n’avaient rien pu faire.
Laissant Luke découvrir le reste des lieux, Silyen sécurisa la chambre avec son Don.
– Alors, ça te plaît? demanda-t-il, nonchalamment installé sur un lit, lorsque Luke monta sur la mezzanine
– Ce n’était pas toi qui m’avait dit que tu pourrais te contenter d’une cabane?
– Haha, très drôle. Tu aurais préféré?
Les lèvres de Luke tressaillirent, comme si le jeune homme se retenait de sourire. Il ne répondit rien, se contentant de défaire à son tour sa valise, le visage à nouveau fermé.