Au-delà des Mers

Chapitre 22 : En s'approchant des côtes

2469 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 02/05/2021 13:18

Le Détroit de Gibraltar était un chenal vraiment étroit entre l’Europe et l’Afrique du nord et Mendoza avait eu raison de vouloir l’aborder de nuit. Depuis le navire, on pouvait voir les petits points lumineux du port, quelques lanterneaux laissés là pour éclairer un peu le chemin des badauds. Bon nombre de marins étaient sur le pont et contemplaient la terre avec bonheur. La traversée s’était très bien passée et ils rentraient à la maison seins et saufs. Une certaine joie était palpable dans l’atmosphère. On entendait parler à voix basse, les uns et les autres racontant quelle serait leur premier acte en arrivant au port après tant de temps. Mais les conversations tiraient toutes invariablement vers « le bon gueuleton », « la beuverie » ou « les femmes »… mais il était fort à parier, que ces trois éléments feraient tour à tour partie des réjouissances de chacun, dans des ordres différents !

Il y avait aussi le Rocher de Gibraltar, dominant le paysage, ombre noire et imposante sur fond d’étoiles, hérissé de-ci de-là par des oiseaux marins nichant en nombre pour la nuit.

-Il est plein de singes, lança Jiménez à l’attention de Marinchè qui observait l’énorme promontoire rocheux avec intérêt.

-Pardon ?

-Le Rocher ! Il est envahi de petits macaques, apportés là par les maures qui les gardaient comme animaux de compagnie. Ils sont plutôt marrants, mais c’est de sacrés chapardeurs, faut pas laisser traîner ses affaires où elles s’envolent avec eux et… bonjour pour les rattraper ! s’amusa-t-il.

Ca sentait le vécu.

Mendoza avait tenu à tenir la barre lui-même, pas tellement que l’endroit ait demandé une grande connaissance maritime, mais ça lui faisait plaisir de naviguer en longeant les côtes de son enfance. Un sentiment de fierté qui le submergeait à chaque fois qu’il regagnait l’Espagne, que tout s’était bien passé et qu’il était parvenu à ramener son navire et son équipage au bercail. C’était comme une victoire sur l’Océan, sur les éléments et sur les probabilités qu’il aimait déguster aux commandes de son vaisseau. Un petit orgueil personnel qu’il entendait savourer pleinement. En plus, la nuit était particulièrement agréable et il pouvait redécouvrir, à mesure qu’ils s’approchaient, ces odeurs si familières des rivages ibériques portées par une faible brise. Des odeurs de pêche, d’embrun, de sel et de bois mouillé. C’était bon de rentrer chez soi !

Il leur faudrait moins de deux jours pour gagner les Baléares et l’Ile de Minorque, deux jours qu’il comptait mettre à profit pour éclaircir l’histoire de la Comtesse. Maintenant que les côtes devenaient une réalité, elle semblait plus nerveuse et il était temps de démêler les fils de l’intrigue qui l’entouraient. La peur lui délierait la langue.

-C’est marrant deux continents aussi proches ! On dirait presque qu’on pourrait faire la traversée entre les deux à la nage, s’étonna Calmèque à l’intention de Mendoza.

Il était adossé au balustre de poupe, juste derrière le Capitaine. Discret jusque là.

Le Navigateur eut un petit rire sarcastique.

-Je te le déconseille vivement ! Les courants sont plus violents qu’il n’y parait et tu aurais tôt fait de t’épuiser contre eux, finissant noyé à mi-chemin.

Calmèque lui lança une mine sceptique.

-J’ai essayé étant adolescent avec deux amis… et heureusement qu’un bateau de pêche nous a récupéré ! assura l’Espagnol en aparté avec un brin de nostalgie dans la voix. Et pourtant, crois-moi, je suis un excellent nageur ! La mer est attirante… mais elle peut se faire vicieuse ! conclut-il à la boutade.

L’Olmèque ne répondit rien et se contenta d’émettre une petit « Mmmm », songeur.

L’animosité entre lui et ses deux charcuteurs du dimanche s’était rapidement calmée après le méfait et une entente agréable s’était à nouveau imposée au sein du trio. Assez naturellement. Comme s’il avait été de bon ton qu’il bougonne un temps pour laisser couler ensuite. Et puis, ça avait été fait pour son bien, pouvait-il leur en vouloir indéfiniment pour cela ? Il était certain que depuis cette amputation, à part la couleur de ses cheveux et de ses yeux, plus rien de le différenciait vraiment d’un autre. Il était clair qu’il attirerait beaucoup moins l’attention comme ça et qu’il courait donc bien moins de risque de se faire repérer par l’Inquisition. De plus, il avait beau faire, il n’était pas de nature rancunière. Et puis, il y avait Erin. Dont la présence avait, à n’en pas douter, aidé à passer l’éponge plus rapidement.

