Entre les mondes
Abi fusilla du regard l’homme qui venait d’entrer dans son bureau. Elle eut la satisfaction de noter que Jon Faiers, qui avait trahi Midsummer et toute la Résistance, boitait. Un souvenir hérité des événements dans le sous-sol d’Astrid, avait appris la jeune femme. Il avait dû être hospitalisé avec des blessures graves dans les genoux et avait fait des mois de rééducation. Aujourd’hui, il pouvait marcher sans cannes mais chaque pas semblait lui coûter.
Ce qui n’empêcha pas l’intéressé de lui adresser un grand sourire mielleux:
– De la part de la Chancelière Matravers, expliqua-t-il en déposant des dossiers sur son bureau. La liste des rot… des personnes en situation précaire de la ville d’Esclaves de Millmoor.
Abi ne se donna pas la peine de le remercier et le regarda partir sans un mot.
Bouda avait réussi à éviter la prison à Faiers et l’avait maintenu au poste d’assistant personnel qu’il occupait avant l’effondrement du régime. Elle l’avait présenté comme la victime de la cruauté d’un fou armé d’un pistolet, et le tribunal, en grande partie composé d’ex-Egaux grâce aux pressions de la Chancelière, s’était rallié à elle.
Abi remit deux mèches blondes derrière ses oreilles, tira sur la chemise du tailleur strict qu’elle revêtait chaque jour pour venir travailler et s’empara des dossiers. On y lisait une liste de nom avec des petits descriptifs. Il y en avait tellement.
La jeune femme sentit son coeur se serrer. Ces gens étaient déjà démunis avant d’avoir commencé leurs jours et en devenant esclaves, ils avaient perdu le peu qu’ils avaient encore.
Comme elle en avait fait la demande lorsqu’elle s’était présentée pour la première fois devant Rebecca Dawson, Abi se chargeait d’étudier les listes qu’elle recevait jour après jour en provenance de toutes les anciennes villes d’esclaves, et classait les noms par ordre de priorité. Cela lui fendait le coeur. Pour elle, tous ces gens devaient être aidés immédiatement mais la Grande-Bretagne n’avait hélas pas assez de ressources financières. L’argent prêté par le Japon tardait à arriver et les aides délivrées par les Ex-Egaux restaient largement insuffisantes. Seul 10% d’entre eux avaient accepté de verser une partie de leur fortune pour maintenir la Grande-Bretagne à flots. Abi aurait voulu pouvoir dire que cela l’étonnait. Bien sûr, le fait qu’une petite partie de la machine économique continue à tourner renflouait un peu les caisses, mais il faudrait attendre et espérer que les partenaires commerciaux ne les lâchent pas. Certains petits pays Doués refusaient déjà de recevoir des produits britanniques sous prétexte qu’ils avaient peur de perdre leur Don. Leurs dirigeants estimaient qu’une maladie pouvait très bien être à l’origine des bouleversements vécus par la Grande-Bretagne et craignaient que le « virus » ne leur soit transmis via les exportations. C’était un raisonnement totalement absurde. Aucun virus n’aurait pu être aussi foudroyant, comme l’avait appris Abi lorsqu’elle espérait encore devenir médecin.
Elle saisit un stabilo et surligna patiemment les informations importantes, prenant des notes sur son ordinateur.
Soudain, trois coups résonnèrent à la porte.
– Entrez!
Rebecca Dawson fit son apparition, vêtue d’un des élégants tailleurs qu’elle arborait déjà du temps où elle était porte-parole. Des bijoux d’une élégance discrète scintillaient à son cou et à ses oreilles. Elle était aussi vive et directive qu’on le disait.
– Abi, sur quoi travaillez-vous? demanda-t-elle à brûle pourpoint.
– Les habitants des villes d’esclave en situation précaire, répondit la jeune femme en se demandant ce que sa patronne avait en tête.
En général, quand elle surgissait ainsi dans son bureau, c’était pour lui donner du travail supplémentaire. Cette fois ne faisait pas exception.
– Très bien, commenta distraitement l’ex-porte-parole. Dites-moi, durant la rébellion, vous avez connu les insurgés du Bore n’est-ce pas? Vous avez fait évader certains d’entre eux de Fullthorpe.
