Au-delà des Mers

Chapitre 21 : Plus le temps d'attendre

3116 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 02/05/2021 13:13

-Tous des incapables ! Je ne suis entouré que d’incapables !

Et une fiole valsa à l’autre bout de la pièce, s’écrasant misérablement contre le mur et répandant son contenu à la couleur peu engageante sur le sol, au milieu de nombreux autres débris de verre. Le savant fulminait et dans ces instants de furie intense, malgré ses soixante-quatorze ans biens avancés, il était plus agile qu’un singe, tant l’adrénaline le portait dans son débordement. Loumen ne décolérait pas depuis des heures et rien ni personne ne trouvait grâce devant sa rage. Tout, ou presque dans le laboratoire, avait fini sa course sur le plancher et les rares collaborateurs, suffisamment inconscients que pour ne pas avoir fui depuis des mois, avaient préféré sortir et observer la scène de l’extérieur, pétrifiés. Kiémen avait été appelé à la rescousse, mais, pas fou, il se tenait à bonne distance, lui aussi, accompagné de Kanan, son jeune assistant.

Loumen venait d’essuyer un nouvel échec et comme à son habitude, son orgueil démesuré ne lui permettait pas de se remettre en question une seule seconde, et du coup, il tenait tout ceux qui l’entouraient, de près ou de loin, pour responsables, honteux saboteurs jaloux de son génie, insectes infâmes et inutiles tout juste dignes d’être foulés aux pieds,… j’en passe et des meilleurs…

Si son équipe avait l’habitude de ses brusques coups de gueule, celui-ci avait, néanmoins, la particularité de pouvoir prétendre à la palme de l’intensité !

-Moi j’en ai marre, j’me casse ! déclara un des scientifiques assistant médusé au spectacle que leur infligeait le biochimiste. Il est complètement taré ce mec !

-C’est un génie, rétorqua un plus grand en haussant les épaules.

-Possible, siffla le premier, mais ça n’excuse pas tout ! Plein le cul de me faire traiter comme une merde !

Et l’homme en blouse blanche lança un regard pénétrant au cadet.

-J’voudrais pas être à votre place Professeur, l’apostropha-t-il. Moi, un frère pareil, ça fait longtemps que je l’aurais planté là !

Kiémen lui adressa une mimique résignée.

L’autre se renfrogna avant de tourner les talons.

-C’est bien dommage que ce ne soit pas vous qui chapeautiez ce projet. Il serait plus humain, conclut-il en s’éloignant et en laissant tomber par terre sa blouse blanche en signe d’abandon.

Deux autres Atlantes le suivirent et la minable poignée de scientifiques restants, baissa les yeux, impuissants, le fracas ininterrompu que faisait Loumen dans le laboratoire leur tenant désespérément lieu de seule compagnie.

Plusieurs heures plus tard, Kiémen et Kanan avaient regagné leur laboratoire sous-terrain, dans un silence épais. Les choses devenaient compliquées. Ils continuaient tous deux à travailler en parallèle, mais Loumen se faisait méfiant depuis un moment. Soupçonnant son plus jeune frère d’essayer de lui nuire. En fait, les échecs répétés et la frustration rendaient Loumen doucement parano et Kiémen redoutait que son ainé ne finisse par tout faire capoter. A tout moment, il était capable de débarquer et de tout détruire. Ca avait déjà été moins une quelques semaines plus tôt et le généticien sentait qu’il était temps de conclure avant que ce ne soit plus possible. Jamais une occasion comme celle-ci ne se représenterait dans toute sa vie de scientifique et il fallait qu’il éprouve sa théorie. Et si ça marchait ? Peut-être que le Haut-Conseil reverrait sa position sur le métissage ? Peut-être qu’ils pourraient rentrer à Sitnalta ? Peut-être qu’il pourrait prendre un peu de repos, l’esprit apaisé, avec la satisfaction d’avoir sauvé son peuple de l’extinction ?

Il n’y avait plus de temps à perdre. H1 était encore un peu trop jeune, mais tant pis !

Les néons du plafond se mirent à clignoter dans un petit bruit énervant à chaque rallumage. Kiémen soupira.

-Encore des fluctuations d’énergies, constata placidement son assistant.

-Le cristal seul a bien du mal à tout alimenter. C’était à prévoir, le maintient en stase des Élus est énergivore ! Reste à espérer que ces mini-coupures n’entravent pas nos travaux, soupira le généticien.

