Au-delà des Mers

Chapitre 29 : Tu ne blasphèmeras point !

6233 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 02/05/2021 15:06

Moins d’une heure après leur arrivée à Minorque, Mendoza partageait une collation arrosée d’un excellent vin à l’ombre des arbres d’un patio ravissant. Retranché derrière les murs d’une magnifique hacienda, coupé du vent du large, l’odeur des fleurs, une fontaine, la quiétude des lieux, une température idéale, un service discret et irréprochable. Don Alazar Carcaño savait recevoir et Mendoza se fit la réflexion que les lieux auraient pu permettre de s’y laisser bercer bien longtemps.

Alazar Carcaño était un homme fort respecté sur l’île et tout le monde le connaissait.

L’homme fut d’abord très surpris quand Le Navigateur se présenta chez lui, il n’avait plus vu Mendoza depuis tant d’années, à bien y réfléchir, la dernière fois devait remonter à son adolescence et voilà qu’il était devenu un homme ! Il n’en revenait pas, jamais il n’avait pensé le revoir, lui et son père s’étaient perdus de vue quand il avait décidé de s’installer à Minorque. Le riche commerçant n’était plus tout jeune, mais semblait vigoureux et en parfaite santé et il était tel que Mendoza se le rappelait, des cheveux gris en plus ! Souriant, enthousiaste, sociable et généreux. L’idée d’accueillir le fils de son vieil ami le ravit et il lui assura de son entier soutient.

– Alors Juan ? fit Alazar en se servant une nouvelle coupe de vin. Que devient ton père, Raconte-moi tout ! Il est toujours marié à cette jeune Italienne ? Comment s’appelait-elle déjà ?

Le vieil homme sembla faire un exercice de mémoire sans résultat et Mendoza ne se précipita pas pour lui répondre. La jeune Italienne en question, sa belle-mère, était une femme pour qui il avait toujours eu en profonde aversion et dont il n’aimait pas trop parler. Mais il demeura poli et ne voulu en aucun cas salir la réputation de son père en insinuant que son second mariage était une grossière erreur.

– Lucia Calista Catarina Mansini, lâcha-t-il finalement, s’efforçant de garder un ton neutre.

– Mansini ! s’exclama Alazar. C’est ça ! Joli brin de fille, ponctua-t-il après une courte réflexion, un sourire entendu aux lèvres.

– Ca oui, dut admettre Mendoza dans une tentative de sourire.

Le vieil homme obliqua un regard amusé vers son invité.

– Tu ne l’aimes pas beaucoup, je me trompe ?

Mendoza fit la moue et observant le fond de son verre de vin, il cherchait la façon le moins désobligeante de répondre à cette question.

– C’est une petite intrigante qui en avait juste après le titre et l’argent de mon père. A la mort de maman, cette harpie s’est jetée sur lui pour en faire ce qu’elle voulait. Quand il s’est rendu compte de sa bêtise, il était trop tard, elle était enceinte et… il l’a épousée.

L’autre sourit de façon un peu désabusée et reposa sa coupe.

– Ton père a toujours eu le défaut d’être bien trop bon et honnête.

Puis Alazar calla ses yeux dans ceux de Mendoza.

– Il nous a quittés, n’est-ce pas ? Tu en parles au passé…

Une minute s’écoula.

– Il y a bien des années déjà, oui, fit Mendoza avec une profonde expression de regret.

– J’en suis sincèrement attristé mon garçon, vraiment. Ton père était comme un frère pour moi.

– Je sais Don Alazar, et votre sollicitude me touche.

Les deux hommes se turent, accusant les conséquences du temps qui passe.

– Mais dis-moi, reprit ce dernier, que puis-je pour ton service ? A part accueillir tes amis dans mon humble demeure pour le temps qu’il te plaira ?

Mendoza prit son temps avant de répondre, remettant sans idées en place.

– Je vais avoir besoin de gagner Valence en toute discrétion, j’aurais besoin que vous me prêtiez un petit navire discret. N’avez-vous pas quelques bateaux qui font la navette entre Minorque et le continent ?

– Si, bien sûr ! Mais pour le moment avec l’épidémie, plus rien ne transite ! C’est trop risqué.

– Oui, évidement ! Mais quand ce sera possible, puis-je compter sur vous ?