A ces mots, Abi frémit. Toute sortes d’horribles images envahirent son esprit: le moment où sa mère lui avait demandé de l’abandonner, l’instant où elle avait réalisé que son père était peut-être un des prisonniers manquants.… Si elle avait pu effacer ces souvenirs-là, elle l’aurait fait sans hésitation. C’était peut-être pour cette raison qu’elle avait coupé les ponts avec le club et Leila, la malheureuse petite-amie de Midsummer. Elle eut soudain honte, mais s’efforça de ne pas montrer les sentiments qui bouillonnaient comme de la lave en elle.
– C’est exact, réussit-elle à articuler.
– Dans ce cas, je pense que vous êtes la mieux placée pour la tâche que j’ai à vous confier.
Sa patronne sortit un dossier de son porte-document noir et l’étala sur le bureau. Il y avait de nombreuses photos, dont la plupart était floues, qui montraient des gens très rarement reconnaissables. Abi ne reconnu pas les lieux. On aurait dit une ville industrielle, peut-être une cité d’esclaves.
Dawson tapota les photos du doigt.
– Ces personnes font partie d’une sorte de résistance qui est en train de se former. Elles n’ont pas accepté que les Egaux n’aient pas été jugés après la chute du régime et réclament leur tête ainsi que la destitution du gouvernement de transition. En un mot, ce sont des extrémiste. Leur méthode de recrutement est simple: ils recherchent les gens qui ont souffert à cause des Egaux et leur promettent une vengeance. Hélas, comme vous le savez, on compte ces personnes-là par légions. Il semble qu’à ce jour ils ne soient pas encore très organisés mais leur nombre grossit de jour en jour. Ils pourraient vite devenir dangereux, raison pour laquelle nous devons agir. J’ai pensé à vous en raison de vos amitiés durant le soulèvement.
Dawson s’empara d’une photo.
– Est-ce que cet homme vous dit quelque chose?
Inquiète, Abi se concentra sur l’image. L’individu portait une casquette et sa position dissimulait en partie son visage. En plus, la qualité de la photo n’aidait pas.
– Non, finit-elle par répondre.
Dawson parut déçue.
– C’était un des hommes qui a participé au soulèvement du Bore, à l’époque…
– Je ne les connaissais pas tous, s’empressa de répondre Abi. Je n’ai vu que ceux que nous avons fait évader de Fullthorpe avec Midsummer. C’était plutôt Ange… Je veux dire, Bodina Matravers, qui les connaissait. Elle avait organisé la grève générale.
– ça ne fait rien, temporisa sa patronne.
Elle expliqua alors à Abi que sa nouvelle mission serait d’aider à identifier les meneurs de cette nouvelle résistance. Le gouvernement pourrait ainsi les arrêter et mettre ainsi un terme à ce mouvement. En résumé, elle devait intégrer l’équipe spécialement créée par Rebecca Dawson.
– C’est notre meilleure chance. Vous devez commencer tout de suite, avant qu’ils ne soient trop nombreux. Je dois aussi vous informer que Bouda Matravers a voulu s’emparer de ce dossier mais j’ai réussi à l’obtenir. Vous la connaissez: elle aurait tout simplement liquidé les résistants. Avec nous, les meneurs auront droit à un procès équitable. Nous devrions réussi à régler le problème en évitant trop de dégâts.
Le procès équitable restait à voir, songea Abi en son fort intérieur. Tout dépendrait du juge, de la composition du jury et de l’implication de Bouda au moment venu. Elle frissonna à l’idée que la colère de l’ex-Egale puisse lui retomber dessus. Puis elle réalisa l’ampleur de la tâche qui l’attendait. Elle y voyait plusieurs difficultés. A l’instar de Luke, elle était devenue si célèbre - son accession à la place d’assistante du gouvernement de transition n’ayant rien amélioré -, qu’elle ne pourrait jamais prétendre infiltrer elle-même le mouvement.
– Ne vous inquiétez pas, l’équipe est parfaitement compétente et je suis sûre que vous arriverez à faire jouer vos contacts pour localiser les membres de cette résistance. Je vais également informer ceux qui ont pris ces photos. Ils travaillent pour nous et ont une certaine habitude de l’espionnage. Mark Hansen dirigera l’équipe et se chargera de l’aspect opérationnel. Vous le seconderez.
