Au-delà des Mers

Chapitre 17 : Petit complot entre amis

2796 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 02/05/2021 11:28

La nuit était bien avancée. Il faisait calme et la température était agréable dans la cabine du Capitaine. On percevait à peine les grincements du gréement de la caravelle. Au-dessus, Jiménez ou Montoya devait tenir la barre, mais pour l’heure, ça n’avait aucune importance.

Les deux silhouettes sombres se découpaient tout juste dans la peine ombre et il flottait dans l’air un léger parfum fleuri. Ca faisait longtemps que Mendoza ne s’était pas senti aussi serein et il serra contre lui le corps de celle qu’il n’avait cessé d’aimer, comme si le temps ne s’était pas interposé entre eux, comme s’ils ne s’étaient jamais quittés. Comment avait-il pu se voiler la face à ce point ? Comment avait-il pu se convaincre qu’il la haïssait ? Comment pouvait-on être aussi stupide et perdre autant d’années dans le déni ?

Il en était là, à se poser ces questions, respirant la chevelure de son aimée quand il eut envie de lui parler, mais ça faisait un moment que la belle semblait s’être endormie.

Ils avaient passé la soirée à se remémorer le passé, à se reprocher leur mauvais caractère et leur fierté réciproque, à s’engueuler puis se réconcilier mais aussi à parler de leur fille, Maria, en essayant de se la représenter compte tenu du peu d’informations que Marinchè possédait, ils avaient envisagé sa recherche, leur retrouvailles, leur éventuel futur, rêver à une vie meilleure,… vu comme ça, tout semblait merveilleux, mais la vérité était que retrouver Maria ne serait pas chose facile, d’autant que la jeune femme devait toujours croire qu’elle était la fille de Cortes. En plus, la « Mission De Messy » tombait bien mal, là au milieu.

Mendoza voulu chasser ces pensées contrariantes pour ne garder que le bonheur de l’instant présent. Il y avait droit et il en avait besoin. Il faudrait parler de tout ça au plus vite. Mais pour l’heure, il voulait simplement la serrer contre lui. C’est alors qu’il la sentit bouger doucement.

-Tu ne dors pas ? chuchota l’Espagnol.

-Non…, lui répondit-elle d’une voix soufflée après quelques secondes de silence.

Il y avait malgré tout un sujet qui turlupinait le Navigateur et dont il voulait s’entretenir avec l’Inca, mais il avait un peu peur de la réponse, même s’il savait qu’il ne pourrait pas l’ignorer plus longtemps.

-Je peux te poser une question ?

-Bien sure.

Il se pinça les lèvres à la recherche des mots appropriés.

-Toi… et Calmèque ?

Un petit rire tendre aiguaya aussitôt les lieux et elle lui serra doucement le bras.

-Rien du tout ! assura-t-elle.

-Rien ?

-Mais non !

-Mais… ?

Elle se retourna et lui sourit à travers l’obscurité.

-Je l’aime bien et… il m’apaise. Mais c’est tout.

-Il t’apaise ? Tu combats le mal par le mal ? T’as peur des rats alors tu dors avec l’un d’eux ? ironisa-t-il.

Elle lui assena une petite tape réprobatrice de la main droite.

-Hey ! C’est pas gentil ça ! Et puis sans lui on ne serait pas là.

L’Espagnol posa ses lèvres sur les celles de la belle Indienne.

-C’est vrai, admit-il. Mais j’ai du mal à croire que vous ayez dormi ensemble près de trois semaines sans rien trafiquer tous les deux, fit-il une pointe de jalousie dans la voix. J’ai même cru à un moment que tu faisais ça uniquement pour m’asticoter.

Marinchè prit un air sérieux et se tut avant de répondre d’un ton qui se voulait sincère.

-Juanito, mi Cariño, fit-elle avec douceur. Calmèque est incapable du moindre geste déplacé et c’est précisément pour ça que je dormais avec lui. Je me suis sentie plus en sécurité collée contre lui que sous le regard de certains hommes. Et crois-moi, ça fait du bien. Alors, rassure-toi, je te jure qu’il ne s’est rien passé.

Mendoza eut un petit grognement boudeur.