– Ca va de soit Juan ! Tu es ici chez toi ! Ce qui est à moi est à toi ! C’est le moins que je puisse faire en mémoire de ton père, assura-t-il.

Un sourire de reconnaissance se peignit sur le visage du Navigateur et comme pour sortir de cet instant trop solennel, Alazar se mit en devoir d’alléger l’atmosphère.

– Alors comme ça, tu reviens de Nouvelle Espagne ! Tu n’aurais pas quelques marchandises exotiques à me vendre ?

L’épaisseur des pierres de taille qui composaient les murs rendait les lieux frais et silencieux, propice au recueillement. Mendoza n’était plus entré dans un lieu saint depuis si longtemps qu’il en avait presqu’oublié l’atmosphère rassurante. Il s’avança avec respect. Ses nombreux voyages lui avaient enseigné que la seule croyance qui prévalait était celle qu’on finissait par se forger soi-même, pourtant, par égard pour ceux qu’il aimait, il savait qu’il resterait attaché à la première croyance qui avait accompagné le début de sa vie et à laquelle sa mère avait toujours accordé tant d’importance.

Arrivé près de l’autel, il mit un genou en terre et se signa en silence.

La porte de la sacristie grinça, et le vicaire de la petite paroisse apparut. Ses sandales faisaient peu de bruit sur le sol et comme on ne voyait pas ses pieds, il semblait glisser sur le plancher.

– Bonjour mon fils. Nous n’avons pas le plaisir de nous connaître je crois.

– Père Delgado ? interrogea Mendoza pour la forme. Je m’appelle Juan Alejandro Mendoza, je suis un ami de Don Alazar. J’ai voyagé bien longtemps et… je viens à vous afin de me confesser, mentit-il.

A vrai dire, il avait toujours trouvé le principe de la confession parfaitement hypocrite, mais la démarche étant louable, elle permettait une excellente entrée en matière.

Le père Delgado se fendit d’un sourire, ce sourire caractéristique, à la fois protecteur et condescendant, que pouvait arborer les gens de bonne volonté, convaincus d’être habités par la seule vérité. 

Erin errait dans les ruelles de Mahon, la petite ville portuaire, les yeux émerveillés de redécouvrir des maisons, des commerçants, la rumeur d’une activité humaine. Ca sentait bon la terre ferme et ça lui faisait du bien. Bien trop longtemps qu’elle évoluait sur les flots et la perspective de refouler le plancher des vaches pour un moment suffisait à chasser un peu ses idées sombres. Dans la poche de son corsaire, elle sentait le poids de sa petite bourse, bien remplie, cherchant des yeux un type de commerce bien précis. Au détour d’une petite rue peu passante, elle reconnu l’enseigne qu’un habitant lui avait indiqué quelques minutes plus tôt : « Hermanos Gallego ». Elle poussa la porte et entra dans une toute petite boutique au plafond bas. Il régnait une atmosphère un peu confinée et le peu de lumière qui parvenait à se frayer un chemin au travers des fenêtres, et du fatras ambiant, lançait ses faibles rayons lumineux comme des membres oubliés où l’on pouvait distinguer la poussière en suspension.

Les murs étaient encombrés d’épées, de dagues et de toutes sortes d’armes, et du fond de l’armurerie parût un homme d’âge mur, l’un des frères Gallego, certainement. Le Minorquin ne cacha pas sa surprise, de mémoire, il n’avait presque jamais vu de femme franchir le seuil de son commerce et il en avait encore moins vu habillée comme un homme. Sans un mot, il contourna son comptoir et vint à la rencontre de sa curieuse cliente. Elle n’était clairement pas d’ici, sans doute faisait-elle partie de l’équipage de la caravelle arrivée le matin-même. Il la jaugea, un peu dédaigneux, ne pouvant cacher le fait, qu’hormis sa dégaine, il la trouvait très à son goût, mais réprouvait sa présence en ces lieux. Mais il s’efforça de rester courtois, aussi lui souhaita-t-il la bienvenue.

Erin lui sourit froidement et entra dans le vif du sujet, elle n’avait pas envie de s’attarder, la façon dont ce connard la regardait ne lui plaisait pas.

– On m’avoir dit, commença-t-elle, que vous êtes le meilleur fabricant d’arbalètes de l’île.

L’autre fit la moue et passa outre son petit accent british. Voilà qui était de plus en plus surprenant, souhaitait-elle faire un cadeau ?