La tête d’Abi lui tournait. Seconder un chef d’équipe?
Jusqu’à maintenant, elle s’était occupée d’administration, bien planquée derrière son bureau. Sa vie mouvementée d’avant la chute du régime ne lui manquait pas. Et on lui demandait soudain de renouer avec cette ancienne Abi.
Mais ce n’était pas comme si elle avait le choix.
La jeune femme devinait que Rebecca Dawson l’avait fait intégrer le gouvernement de transition précisément dans ce but-là. La manoeuvre était habile. Si l’ancienne porte-parole lui avait demandé tout de suite de gérer ce dossier, Abi n’était pas certaine qu'elle aurait accepté. Tandis que là…
Dawson avait raison: elle était bien placée pour mener à bien cette mission. De plus, elle essaierait de régler les choses pacifiquement. Sa décision prise, des pistes commencèrent à se dessiner dans son esprit.
– Très bien, accepta-t-elle. Et les personnes précarisées?
– Je vais confier le dossier à quelqu’un d’autre. Daniel Knighton me paraît tout indiqué, la rassura Dawson en quittant son bureau.
Abi se laissa aller en arrière contre sa chaise de bureau et appuya son front sur ses poings serrés.
L’ironie de la situation ne lui échappait pas. Elle avait fait elle-même partie d’une révolution contre le gouvernement. Voilà qu’elle se retrouvait dans la position inverse, à devoir l’arrêter. Et il y avait autre chose: ses nouvelles fonctions lui permettraient encore moins de voir sa mère. Bien sûr, Daisy restait auprès d’elle lorsqu’elle n’était pas à l’école ou avec Libby, qu’elle avait été autorisée à voir les week-ends, mais Abi savait que sa soeur approchait de l’adolescence et était d’humeur parfois instable, surtout depuis qu’elle et maman lui avaient définitivement refusé de garder Libby durant la semaine. La jeune fille s’assombrit. C’était même pire que ça. Depuis deux semaines, Daisy passait son temps enfermée dans sa chambre et ne mangeait presque plus rien. Elle refusait de dire ce qui n’allait pas. Abi avait bien essayé de lui tirer les vers du nez, le week-end passé, mais elle n’avait rien voulu lâcher et lui avait claqué la porte au nez.
La jeune fille sortit son téléphone portable et soupira.
Toujours aucune nouvelle de Luke.
Elle aurait apprécié que son frère puisse revenir un moment à Manchester pour l’aider à gérer la famille mais il n’avait plus répondu à ses messages depuis plusieurs jours. La dernière chose qu’il lui avait dite, au téléphone, était qu’il avait quitté Highwithel et qu’il était avec un ami de Millmoor. Abi espéra contre toute attente qu’il lui disait la vérité.
Une semaine plus tard, Abi acheva sa deuxième nuit blanche à répétition. Cette mission lui donnait tant de fil à retordre qu’elle en avait perdu le sommeil. Pourtant, elle avait été pleine d’espoir au début.
Elle avait d’abord contacté le Club à Highwithel. C’était Renie qui avait répondu. Hélas, la réponse de la petite, lorsqu’elle avait reçu la photo sur sa messagerie électronique, avait été décevante:
– Ouais, c’était bien un des hommes du Bore. Jeff, je crois. Mais je n’ai plus eu de contacts depuis des siècles. Il a coupé les ponts avec le Club, comme d’autres gars du Bore d’ailleurs.
Abi l’avait alors interrogée sur la rébellion. Renie avait paru sincèrement surprise.
– On est pas dans le coup. Nous, tout ce qu’on voulait, c’était mettre fin au régime des Egaux et aux jours d’Esclavage. Et vu qu’on a réussi, on a plus vraiment besoin de faire la peau aux Egaux, si tu vois l’idée.