Erin ? A ce propos, où pouvait-elle se trouver ? Calmèque avait pu constater que la jeune femme était d’humeur un peu maussade ces derniers jours. Il avait bien essayé de l’interroger, mais elle avait fui comme une anguille. Il en avait déduit qu’elle appréhendait son retour sur le vieux continent, après tout, elle avait tenté de le fuir et voilà qu’elle revenait à son point de départ sans jamais avoir gagné son but. Ca devait la travailler.

A mi-pont, toujours aux côtés de Jiménez, Marinchè demeurait pensive. Ils allaient bientôt toucher terre et elle ne cessait de penser à ses enfants. Le cœur serré, elle se demandait si elle pourrait jamais les retrouver, s’ils étaient encore en vie,… quelle serait leur réaction, la reconnaîtraient-ils ? Mendoza avait bien ébauché un embryon de plan pour les retrouver, mais pour le moment, ça restait très évasif. Elle savait que retrouver sa fille lui importait, à lui aussi, mais son naturel introverti n’aidait pas à décrypter le fond de ses pensées. Et Marinchè regrettait que son bel Espagnol ne soit pas plus facile à cerner. Calmèque en avait d’ailleurs fait les frais, se retrouvant à devoir subir les plaintes répétées de l’Indienne quant au comportement taciturne de son homme, des soirées durant.

A quelques mètres d’elle, Marinchè reconnu l’Irlandaise qui sortait son nez des cabines. On ne l’avait pas beaucoup vue ces derniers jours et elle s’en réjouissait. Elle avait toujours beaucoup de mal avec la rouquine, qu’elle soupçonnait du pire quant à ses intentions vis-à-vis de son Olmèque. Mais comme la jeune femme ne s’en laissait pas compter une seconde, et ignorait complètement l’Inca, celle-ci la détestait d’autant plus ! Rien ne l’insupportait d’avantage que d’avoir la sensation d’être transparente. Et ça aussi… Calmèque en avait fait les frais… durant les mêmes longues soirées… :

Tous les deux dans la cabine du premier, elle débarquait à l’improviste, comme une tornade, et sans même laisser à l’Olmèque le temps d’objecter quoi que ce soit, elle se mettait à lui déballer toutes ses frustrations. Les heures passaient, où seule la voix de Marinchè répondait à Marinchè. Un long monologue où l’Indienne se plaignait du peu de réactivité de son interlocuteur pour repartir de plus belle sans lui laisser l’opportunité d’en placer une. Il se faisait alors une raison, et s’affalait lentement en essayant de ne plus l’entendre… mais ses oreilles avaient beau avoir été raccourcies, ça ne suffisait pas à le rendre sourd…

Et au bout de quelques heures, l’Indienne ressortait, tout aussi abruptement, calmée et sereine.

C’était lors de ces longues soirées, que Calmèque avait fini par apprécier le vin, qui pouvait se révéler être un précieux allié en certaines circonstances.

Erin regarda autour d’elle, visiblement à la recherche de quelqu’un. Quand elle vit que Calmèque était en compagnie du Capitaine, elle renonça à le rejoindre, mais elle lui lança un regard appuyé. L’Olmèque le remarqua et esquissa un mouvement pour aller à sa rencontre, mais fut coupé dans son élan par Mendoza.

-Marinchè ne peut pas la sentir, lâcha-t-il platement.

Un profond étonnement se peignit sur le visage de l’Olmèque. De coutume, Mendoza, était plutôt avare de ce genre de commentaires et Calmèque mit quelques secondes avant d’acquiescer.

-Oui, c’est le moins qu’on puisse dire.

Un petit silence s’en suivit mais Calmèque sentit que Mendoza n’en avait pas fini et il resta encore quelques instants, l’invitant à poursuivre et révéler le fond de sa pensée.

-Elle te raconte quoi, Marinchè, quand elle passe des soirées entières dans ta cabine ?

Toute forme de jalousie tacite avait complètement disparue entre les deux hommes. Mendoza savait maintenant avec certitude que ce sentiment avait été tout à fait injustifié et que le lien qui unissait Marinchè et Calmèque n’était pas du tout de nature à faire de l’Olmèque un « rival ». C’était un lien que l’Espagnol ne comprenait pas vraiment, mais il avait acquis la certitude qu’il ne devait pas s’en inquiéter. Et ça l’avait considérablement rasséréné.

Calmèque réfléchit quelques secondes, se demandant s’il était préférable de rester nébuleux ou pas. Il décida que non.

-Elle me raconte que vous l’énervez.

Mendoza partit d’un petit rire élégant.

-Elle aussi, elle m’énerve ! assura-t-il.