La jolie rousse soutint le regard septique de l’armurier sans ciller et pour clore les hésitations à venir, elle ponctua ses dires en exhibant sa bourse.

– J’ai de quoi payer, je veux ton meilleur pièce.

Une arbalète n’était pas une arme bon marché, mais elle avait largement de quoi s’en offrir une. L’homme obtempéra donc, à l’idée de faire sa journée de bonne heure et héla son frère, resté dans l’arrière boutique. Quelques secondes plus tard, le jumeau du premier apparût, le même air circonspect sur le visage.

 – La señorita veut une arbalète, lâcha le premier.

Une expression ahurie se peignit sur le visage du second.

– Tu ferais mieux d’aller t’acheter une robe, cingla-t-il.

Mais son frère lui fila un coup de coude dans les côtes, pointant la bourse des yeux. L’autre comprit et repartit dans l’arrière boutique avant d’en revenir avec une arme. Il la tendit à l’Irlandaise qui s’en saisit sans chichis. Elle soupesa l’objet et le tourna sur lui-même, inspectant sa fabrication. Son visage se raidit.

– Tu te payes mon tête ? accusa-t-elle. J’ai de chance si cette merde tombe pas en morceaux après deux tires !

Et elle rendit sans ménagement son arme au rabais au jumeau qui la lui avait apportée.

OK, la donzelle savait de quoi elle parlait et dommage, ils ne pourraient pas lui refiler de la camelote au prix fort. Un peu déçu et sensiblement de mauvaise grâce, l’armurier re-disparut avant de réapparaître avec une arbalète d’un tout autre calibre. Rien qu’à la voir, les yeux d’Erin se mirent à briller, elle était magnifique. Elle s’en empara avec plaisir et passés les quelques instants de pure satisfaction, elle se mit à vérifier la qualité des composants et la solidité de leur point d’encrage. Une bonne prise en main quoi qu’un petit peu lourde. Elle réfléchit aux ajustements qu’elle pourrait lui apporter afin de la rendre plus maniable et performante. Elle était parfaite pour ce qu’elle comptait en faire. La jeune femme décida qu’il n’était pas nécessaire de s’attarder, elle avait trouvé son bonheur.

– C’est OK, et tu me mets aussi cinquante de tes meilleurs traits.

Les deux armuriers s’exécutèrent et au moment de décider du prix à lui demander, elle se contenta de poser la totalité de sa bourse sur le comptoir.

– Gardez le monnaie.

Et elle ressortit avec son précieux achat, laissant les frères Gallego encore un peu circonspects mais la caisse bien remplie, et avec une histoire à raconter.



Mendoza était ressortit satisfait de sa petite entrevue avec l’ecclésiastique et avait regagné la demeure de Don Alazar en fin d’après-midi. Il y avait retrouvé Marinchè et Jimenez à qui le personnel avait préparé des chambres. Ensuite ils étaient passés à table de bonne heure et avaient goûté aux joies de l’hospitalité. Quand le repas fut consommé, Mendoza se fit violence. Il avait une dernière chose à faire avant de pouvoir se reposer et profiter un peu du séjour. Il se rendit dans la très belle chambre qu’il allait partager avec sa bien-aimée et après lui avoir assuré de revenir rapidement, il ramassa quelques affaires et sortit de la propriété.

Un petit vent agréable caressait de hautes graminées bordant le chemin jusqu’au port, il savourait l’instant, ça faisait longtemps qu’il n’avait plus ressenti une telle « plénitude » et il soupira d’aise. Tandis qu’il marchait, il vit se dessiner au loin, l’ombre de son bateau se découpant sur le bleu sombre de l’horizon. Une image digne d’un tableau de maître.

Il gagna le pont de son navire d’une démarche un peu nonchalante. Personne. Il voulut se rendre directement dans les coursives mais s’immobilisa. Une lueur provenait de la cabine de poupe. Sans animosité, il changea donc de direction et poussa la porte de ses appartements. Sans surprise il trouva « son » Olmèque assis sur sa couche, le dos contre la paroi du navire, une bougie allumée près de lui et le nez plongé dans le sacro-saint ouvrage.

– Dans ma cabine, constata le Capitaine du navire. Te gêne pas surtout…

L’autre ne répondit pas de suite, il n’avait pas l’air de bonne humeur, mais il finit quand-même par se justifier.