Abi voyait très bien. Elle avait remercié la fillette lorsque celle-ci lui avait proposé d’en parler aux autres et de passer quelques coups de fils. Ils apprendraient peut-être quelque chose. Puis Renie avait proposé d’aider sur le terrain. Sa vie tranquille à Highwithel devait peut-être lui peser car elle insista tant qu’Abi avait dû lui promettre de la recontacter si elle voyait une mission pour elle. En son fort intérieur, elle s’était promis de ne rien en faire car Renie avait déjà assez mis sa vie en danger. Elle méritait de grandir comme une petite fille de son âge.
Puis Abi avait rencontré l’équipe que lui avait assigné Rebecca Dawson.
Il y avait, bien sûr, le commandant de police, Mark Hansen, qui avait été un ancien roturier et avait résolu des affaires épineuses, comme celle du tueur de Crescent Square. Abi en avait entendu parler dans les journaux à l’époque, elle avait donc été honorée de voir l’enquêteur en chair et en os. C’était un quinquagénaire à l’abondante moustache poivre et sel et aux yeux vifs. Le sourire facile, il était doué pour mettre en confiance et dégainait sans cesse un petit calepin dans lequel il griffonnait ses observations. Il jeta les bases de l’enquête. Quant au reste de l’équipe… Abi ne connaissait personne. Il s’agissait d’anciens roturiers qui avaient collaboré dans le passé avec les Egaux, lorsque ceux-ci avaient voulu tenir à l’oeil les villes d’esclaves. Abi s’était attendue à se hérisser car elle savait qui était ce genre de personne: des gens qui avaient trahi les leurs pour espérer de dérisoires avantages, les miettes que leur jetteraient les Egaux après avoir finir leur repas. Mais elle aurait dû mieux connaître Rebecca Dawson. Parmi ceux qui avaient servi les Egaux, beaucoup l’avaient fait dans l’espoir de protéger les roturiers. Certains n’avaient pas rapporté tout ce qu’ils voyaient dans les villes d’esclaves, d’autres n’avaient pas exécuté toutes les punitions qu’on leur avait ordonné de mettre en oeuvre, d’autres encore avaient apporté en douce de la nourriture aux personnes les plus en difficulté.
A leur échelle, ils avaient lutté contre le régime.
Ce qui leur faisait un point commun.
Mark Hansen leur avait demandé de se présenter. Abi s’était concentrée pour déceler le potentiel de chacun: de bons réseaux de contacts, de l’expérience dans l’infiltration ou encore une connaissance approfondie de plusieurs anciennes villes d’esclaves. Selon Rebecca Dawson, c’était dans ces lieux qu’il fallait commencer à chercher. Si certains avaient ouverte des yeux ronds en la voyant, aucun n’avait osé dire « La martyre de Gorregan Square» au grand soulagement d’Abi. L’un d’eux, Kevin, avait cependant totalement perdu ses moyens lorsqu’il avait voulu s’adresser à elle. Il était devenu rouge tomate et avait bafouillé avant de se taire piteusement. Abi avait hésité entre amusement, pitié et consternation. Elle avait fait semblant de ne pas l’entendre lorsqu’il avait osé (après avoir rassemblé tout son courage, elle en était sûre) lui demander si elle voulait prendre un café, « à l’occasion ».
L’équipe était déjà active depuis quelques jours, comme l’avait constaté la jeune fille.
Romain, un des hommes que l’ancienne porte-parole avait envoyé enquêter sur le sujet, n’avait pas perdu son temps. Dans la ville d’Esclaves de Birmingham, il avait réussi à assister à une réunion secrète de la rébellion en s’inventant ne jeune soeur, morte de maladie alors qu’elle était esclave à Hillbeck. Il n'avait pas pu localiser le lieu, puisqu’il y avait été conduit les yeux bandés, mais avait au moins obtenu la date du prochain rendez-vous. Rien d’autre n’était exploitable: durant la réunion, des hommes masqués avaient simplement débité des discours haineux contres les ex-Egaux.
Abi regarda mieux le dénommé Romain, qui devait pratiquement avoir l’âge de Luke. Il était grand, élancé, avait des cheveux bruns bouclés et se mouvait avec souplesse. Il parlait avec une nonchalance feinte et elle se demanda ce qu’il avait traversé dans la vie.
– Je ne pense pas qu’il soit si simple d’entrer dans leur mouvement. Il doit certainement y avoir des mises à l’épreuve, avait conclut le jeune homme.