-Vous avez un peu lu les communiqués qui nous parviennent de la Capitale ? interrogea le plus jeune.

-Oui, oui, soupira Kiémen. Pas réjouissant. Ces dissidents qui tentent tout et n’importe quoi.

-Il paraît que des membres du Haut-Conseil ont échappé à une tentative d’assassina y’a deux jours.

Le généticien tira une moue peu convaincue.

-De toutes façons, on nous fait croire ce qui arrange l’État. Il faut prendre toutes ces informations avec la plus grande parcimonie, crois-moi. 

-Je ne savais pas que vous faisiez partie des partisans de « La théorie du complot », s’amusa Kanan.

Kiémen se fendit d’un sourire.

-Moi, justement, je ne suis partisan de rien et c’est bien mieux comme ça !

-Faut bien avoir des opinions, renchérit l’autre.

-Bien sûre ! Mais on n’est pas obligé d’en parler.

Et il lui décocha un clin d’œil qui en disait long sur le fond de sa pensée. Kanan acquiesça silencieusement en souriant et se remit au travail.

Un petit temps s’écoula avant que le généticien ne reprenne la parole sur un ton plus grave.

-On va devoir accélérer nos plans.

Il releva la tête et découvrit la figure indéchiffrable de son compagnon. En fait, ça faisait un moment qu’ils savaient tous les deux qu’ils allaient devoir agir plus rapidement que prévu, mais ils n’en avaient pas encore parlé. Kanan se redressa et croisa ses bras lentement en se calant contre le dossier de sa chaise, fixant le savant avec insistance.

-Elle est encore jeune.

-Je sais, soupira Kiémen. Mais nous n’avons plus le loisir d’attendre éternellement. Tu le sais comme moi, mon frère est de plus en plus invasif et imprévisible. Et s’il découvre ce que nous traficotons dans son dos, je préfère ne pas essayer d’imaginer quelle sera sa réaction.

Le jeune homme hocha positivement la tête quelques secondes, pensif.

-En tous cas, tout est prêt en bas. La salle de gestation a été percée et aménagée. Votre frère en ignore complètement l’existence et nous avons fini, avec les ingénieurs, d’amener le nécessaire. L’électricité sera raccordée d’ici deux jours et c’était la dernière chose qui nous manquait. Quoi qu’on décide, conlut-il, on sera opérationnels d’ici fin de semaine.

-C’est parfait, assura le scientifique d’une voix un peu faible.

Les derniers préparatifs furent rapidement mis en œuvre et c’est un peu à contre cœur, s’interrogeant longuement sur le bien fondé de ses motivations que Kiémen ordonna l’enlèvement de la petite H1, recommandant une extrême précaution quant à la discrétion de l’opération mais aussi à la sécurité de l’enfant. Zamis, un jeune lieutenant, ami de Kanan, avait préparé l’opération dans ses moindres détails et comptait mener ce rapt de façon chirurgicale. Les dernières recommandations furent échangées et Zamis, accompagné d’une poignée d’hommes, en qui il avait une totale confiance, prit les choses en mains et partit en direction de la position de H1. Une petite île au centre d’un lac, à un jour de marche de là.

Deux jours plus tard, Zamis était de retour, aucun de ses hommes n’avait été perdu en chemin et la petite était avec eux. Tout semblait s’être déroulé comme prévu. L’enfant avait été sédatée rapidement et n’avait même pas eu le temps de s’affoler. Il l’avait trouvée, flânant seule à proximité de la berge d’une petite crique. Ils n’avaient pas cherché à attirer l’attention et trop contents de se voir faciliter ainsi la tâche, ils avaient déguerpi sans éveiller les soupçons de quiconque. Ils s’étaient attendus tout le long du chemin à se voir confrontés à des poursuivants ou des représailles, mais rien, pas âme qui vive et c’est dans un calme presque suspect qu’ils regagnèrent Apuchi.

La petite fut traitée avec beaucoup d’égards et transportée dans la salle secrète, aménagée pour l’occasion. L’ensemble du matériel avait été transféré là, et seul quelques ordinateurs et reliquats sans importance avaient été laissés en haut, en guise de décor pour ne pas éveiller les soupçons. Tout était en place et l’infime quantité d’Atlantes au courant de l’expérience sentait qu’ils étaient à l’aube de quelque chose d’important.