– D’ici je peux mieux surveiller les allées et venues.

Mendoza n’était pas du tout contrarié, c’était plus pour la forme qu’il avait fait mine d’objecter, et les deux hommes le savaient très bien.

– Qu’est-ce qui se passe ? s’enquit le Navigateur qui voyait bien que l’Olmèque était de mauvais poil.

– Je suis heureux que ce livre soit en Latin, grogna-t-il. Comme je ne comprends pas la moitié, ça m’épargne une connerie sur deux.

Impossible de ne pas sourire à cette réflexion, mais il ne fallait pas être très futé pour savoir que le nœud du problème n’était pas ces pages mais plutôt une certaine rouquine. Il préféra ne pas révéler le fond de sa pensée.

– Dans ce cas, fit-il, la suite risque de te plaire encore moins.

Calmèque inspira très bruyamment avant de lever les yeux.

– Quelle suite ?

Le moment était venu, ça n’allait pas lui plaire, mais il n’avait pas le choix, c’était la seule solution qu’il avait trouvée. Mendoza s’avança lentement et déposa un petit tas de vêtements sur la table près de la couche, sous les yeux interrogateurs de l’Olmèque.

– Change-toi, ordonna calmement l’Espagnol.

Calmèque ne réagit pas de suite, un peu inquiet, Mendoza n’avait-il pas dit que ça ne lui plairait pas ? Circonspect, il referma son livre, se redressa et observa le petit tas de tissus. Du bout des doigts il souleva les frusques et quand il réalisa ce qu’il tenait entre ses mains, il blêmit.

– Pas question !

– Pas le choix.

– Mais c’est pas nécessaire, plaida l’Olmèque, je reste sur le bateau, je bouge pas !

– Ce n’est pas une proposition Calmèque, c’est un ordre, trancha l’Espagnol.

Le petit homme avala péniblement sa salive et lui lança un regard désespéré.

– Je dois être un des derniers athées de cette planète, vous pouvez pas me faire ça…

A la fois amusé et un peu lasse de devoir négocier, Mendoza se saisit de la bure et la lui passa presque de force au-dessus de la tête, afin d’amorcer le mouvement. Comprenant qu’il n’avait pas d’échappatoire, Calmèque obtempéra la mort dans l’âme et termina d’enfiler la chasuble de tissus épais.

– Je vais crever de chaud avec cette merde, geignit-t-il.

– Quand l’hiver sera là, tu seras bien content de l’avoir, assura l’Espagnol tandis qu’il mettait la touche finale à la supercherie en enfonçant la capuche de l’habit sur la tête de sa gargouille.

Calmèque avait l’air d’un chien battu, il s’en remettrait. Mendoza contempla son œuvre.

– Oh, j’allais oublier.

Et il lui passa une cordelette autour du cou, au bout de laquelle pendant un petit crucifix de bois. Là c’était parfait.

 – Vous me faites beaucoup de mal Mendoza…, lâcha le petit homme sincèrement bafoué dans ses convictions.

L’Espagnol prit un air sérieux.

– Si l’Inquisition te met la main dessus Calmèque, quand ils en auront fini avec toi, le bûcher te semblera une délivrance. Alors la meilleure façon de te cacher des loups est… de devenir un loup.

Le petit homme ne répondit rien, résigné, il devait admettre que Mendoza avait parfaitement raison. Quoi de mieux que de le faire passer pour un « Homme de Dieu » pour passer au nez et à la barbe de ces barbares religieux. Satisfait de constater que l’Olmèque se rangeait à son idée, Mendoza enchaîna.

– Bon, allez, tu prends ta Bible et tu me suis.

Tandis qu’ils étaient sur le point de quitter la cabine, Calmèque ne put s’empêcher un sarcasme, c’était sa façon de décompresser.

– Et c’est quoi le scénario ? Je suis un Indien albinos qui a été frappé par la foi quand il a vu débarquer les Conquistadors ?

– Si tu veux, moi ça me va.

Calmèque fit la grimace.

– Et vous voulez pas qu’on dise que j’ai fait vœu de silence aussi ? ironisa-t-il encore.

Mendoza le regarda, la mine impressionnée.

– Riche idée ! Ferme-la !