-Admettons. Mais quoi qu’il ne se soit « rien passé », je ne veux plus que ça se reproduise, déclara-t-il toujours pas entièrement convaincu mais prêt à passer l’éponge.

Et il l’embrassa une nouvelle fois pour qu’elle ne puisse pas lui rétorquer quoi que ce soit. Et puis…

-A ce propos, fit-il frôlant toujours les lèvres de son amante. Il va falloir qu’on règle un souci.

-De quoi tu parles ?

-T’as toujours ta pharmacopée ?

Marinchè fronça ses jolis sourcils et se figea dans une expression interrogative.

-Qu’est-ce que tu mijotes ?

Dans sa cabine, Elizabeth De Messy était assise sur sa couchette, droite comme un « i », immobile absolue. Sa peau blanche ressortait dans l’obscurité malgré le peu de lumière et sa silhouette avait quelque chose d’inquiétant. Elle dormait peu et ce, depuis toujours. Le voyage commençait à lui peser. Elle tourna son visage en direction de sa suivante la plus fidèle, Mary-Ann, et essaya de percevoir sa respiration pour occuper son esprit sur quelque chose. Mais rien n’y fit. Et elle continua d’observer les mouvements de respiration de la jeune femme. Comme si ceux-ci avaient un pouvoir hypnotique. Puis elle détourna ses yeux et fixa le vide.

Il ne restait qu’une dizaine de jours avant de toucher terre et de jeter l’ancre au port de Mahon à Minorque. Il faisait un peu plus frai aussi, les vents avaient tourné. Des vents d’est, des Alizés, les faisaient avancer à une belle allure de vingt nœuds de moyenne en contournant les dernières pointes du continent africain. Mendoza consulta son astrolabe. Il voulait manœuvrer afin de passer par l’étroit chenal entre Gibraltar et les côtes musulmanes de nuit. A cet endroit, l’étroitesse entre les deux continent était telle, qu’aucun navire ne pouvait passer inaperçu. Mais il faudrait encore plusieurs jours de mer avant d’y arriver. Mendoza avait un moment envisagé de se débarrasser du coli « De Messy » sur Le Rocher andalou, propriété britannique, mais il s’était ravisé, peu enchanté par l’idée de devoir faire une croix sur la si belle récompense promise par la Comtesse et puis, il était un peu comme Jiménez, l’idée de partir s’endormir dans sa propriété familiale et de se lover au coin du feu comme un vieux chat n’était pas dans son caractère. Il savait trop bien que si une vie oisive aurait eut de quoi la ravir un moment, l’inaction l’aurait très vite rendu dingue.

Il revit en pensées les couloirs de la riche hacienda de son enfance et réentendit les cris de protestation de Conception, la cuisinière, qui jurait à qui voulait l’entendre que si elle attrapait le petit chapardeur qui sévissait dans sa cuisine, elle lui ferait passer l’envie du larcin ! Elle avait toujours cru qu’il s’agissait d’Enrico, le fils du jardinier, mais jamais elle ne s’était douté que c’était le fils du maître de maison. Il n’en avait pas besoin, il mangeait à sa faim, c’était juste pour « le sport » et l’adrénaline que ça lui procurait. Il n’avait guère changé, même si aujourd’hui ceux qui lui faisaient la chasse ne ressemblaient certainement pas à une cuisinière plus toute jeune et un peu enveloppée.

Marinchè monta auprès de lui afin de lui tenir compagnie. Elle se contenta de lui sourire, Mendoza avait horreur des effusions en public. Ayant pris de la hauteur, elle fut surprise par la vigueur du vent et offrit un moment son visage aux rafales, les yeux fermés.

-Combien de temps avant de voir poindre les côtes européennes, demanda l’Inca histoire de rompre de silence.

-A cette vitesse, huit ou neuf jours tout au plus.

Elle se tut un instant avant de changer de conversation et de réellement aborder le sujet qui l’amenait.

-J’ai ce dont tu m’as parlé.

Mendoza resta de marbre avant de laisser son visage s’animer en une mimique un peu contrariée.

-Bien. On fera ça ce soir.

Les lèvres de l’Indienne s’étirèrent en une petite moue.

-Tu es sûre que c’est une bonne idée ?

-C’est une précaution que je préfère prendre, coupa-t-il sèchement ne voulant visiblement pas s’attarder sur le sujet.