-Oh, ça j’en doute pas, s’exclama Calmèque. Moi elle va finir par me rendre alcoolique.

Mendoza lui céda un petit regard interloqué. Et l’Olmèque lui répondit en haussant les épaules.

-Elle est plus supportable avec un verre dans le nez…

-Je pensais que tu ne buvais pas…

-Elle m’a fait changer d’avis.

Le Navigateur sourit, goguenard.

-Les femmes rendent fou !

L’autre sourit avant de faire quelques pas et de conclure à la boutade.

-Ouais, mais j’ai été à bonne école. Supporter Menator, ça prépare à supporter n’importe quoi ! Je suis blindé !

Mendoza rit encore un peu, le sourire en coin, les yeux fixé sur le large, loin au devant du bateau.

-C’est ce qu’on verra Calmèque… on en rediscutera quand ta rouquine te donnera des envies de meurtre.

L’Olmèque lui décocha un air amusé puis il se figea et eut un instant d’hésitation.

-Je peux vous poser une question ?

Petit silence.

-Dis toujours.

-Vous trouvez Erin… « inconvenante » ?

Les yeux de Mendoza s’arrondirent en une expression difficilement descriptible.

-Pourquoi tu me demandes ça ?

L’Olmèque paraissait chercher ses mots.

-Erin serait la fille du milieu d’une fratrie de trois enfants. Une famille aisée. Son frère ainé a repris les affaires de son père, son titre et les terres. Quant à elle, son père l’a donné en mariage à un homme fortuné et sa sœur cadette a pris le voile…

-Schéma classique, constata l’Espagnol. Ca t’ennuie qu’elle soit déjà mariée ?

-Non non ! Pas du tout, là n’est pas la question, assura-t-il. Ce que je trouve bizarre, c’est qu’il se trouve que son époux, justement, aurait trouvé qu’Erin était trop « inconvenante »…

Il laissa ce mot un peu en suspend avant de reprendre. De toute évidence, cet adjectif le perturbait. Il avait du mal à comprendre. Il reprit.

 -Selon la coutume, apparemment, qui voudrait qu’une femme soit occupée par des tâches plus… enfin moins…, il ne savait pas comment formuler ça. En gros, elle ne faisait pas assez potiche de décoration et son époux s’en est plaint auprès de son père. Du coup, son mari, son frère ainé et son père, couverts de honte par son comportement inopportun, auraient fait en sorte de la faire passer pour folle et de l’interner dans un couvent où les religieuses avaient fait vœux de silence. Et c’est sa sœur cadette qui a pris sa place aux côtés de son ex-époux…

Il marqua un temps d’arrêt avant d’en venir à sa question.

-C’est possible ce genre de choses ? Je veux dire… c’est courant ? Ils avaient le droit de faire ça ?

Mendoza prit son temps pour répondre.

-Une cousine de ma mère, qui était une forte tête, a subi une histoire semblable, oui, fut-il obligé d’avouer à regret. Mais devant l’air ahuri de son compagnon. Il se sentit en devoir de s’expliquer.

-J’ai la chance d’avoir voyagé, vu d’autres cultures, côtoyé d’autres peuples, d’autres croyances et ça m’a ouvert l’esprit. Aujourd’hui, ce genre d’histoires me scandalise tout comme toi, mais il faut que tu comprennes que dans la société où je suis né, c’est l’homme qui dirige, et il aime croire qu’il est seul capable de le faire. Aussi, toute femme un tant soit peu insoumise ou un peu atypique qui rue dans les brancards ou fait tache dans le décor, sera impitoyablement écartée.

Le Navigateur eut un regard fugace en direction de la rouquine avant de reporter son attention sur son cap.

-Qu’Erin ait fait figure d’accroc à la tapisserie ne m’étonne pas du tout. Elle est trop « vivante », trop « hors normes ». Et il n’a certainement pas été compliqué de la faire enfermer.

Puis il ajouta :

-« Vœux de Silence » pour une musicienne… dur ! C’est pour ça, je suppose, qu’elle voulait rejoindre le Nouveau Continent, elle s’est enfuie du couvent…

Calmèque fit « oui » de la tête en soupirant tandis que de son côté, le visage du navigateur venait de se peindre d’un sourire amusé.

-Tout s’explique… je comprends mieux à présent…, lâcha-t-il, énigmatique.

La mine étonnée de l’Olmèque fut la seule réaction qu’il obtint, avant quelques secondes.

-C'est-à-dire ?

-Je me comprends…

Calmèque attendit un éclaircissement qu’il savait vain. Mendoza aimait bien ce genre de sorties. Énervantes.

Il attendit encore quelques secondes inutiles, avant de descendre rejoindre la musicienne.


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