Ils étaient sur le point de quitter le navire quand Calmèque s’inquiéta de savoir qui allait monter la garde à bord du Nazaré s’il s’en allait. Et Mendoza lui fit remarquer la présence de quelques hommes postés en sentinelle sur le port.

– Des hommes de Don Alazar, ils montent la garde, aucun souci à se faire.

Calmèque en fut soulagé, de cette façon il pourrait dormir sur ses deux oreilles, où qu’Erin décide de rentrer, Nazaré ou hacienda de Don Alazar, elle serait en sécurité. Il suivit donc l’Espagnol sans plus d’objection.

Alors qu’ils remontaient le petit coteau qui bordait le rivage et qui permettait d’atteindre la route menant à l’hacienda de leur hôte, l’Olmèque eut envie de poser une question qui le taraudait depuis longtemps. Il hésita, cherchant la meilleure approche. Il se lança, après tout la question était simple et légitime.

– Mendoza…, commença-t-il.

– J’ai connu des vœux de silence plus assidus, remarqua le Navigateur avec amusement.

Puis après un court silence.

– Quoi ? demanda Mendoza.

– Et bien, je me demandais pourquoi vous m’aviez acheté et emmené avec vous à Lima ? La vraie raison ?

– Un coup de tête idiot que je regrette à chaque instant, je ferais bien mieux de te loger une balle entre les deux yeux, lui assura-t-il.

Mais aucun des deux n’étaient dupes et Mendoza sentait qu’il allait devoir expliquer ce qu’il avait tant de mal à cerner lui-même. Il tenta une diversion.

– Je t’ai acheté parce que j’en avais les moyens…

Il lança une œillade à l’Olmèque pour voir son expression et compris qu’il n’avait pas l’intention de lâcher prise. Il tenta alors une pirouette.

– A ton avis ?

Petit rire poli, teinté d’ironie que l’Olmèque accompagna d’un hochement négatif de la tête. Il lui refilait la patate chaude.

« Très bien… »

Il inspira profondément.

– Très honnêtement, j’ai cru au début que vous m’aviez acheté pour m’achever « à votre aise ».

Et Mendoza entrevit un moyen de se dépêtrer de cette discussion, il enchaîna très rapidement, profitant de la brèche.

– T’humilier et te faire regretter d’être venu au monde avant d’en finir une fois pour toute après avoir piétiné le peu de dignité qu’il te restait ?

– Heu…

Calmèque resta sans voix quelques secondes, c’était pile ce qu’il avait en tête, mais les mots utilisés par l’Espagnol, bien que sans la moindre agressivité, avaient quelque chose de cinglant de par leur parfaite exactitude et ce que ça impliquait, et ça lui coupa la chique. Mendoza profita du petit malaise pour renchérir, espérant que ça clorait la discussion.

– Oui, c’était l’idée de départ.

Le petit homme s’immobilisa sur le chemin pour avaler l’information, tandis que l’Espagnol s’éloignait sans ralentir. Puis il se remit en route et revint à la hauteur du Navigateur.

– Je ne vous crois pas. Nos premiers jours de cohabitation ne furent pas un bonheur intense, mais à aucun moment vous ne m’avez maltraité et je ne pense pas que vous en ayez jamais eu l’intention.

– Tu te trompes, j’avais juste pas la tête à ça.

– Vous mentez encore.

– Oui je mens, bien sur que je mens Calmèque ! s’écria brusquement l’Espagnol un peu énervé. Mais tu devrais assez me connaître à présent pour savoir que ça veut dire que je n’ai pas du tout envie d’en parler !

– Ca j’ai bien compris, s’emporta le petit homme. Le problème c’est que j’ai besoin de savoir ! J’ai le droit de savoir ! Je risque ma vie ici et… vous risquez la vôtre à vouloir m’aider. Ma présence est un danger pour chaque personne de cette expédition et vous vous obstinez à me garder. Alors j’insiste, oui ! Je veux comprendre ce que je fais là ! C’est vous qui m’avez entraîné là-dedans et je n’arrive pas à comprendre pourquoi. Une partie de moi vous en veut de m’avoir exposé à cette horreur et une autre vous est très reconnaissante parce que les quatre mois passés sur ce rafiot ont été les plus agréables de toute ma vie… Et aujourd’hui je suis mort de peur ! 