Mark Hansen, qui avait sollicité l’avis d’Abi à la plus grande surprise de cette dernière, avait concédé que cette piste était la plus prometteuse pour l’instant. La deuxième piste était celle d’un dénommé Dan, qui avait été envoyé dans la ville d’esclaves côtière de Brighton, autrefois connue pour ses produits de pêche. Il avait surpris la conversations d’hommes qui discutaient à voix basse à propos des Egaux et qui voulaient tenter quelque chose contre eux.
Maintenant, Abi épluchait le petit dossier que lui avait remis Rebecca Dawson. Ce nombre restreint d’information était compréhensible: les recherches sur la résistance venaient d’être lancées. Abi scruta les photos à la loupe, mena des recherches dans les bases de données héritée de l’ancien gouvernement et pensa à sa propre expérience. En fait de meneurs, il y avait eu Meylir, Bodina ou encore cette crapule de lord Rix. Tous avaient été insoupçonnables avant qu’ils ne choisissent de révéler leur identité au grand jour. C’était la leçon qu’il fallait en retenir.
Hélas, l’enquête piétinait. La deuxième réunion à laquelle Romain assista ressembla en tout points à la précédente. Il reçut la date d’un troisième rassemblement. Le point positif fut qu’aucune des personnes présentes ce soir-là ne sembla avoir percé sa couverture et qu’il réussit à parler durant quelques minutes à l’un des meneurs, dont il ne réussit qu’à voir les yeux bruns, derrière son masque. Il lui confia son désir d’aller « plus loin ». Quant à l’homme du Bore, les deux équipiers envoyés à Brighton ne réussirent pas à retrouver sa trace. Abi espéra qu’il n’avait pas quitté la ville car les chances de le retrouvaient seraient passées de minces à inexistantes.
Puis soudain, le pire se produisit.
Une femme fut retrouvé morte au milieu d’une forêt à proximité de Nottingham.
Abi vit les photos et elle dut lutter pour ne pas vomir. Le sol imbibé de sang, laissait imaginer le calvaire vécu par la malheureuse, qui avait été violée puis éventrée. Elle avait été retrouvée dans une mise en scène grotesque, les bras en croix, un tissu sur lequel avait été inscrit: « Les Egaux paieront » en lettres rouges.
Mark Hansen retrouva rapidement le nom de la femme.
Emily de Leigh, une Egale londonienne.
Un coup de poing invisible coupa le souffle d’Abi. Elle s’en souvenait maintenant: le mari de la victime avait signalé sa disparition après qu’elle soit partie rendre visite à une parente habitant en campagne. Abi avait elle-même lu le témoignage qu’il avait fait à la police, redoutant qu’il n’y ait un lien avec la rébellion. Elle semblait désormais en avoir la preuve.
En compagnie d’experts de la police et du procureur chargé de l’enquête, Tom Burke, Mark Hansen et elle rencontrèrent le mari, en état de choc, qui répétait en boucle à quel point sa femme avait été douce et aimante. Abi n’en était pas si sûre. En lisant le dossier concernant Emily de Leigh, elle avait noté que la femme avait régulièrement battu ses esclaves. Lorsqu’elle interrogea prudemment le mari à ce sujet, ce dernier explosa de colère et menaça de porter plainte contre le gouvernement de transition. Mark Hansen finit par le renvoyer, impuissant.
Tom Burke ne parut pas spécialement heureux d’apprendre qu’il devrait transmettre tout nouvel élément à Abi et à Mark Hansen, mais lorsque ce dernier haussa le ton, il finit pas céder. Tous deux convoquèrent ensuite les anciens esclaves de l’ex-Egale mais aucun ne semblait être l’auteur du meurtre et tous confirmèrent la violence de la femme à leur encontre avant la chute du régime. Abi demanda à qui ils avaient parlé de cela et elle obtint une avalanche de noms, allant de leur famille à leurs amis. Impossible d’interroger ces personnes en quelques jours. Cela allait prendre du temps. Tom Burke transmit donc les noms à l’équipe de police chargée de l’enquête et continua à réfléchir.