La salle n’était pas franchement accueillante, creusée grossièrement dans la roche, elle avait des airs de caverne préhistorique, mais l’apparence des lieux n’avait guère d’importance. Il y avait là tout ce qui se faisait de mieux en matière de technologie atlante et ils avaient même pensé à construire un accumulateur d’énergie qui prendrait le relais en cas de coupure prolongée.

Les deux scientifiques observaient la petite H1 comme s’il s’agissait du Saint Graal, osant à peine la toucher. Ils étaient stupéfaits par son apparence. Elle n’avait aucun trait commun avec les autochtones. Ses cheveux blonds, sa peau claire, ses traites délicats. D’où venait-elle ? Du Nord de l’Europe ? Avait-elle des origines vikings ? C’était possible, les Vikings étaient des navigateurs hors-pairs qui avait conquis de lointaines contrées bien avant que Portugais et Espagnols ne sachent construire de bateaux ! Étaient-ce ses origines particulières qui la rendaient aussi compatible avec l’Alpha ? Et comment une enfant au physique aussi singulier pouvait survivre dans la région ? Les autochtones la prenaient-ils pour une déesse ou un démon ? Était-elle destinée à un sacrifice rituel ? Y en avait-il d’autres comme elle ? Mille questions… aucune réponse. Juste une enfant à l’apparence inattendue qui dormait paisiblement sur une table d’opération dans un laboratoire sous-terrain. Une enfant dont ils ne savaient rien, mais dont l’ADN allait peut-être sauver leur espèce,...

-Pensez-vous qu’on ait le droit de faire ça ? s’inquiéta le plus jeune.

Le généticien inspira profondément. Il avait l’air fatigué, sans doute le fruit de plusieurs nuits sans sommeil. Tiraillé entre l’excitation, l’angoisse d’un nouvel échec, sa conscience, la peur à l’idée que son frère vienne à tout découvrir, la réaction du Haut-Conseil s’il venait à réussir, l’éthique,…

-Avec un peu de chance dans moins d’un an nous pourrons la rendre aux siens sans qu’elle ne garde aucun souvenir de son séjour parmi nous.

Le laborantin ne répondit rien, absorbé par ses pensées contradictoires. Ils touchaient du doigt la solution et ils étaient tous les deux transis d’appréhension. Elle était si jeune, si pure, si jolie, elle avait l’air d’un ange et ils allaient « la salir »… A ces pensées, Kanan se fit une réflexion étrange qui le mit mal à l’aise. Si la petite avait été moins jolie, auraient-ils eu moins de scrupules ? L’apparence extérieure avait-elle autant de pouvoir ? Avait-elle la capacité d’anoblir ou d’inspirer plus de pitié ? Une enfant moins ravissante leur aurait-elle facilité la tâche ? Nourrissons-nous moins d’empathie pour la souffrance d’une créature qui serait laide à nos yeux ?

Kanan déglutit péniblement et se demanda comment de telles pensées pouvaient lui venir en de telles circonstances. Il fallait qu’il se reprenne. Il était un scientifique, pas un philosophe contemplatif, bon sang ! Et ils n’avaient pas l’intention de faire « de mal » à cette enfant.

-On a tout ce qu’il nous faut ? interrogea brusquement Kiémen.

Kanan sursauta sensiblement et la question acheva de le ramener sur terre.

-Oui oui ! Et on a suffisamment de semence « Alpha » pour donner naissance à un régiment, tenta-t-il de plaisanter.

Kiémen lui offrit un regard un peu réprobateur.

-Si déjà nous pouvions en voir un seul qui survive, ce serait déjà merveilleux, coupa le savant. Pour le régiment, on verra plus tard.

Kanan baissa la tête, contrit et gêné par sa maladresse.

-Évidement, Professeur.

En réalité, en d’autres circonstances, Kiémen aurait ri, mais là, il était bien trop nerveux.

La démarche traînante et le teint pas très frais, Kanan venait de pénétrer dans le laboratoire de gestation taillé dans les entrailles de la montagne. Il portait deux gobelets de thé fumant et ouvrit la porte menant à un petit bureau dans le fond comme il pu, en actionnant la poignée avec son genou et en rattrapant le battant avec son pied dans un équilibre précaire. Une giclée de thé valsa hors de son récipient et vint miraculeusement s’échouer sur le sol sans atteindre les vêtements du laborantin. Il entra. Une odeur de nourriture, provenant d’un plat à peine entamé traînant sur une petite desserte, s’était emparée de la pièce. De la vaisselle, des piles de documents, un appareil en partie démonté dans un coin, un liquide indéfinissable qui était tombé sur le sol et avait laissé une grande tache brunâtre, une blouse plus très ragoutante, dont on s’était servi pour, sans doute, essayer d’éponger le dit liquide, jetée sur le dossier d’une chaise,… Kanan soupira. L’endroit avait besoin d’un sacré coup de propre !  