Mendoza se figea et regarda la mine désespérée de son compagnon. Dans un soupir, il obtempéra à contrecœur, c’est vrai que c’était « de sa faute » si l’Olmèque se trouvait dans cette situation, il ne le savait que trop bien et il en portait une part de culpabilité depuis un moment. Il soupira, cherchant par où commencer. Aucune envie de s’attarder.

– Pour faire court, commença-t-il, j’ai été très impressionné par ton peuple, Calmèque, sincèrement. Et j’ai trouvé que votre disparition était un monstrueux gâchis. Vous étiez de sales cons imbus de leur supériorité, mais d’une certaine façon, il y avait de quoi. Et respect pour vos connaissances.

Petit arrêt. Il n’avait pas l’intention de se perdre en compliments, la brosse à reluire n’était pas sa tasse de thé. Il enchaina.

– Alors quand cinq ans plus tard, j’ai découvert que tu avais miraculeusement survécu, je me suis senti en devoir de te « sauver ». Ce n’est pas « toi » que je sauvais, c’était ce que tu représentais, ton peuple, vos connaissances,… j’avais l’impression que c’était mon devoir, le moins que je puisse faire pour réparer ce triste épisode. Je préservais un peu de mémoire de ton peuple qui n’avait pas mérité de finir de la sorte.

Alors non, il n’y avait aucune séance de torture ou d’humiliation prévue au programme, juste que le destin m’avait offert la possibilité de sauver une petite étincelle de ce que vous représentiez et je l’ai fait.

Il planta ses yeux dans ceux de son interlocuteur.

– Ca te va ?

Calmèque oscilla positivement de la tête.

– Je crois que oui…

– Parfait ! se réjouit Mendoza. On peut rentrer maintenant ?

Et il accompagna sa question d’une sorte de révérence en direction de l’hacienda dont on devinait les lumières au loin. Ils reprirent leur route. Au bout de quelques minutes de silence, Mendoza se sentit obligé de rajouter.

– Et ne t’en fais pas pour l’Inquisition, ce ne sont que des hommes, pas des magiciens. On évitera de se faire remarquer et personne ne fera attention à toi. Je te le promets.

Le petit homme encapuchonné lui lança un regard appuyé.

« Espérons… »

Ils arrivèrent à l’hacienda moins de dix minutes plus tard et furent accueilli chaleureusement par Don Alazar. Mendoza, qui avait une absolue confiance en son vieil ami, lui avait fait part de sa problématique, de l’existence de l’Olmèque et de son stratagème pour échapper aux fanatiques de la Foi. Très intrigué, Don Alazar avait souhaité rencontré cet être afin de « mieux comprendre » et il les avait rapidement entrainé tous les deux dans un petit salon à l’écart. On leur servi un excellent vin et des chanquetes, des tout petits poissons frits, que les trois hommes mangeaient comme des cacahouètes.

Don Alazar resta stupéfait plusieurs minutes quand Calmèque enleva sa capuche.

– Oui, au début ça surprend, admit Mendoza.

– Incroyable la diversité des créatures de Dieu, avait alors conclut le vieil homme fasciné par cet homme étrange.

Calmèque se sentait scruté, et ça le mettait mal à l’aise. Don Alazar s’en aperçu et changea de conversation.

– Alors comme ça, vous allez faire route vers l’Angleterre ?

– Comme je vous l’ai dit, oui. Un contrat alléchant.

– Mmmmm, fit le vieux commerçant. Si j’étais vous, je rejoindrais, par les terres, les côtes de Bretagne, ça vous laissera le temps de semer vos éventuels poursuivants qui vous croiront en mer et ensuite je reprendrais le bateau jusqu’aux îles Silly et le sud de l’Angleterre. Et j’éviterais à tout prix de remonter trop haut dans le nord de la France, vous tomberiez sur des conflits armés avec les Ducs de Flandres qui s’enlisent depuis des années… un vrai coupe gorge et une contrée qu’on dit oubliée de Dieu tant son climat est hostile, on dit que le froid et la pluie y sont maîtres et que la lumière du soleil ne perce jamais les nuages… enfin… c’est ce qu’on raconte…

– Et c’est plus au nord de ça qu’on va ? s’inquiéta Calmèque. Ca promet…

Et il en eut un frisson qui lui parcourut l’échine.