C’est à la suite de ce meurtre qu’Abi commença à faire des cauchemars. A en croire l’inscription en rouge, la femme était la première d’une longue série. Il fallait agir vite.
Romain fit des progrès durant la troisième semaine. Il participa à une opération de tags illégaux à la demande d’une des trois personnes encapuchonnées, qui l’avait contacté par un intermédiaire. Le jeune homme avait reçu ses instructions sur une simple feuille A4, dont il ne fut rien possible de tirer. Il se rendit au lieu du rendez-vous où il rencontra deux hommes, qui lui tendirent une bombe de spray rouge et le briefèrent rapidement. Ils parurent contents du travail de Romain et lui dirent qu’il y aurait une nouvelle mission pour lui.
Abi veilla bien sûr à ce que les tags ne soient pas effacés tout de suite. Il ne fallait pas que les rebelles se doutent de quoi que ce soit concernant Romain. Puis au fil des semaines, ce dernier multiplia les missions, qui allaient de tags au recrutement de nouvelles recrues. Mais il n’avait hélas plus jamais revu les personnes encapuchonnées et n’avait affaire qu’aux deux hommes du début.
Enfin, quelque chose vint débloquer la situation. Ou plutôt quelqu’un.
Abi était en train de relire le rapport envoyé par l’équipe de Dan à son bureau. Elle venait de congédier Kevin, qui avait prétexté avoir des rapports de la plus haute importance à lui remettre - ce qui s’était révélé faux; il ne s’agissait que d'un rapport d'enquête préliminaire qu'elle avait déjà reçu trois jours en arrière. La lumière chaude de l’été s’infiltrait par sa fenêtre et faisant étinceler le verre d’eau posé sur le bureau. Soudain, des coups frappés à sa porte firent lever la tête à Abi.
– Entrez!
Une jeune fille de son âge aux longs cheveux bruns et lisses entra. Elle était d’une beauté stupéfiante. Elle portait un T-shirt blanc tout simple, une veste en cuir noir, des pantalons ajustés et des bottes en cuir brun qui semblaient avoir passablement servi. Un sac en cuir pendait sur sa hanche. Un discret maquillage rehaussait ses yeux noisette et ses traits fins. Mais ce qui frappa Abi, c’est sa beauté stupéfiante et la fluidité avec laquelle elle se déplaçait et l’espèce de perle bleue qu’elle portait au tour du cou, qui semblait émettre sa propre lumière. Elle resta un instant fascinée, se demandant d’où pouvait venir un bijou pareil.
Qu’est-ce que je peux faire pour vous?
La fille eut un sourire engageant.
– J’aimerais vous offrir mes services.
Oh. Abi ne s’était pas attendue à ça.
– Quels genre de services?
– Le genre qui vous aidera à mieux connaître la rébellion. Je pense être capable de l’infiltrer.
Comment pouvait-elle être au courant de cela? Abi avait recommandé la plus grande discrétion autour d’elle et la population n’était pas censée être au courant qu’une cellule avait été spécialement créée au sein du gouvernement pour enquêter sur la rébellion.
– Sans être une ancienne Egale, j’ai été révoltée par le meurtre d’Emily de Leigh et j’aimerais empêcher d’autres actions de ce type. J’ai écrit au gouvernement de transition et Mme Dawson m’a renvoyée vers vous, expliqua la fille.
– Prenez une chaise, finit par répondre Abi. Connaissez-vous Mme Dawson? Sinon, comment se fait-il qu’elle vous ai parlé d’une des mission secrètes menées par le gouvernement?
Le sourire de la fille, qui s’était assise en face d’Abi, s’élargit:
– Je lui ai montré mon CV.
Elle sorti un dossier du sac qu’elle portait en bandoulière et la tendit à Abi, qui comprit après y avoir jeté un coup d’oeil. Cette fille avait fait partie des services secrets suisses, un pays non Doué régit par une démocratie semi-directe, et était une haute gradée de l’armée, dont elle avait récemment démissionné. Abi releva la tête. L’inconnue semblait toujours avoir quasiment son âge. Elle ne lui aurait même pas donné un an de plus. Elle regarda sa date de naissance, qui confirma sa pensée: 21 ans. Comment était-ce possible? C’était forcément une menteuse, il n’y avait pas d’autre explication. Elle venait peut-être de la rébellion et espérait elle-même infiltrer le gouvernement de transition. Certes, elle avait un léger accent français, l’une des langues que l’on parlait en Suisse, mais cela ne changeait rien.