Il fit le tour du bureau, qui faisait face à la porte, et posa un des deux gobelets. Il regarda avec tendresse le vieux scientifique qui s’était endormi sur le meuble, comme souvent. La tête posée sur ses avant bras, à son réveil, il allait encore se plaindre de son dos et de ses rhumatismes… mais il fallait dire qu’il cherchait les emmerdes. Kanan se mit en devoir de le réveiller et il le secoua doucement. Kiémen émergea assez vite, il ne devait pas avoir le sommeil bien profond. Il s’étira et fit la grimace. Mais le fumet du thé lui arracha un sourire.

-En voilà une bonne idée, Kanan.

Il bailla en se saisissant du gobelet et porta le breuvage à ses lèvres.

-Rien de neuf j’imagine ? s’enquit le plus jeune.

-Il est trop tôt pour se prononcer, bougonna l’autre, le nez plongé dans sa boisson chaude.

Dans un premier temps, ils avaient opté pour une fécondation in-vitro, espérant ne pas devoir recourir à d’autres méthodes bien plus délicates à contrôler. Les cellules reproductrices mises en présence s’étaient comportées de façon encourageante et la mitose cellulaire avait très vite commencé. Six embryons avaient été sélectionnés et placés dans l’utérus de la jeune mère. Il fallait maintenant espérer que l’un d’eux « s’accroche » et arrive à terme.

Machinalement, Kanan lança un regard à une petite pièce adjacente plongée sans une semi obscurité. H1 était là, allongée dans un lit, reliée à des appareils de contrôle, semblant simplement assoupie, mais maintenue, en réalité, dans un coma artificiel.

« Si tout se passait bien, dans moins d’un an ils pourraient la rendre aux siens. », tels avaient été les mots exactes de Kiémen. Mais était-ce un pronostic vraiment réaliste ?

-Je savais que cette petite nous causerait bien du souci, vous avez été beaucoup trop laxiste avec elle ! Et la voilà volatilisée !

Okana ne désarmait pas et fustigeait le Grand-Prêtre depuis plus d’une heure, tournant en rond comme un lion en cage, le dos recourbé et les gestes hiératiques. Hayotzli, lui, restait muet, le regard tourné vers le sol. Écoutait-il le flot interminable qui sortait de la bouche de la vieille prêtresse ? Rien de moins sûre. Il paraissait bien loin. Anormalement calme, à moins que ce ne fut sa façon de gérer l’inquiétude. C’est à peine s’il avait bougé. Et cette attitude ne faisait qu’alimenter l’exaspération de celle qui s’exprimait pour deux.

-Mais vous m’écoutez à la fin ?

 Le Grand-Prêtre mit un moment à réagir et finit par relever la tête et observer passivement Okana.

-Bien sûre que je t’écoute… 

-Et ben on dirait pas ! Vous restez là, planté comme un légume ! Il faut qu’on la retrouve ! On a déjà fouillé les alentours, elle n’est nulle part ! Elle a dépassé les bornes !

Hayotzli fit la moue et se leva lentement, faisant quelques pas en direction de la salle de musique. Il laissa ses yeux errer un instant sur les instruments avant de revenir à la conversation.

-Elle réapparaîtra quand le moment sera venu. Ai confiance Okana.

-Hein ? s’offusqua la vieille femme. Notre Incarnation d’Origine, qui est une petite tête de mule doublée d’une tête brûlée, a fait une fugue, et vous, ça vous inquiète pas ?

La voix d’Okana était péniblement trop aigüe, surtout avec l’énervement, et Hayotzli commençait à fatiguer. Il porta sa main à l’arrête de son nez et se massa une longue minute devant l’air médusé de son interlocutrice.

-Elle reviendra… j’en ai la certitude, lâcha-t-il. Il faut juste avoir un peu de patience.

Okana roula des yeux vers le plafond et partit en maugréant.

-Un peu de patience… c’est ça !


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