Mendoza s’en amusa en reprenant une gorgée de vin. A cet instant, Marinchè se présenta, salua respectueusement les trois hommes en s’inclinant et demanda si elle pouvait entrer, elle savait que sur ce continent, la place de la femme était affaire de bienséance, de permission et de courbettes, et pour avoir été la maitresse de Cortes, elle savait très bien se tenir selon les mœurs en vigueurs dans cette partie du monde. Don Alazar avait de suite repéré la surprenante beauté de cette Indienne et lui avait fait porté quelques effets de sa défunte épouse. Il la découvrait à présent vêtue d’une toilette absolument éblouissante, digne des plus grandes de ce monde. Elle avait une élégance naturelle qui ne s’apprenait pas. L’hôte des lieux l’invita à les rejoindre et fit porter un fauteuil supplémentaire.

– Mon cher Juan, fit Don Alazar, tu donnes envie à tout homme normalement constitué de partir à l’aventure pour trouver de tel trésor !

Marinchè accepta le compliment de bonne grâce et Mendoza lui sourit chaleureusement.

– A vrai dire, Señores, je voulais m’entretenir un instant avec Mendoza, si vous le permettez.

Calmèque se demanda si ces simagrées lui étaient pénibles ou si son naturel comédien lui permettait d’interpréter cette nouvelle Marinchè avec autant d’aisance qu’il y paraissait. Il se promit de le lui demander et leva son verre dans sa direction sans dire un mot. Elle sourit et le salua de la tête. Mendoza se leva et Marinchè et lui s’écartèrent un peu afin de parler.

– T’en as pour longtemps encore ? interrogea la Belle.

– Fallait bien que je fasse les présentations.

– Oui bah maintenant c’est fait !

Et elle lui décocha une petite moue coquine.

– On a un grand lit à étrenner… et j’ai beaucoup… beaucoup de couches à enlever…

Mendoza se mordit l’intérieur de la bouche et tenta de garder sa contenance, mais il avait imaginé en une fraction de seconde à quoi allait ressembler leur nuit et il eut du mal à rester de marbre.

Il se tourna et revint auprès de son hôte en s’inclinant poliment.

– Don Alazar, une affaire urgente, si vous me permettez de prendre congé.

Le vieil homme, loin d’être dupe, souris malicieusement et lui accorda son approbation.

– Mais bien sur mon garçon, des affaires comme ça, on n’en voit pas tous les jours…

Et il salua également la belle Indienne.

–Doña Marina… je vous souhaite une douce nuit.

Les deux tourtereaux sortirent.

Calmèque demeura stupéfait un court instant.

« Doña Marina ? »

Le vieil homme, décidément très perspicace, comprit son interrogation muette.

– C’est ainsi qu’elle préfère qu’on l’appelle de ce côté de l’océan… une sorte de nom pour l’exportation.

Il prit le temps de le regarder à nouveau, ce qui l’intriguait le plus était la couleur de ses yeux… mais par égard pour son invité, il n’insista pas de trop.

– J’espère que nous aurons l’occasion de discuter plus avant dans les jours qui viennent, là je vais prendre congé moi aussi. Je vais te faire escorter jusqu’à ta chambre et si tu as besoin de quoi que ce soit, les domestiques sont là pour ça…