– Mme Dawson était aussi incrédule que vous. Un coup de fil aux services secrets suisses et à mon ancien supérieur dans l’armée pourra vous convaincre, comme elle l’a fait, dit la fille qui semblait lire dans ses pensées.
Mal à l’aise, Abi se racla la gorge. Elle décrocha son téléphone et composa le numéro de Rebecca Dawson.
– Oui… Très bien… Ah?…. D’accord, finit-elle par conclure après un bref entretien.
Elle reposa le téléphone, incrédule.
La fille ne mentait pas.
Apparemment, la visiteuse d’Abi avait démontré un talent précoce pour les arts martiaux et le combat rapproché. Ceinture noir dans quatre sports de combat différents avant ses 14 ans, elle avait été repérée très vite. Elle avait remporté la médaille d’or d’escrime aux Jeux Olympiques 2012 dans sa catégorie, exploit qu’elle avait renouvelé aux Jeux suivants. Abi se souvint qu’elle avait vaguement entendu parler de cette histoire à la télévision, à l’époque.
Puis la fille était entrée dans l’armée à dix-huit ans, où elle avait rapidement gravi les échelons. A cette époque-là, elle avait été recrutée par les services secrets, qui voyaient sa jeunesse comme un atout. Qui se méfierait d’une adolescente? Non contente de ce palmarès, elle avait bouclé un Master en criminologie dans une université suisse.
– Qu’est-ce qui nous garantit que vous ne travaillez pas encore pour les services secrets suisses? demanda Abi, qui se demandait s’il ne valait pas mieux passer la main à Mark Hansen.
Mais si Rebecca Dawson avait envoyé cette fille chez elle, c’est qu’elle devait avoir de bonnes raisons. Restait qu’il ne manquait plus qu’une puissance étrangère en viennent fouiner dans les secrets britanniques. A elle seule, l’existence d’une rébellion était un signe de faiblesse, qui prouvait la position délicate dans laquelle la Grande Bretagne se trouvait en ce moment.
– Mme Dawson s’en est assurée mais si vous voulez l’appeler pour en être certaine, n’hésitez pas.
– L’insubordination n’est pas une qualité très appréciée par ici, répliqua sèchement Abi, qui commençait à être sérieusement agacée par la la facilité avec laquelle cette fille percevait ses pensées.
Elle décrocha tout de même le téléphone. Comme elle s’y attendait, Rebecca Dawson la rassura à nouveau. Bien.
– Et pour quelles raisons voudriez-vous travailler avec nous? poursuivit Abi.
Celle-ci prit le temps de réfléchir et regarda Abi droit dans les yeux.
– Je ne supporte pas l’injustice et encore moins la violence injustifiée et comme je me trouve en ce moment dans votre pays, je ne voulais pas rester inactive. Je veux simplement vous aider.
– Bien essayé, répliqua Abi, que ces nobles motifs faisaient penser à Luke. Mais quelles sont vos véritables motivations? Vous ne devez rien à la Grande-Bretagne, je n’imagine pas une seconde que vous voudriez mettre votre vie en danger pour ce pays.
La fille parut sincèrement peinée:
– Je vous assure que je vous ai dit la vérité. Il s’agit de l’occasion idéale de découvrir de nouveaux horizons sans devoir m’engager dans les services secrets britanniques.
L’équipe de Bouda, rectifia mentalement Abi.
A ce moment-là, quelqu’un toqua à la porte du bureau.
C’était un des secrétaires, qui apportait une nouvelle urgente. Il remit un dossier à Abi. Un nouveau meurtre d’ex-Egal venait d’avoir lieu.
Il n’était plus temps de tergiverser.
– Que pensez-vous pouvoir faire pour nous, exactement? demanda la jeune femme une fois qu’elle eut renvoyé le secrétaire.
Son interlocutrice retrouva le sourire:
– Je vais vous expliquer. Mais avant, laissez-moi me présenter, dit-elle en tendant la main. Je m’appelle Enya.