Sur ce, l’homme se leva et Calmèque fit de même, comprenant qu’il aurait été grossier de rester assis. Les deux hommes se saluèrent et après quelques mots échangés avec ce qui semblait-être une sorte de majordome, Don Alazar se retira. Le domestique s’inclina en direction de l’ecclésiastique à l’allure étrange et le pria de le suivre. Ils déambulèrent jusqu’à atteindre la partie opposée de l’hacienda où se trouvaient les chambres des invités. Le majordome ouvrit une porte de bois sombre aux multiples moulures et laissa entrer l’Olmèque avant de disparaître. La chambre avait été préparée, drap propres, bougies allumées en quantité, un petit bassin d’eau chaude avec une cruche d’eau supplémentaire, une serviette propre, des espèces d’onguents dont il ignorait la composition mais à l’odeur assez forte, sans doute utilisés pour la toilette, et une large chemise blanche étendue sur le lit, le pyjama du coin à n’en pas douter…Il posa sa bible sur une petite table de chevet et fit le tour de la pièce des yeux. Elle était très grande et il se dit qu’il ne voyait pas l’intérêt de dormir dans des pièces aussi vastes. Avait-on, besoin d’autant de place pour fermer les yeux ? Il fit la moue sans comprendre et entreprit d’enlever sa bure de curé. Qu’était-il d’ailleurs ? Un moine ? Un curé ? Un vicaire ? Un diacre ? Un prêtre ? Cette cohorte de termes lui semblait encore bien opaque. Il se dit qu’il devrait s’en inquiéter auprès de Mendoza au plus tôt. Il se mit à l’aise et apprécia le confort surprenant de son lit. Après des années à dormir à même le sol et les derniers mois à se briser le dos sur une couchette qui n’en avait que le nom, ce lit était une bénédiction ! Il s’allongea tout habillé, les pieds encore chaussés en dehors du lit pour ne pas le salir et il ferma les yeux. Quand il les ré-ouvrit, il comprit qu’un bon moment s’était écoulé parce plusieurs bougies s’étaient éteintes et celles qui demeuraient allumées ne feraient plus long feu. Il s’était endormi sans même s’en rendre compte, les quelques verres de vin bus avec Don Alazar et Mendoza avaient sans doute fait leur effet. Il entendit chuchoter dans le couloir, sûrement était-ce ce qui l’avait réveillé. Il se leva et vint discrètement près de la porte dans l’espoir de distinguer quelque chose. Il reconnu la voix de Jimenez et des bruits de pas qui se rapprochaient de sa chambre. L’instant d’après, on frappait.

– Calmèque ? Tu dors ?

Il fut pris de court.

– Heu… non…

– Abre la puerta, lança Jimenez.

Et Calmèque ouvrit la porte pour découvrir une Erin visiblement inconsciente dans les bras du Second.

Jimenez n’en fit pas tout un plat et entra naturellement dans la chambre de l’Olmèque pour la poser sur le lit.

Il est vrai que pour lui et la majeure partie de l’équipage, lui et la Rousse, c’était une affaire qui roulait, ils avaient perdu un pari à cet égard, Calmèque fut donc dans l’impossibilité de protester.

– J’ai rejoint les gars et Andres dans une taverne en début de soirée et elle était là, dit-il en guise d’explication. Ella a une bonne descente, mais de toute évidence, elle cherchait à s’enivrer et elle a largement exagéré.

Tandis qu’il sortait, la démarche un peu lasse, il conclut par ces mots avant de prendre congé.

– Tu devrais la surveiller Amigo, c’est bon qu’on était là, mais une aussi jolie señorita n’a rien à faire dans une taverne à picoler comme ça, il aurait pu lui arriver des bricoles... on n’est plus sur le Nazaré.

Et sur ces mots, il lui tapa un peu lourdement deux fois dans le dos avant de sortir.

– Allez, à demain.

La porte se referma et Calmèque fit fasse au lit où Erin venait de se tourner pour se mettre en chien de fusil. On refrappa à la porte. Jimenez à nouveau.

– J’allait oublier… elle a acheté ça, fit-il en lui collant l’arbalète entre les pattes. Me demande pas ! ajouta-t-il devant l’air médusé de l’Olmèque.

Puis il s’éloigna et disparut dans une autre chambre quelques portes plus loin.

Calmèque referma sa chambre. Il tourna deux ou trois fois l’arme dans ses mains, très franchement, il n’y connaissait rien en arbalète et il la posa délicatement sur le sol avant d’approcher du lit. Il était soulagé qu’elle soit là, il avait passé l’après-midi à ressasser leur dispute, les conseils des uns et des autres, et s’était juré d’essayer d’enterrer la hache de guerre au plus tôt, mais elle n’était pas réapparue de la journée. Il la contempla avec attendrissement, elle était beaucoup moins intimidante endormie. Il dégagea un coin de couverture et la replia sur elle, puis s’assit sur le lit. Songeur, il eut un regard en direction de son avant-bras gauche et passa son indexe le long de sa peau. Comme à la recherche de quelque chose. Puis il pinça ses lèvres et soupira longuement.

« Mauvaise idée… »

La dernière bougie rendit l’âme à cet instant et la chambre prit des teintes bleutées. Deux belles fenêtres donnaient sur le patio et la lumière de la Lune se glissait en silence dans l’intimité des lieux. Il soupira et se passa une main sur le visage avant de s’allonger, les yeux tournés vers le plafond.

Il ne fermerait plus l’œil de la nuit, fallait pas rêver.


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