Elle laissa à nouveau le vent lui souffler au visage comme s’il avait le pouvoir de lui ôter ses pensées désagréables de la tête.

-Très bien, conclut-elle à regret. Comme tu voudras.

C’est Ortega et ses odeurs de nourriture qui sonnèrent le moment de la relâche du soir. Il avait pris l’habitude de faire frire du jambon fumé et faisait cuire du pain dans un four prévu à cet effet. Du riz acheté à Lizoa qu’il assaisonnait d’une épice ramenées des Indes qu’il affectionnait beaucoup, des œufs, des salaisons de poissons, des fruits et du vin, qu’il aimait chauffer et agrémenter de citron, de miel et de cannelle, et qui tenait au corps et échauffait les cœurs. Sur ces étendues d’eau à perte de vue, ça ressemblait à un vrai festin !

La quasi-totalité de l’équipage et de ses passagers avaient pris place autour des mets et utilisant une épaisse tranche de pain comme assiette, ils se servaient comme dans un buffet.

-Ortega ! s’écria Jiménez en levant son verre en direction du cuistot. Le jour où je m’en retourne me la couler douce sur mes terres, je te veux dans mes cuisines !

Le bonhomme jovial accueillit le compliment avec plaisir et son épaisse moustache se gonfla d’orgueil. Jiménez avait l’habitude de devenir beaucoup plus volubile et conviviale quand il avait bu quelques verres et ce soir-là, c’était le cas. Il se partageait la charge de la navigation avec Mendoza et Montoya et cette nuit était le tour de Montoya, il pouvait donc se permettre de boire un peu.

Mendoza, Marinchè et Calmèque mangeaient ensemble, comme c’était souvent le cas, même si ces derniers jours l’Olmèque s’était montré plus taiseux. Malgré qu’il fît son possible pour que ça ne se voie pas, la situation avec Marinchè le perturbait un peu. Il vivait exactement ce qu’il avait redouté : sa présence et l’affection qu’elle lui avait procurées lui manquaient cruellement. D’autant qu’il devait se faire une raison, la situation n’était pas prête de se reproduire. Les poules auraient des dents d’ici à c’qu’une femme remette un pied dans son lit.

Si Mendoza feignait de ne pas le remarquer, souhaitant que cette tension disparaisse au plus vite, Marinchè quant à elle, s’inquiétait. De nature assez détachée la plupart du temps pour les gens qui lui importaient peu, elle nourrissait une profonde empathie pour les rares personnes dont elle se prenait d’affection et Calmèque en faisait partie. Elle avait donc conscience d’avoir jeté le trouble chez lui et s’en voulait sincèrement. Et elle avait le pressentiment que les choses n’aillaient pas s’arranger, surtout après ce qu’elle et Mendoza s’apprêtaient à faire.

Elle observait le petit homme assis à sa gauche qui terminait de manger une carambole, perdu dans ses pensées. Vingt minutes plus tôt, elle avait glissé une petite quantité de « coxialta », une herbe que les siens utilisaient comme puissant sédatif, dans sa nourriture et elle en guettait les premiers effets.

Mendoza lança à la belle Indienne un regard interrogateur et celle-ci hocha la tête discrètement. Calmèque avait à plusieurs reprises fortement fermé ses paupières comme pour contrer une profonde envie de dormir. La substance, aux effets fulgurants une fois qu’ils se manifestaient, ne tarderait plus à avoir raison de lui.

C’est alors que le Navigateur et l’Inca le virent tenter de se saisir de son verre puis de renoncer, visiblement pris d’un malaise important. Il inspira profondément plusieurs fois avant de se lever de façon mal assurée et de s’éloigner d’un pas chancelant, suivi de près par les deux compères. Quelques mètres plus loin, il s’agrippa à la rambarde du navire et mit un genou à terre. Derrière lui, il entendit les bruits de pas du Navigateur et de l’Inca. Ses sens se brouillaient, mais il avait encore l’esprit suffisamment clair pour comprendre ce qui lui arrivait. Et quand les deux complices arrivèrent à sa hauteur, il parvint à les interroger dans un souffle.

-Qu’est-ce que vous m’avez donné ?

Marinchè se pencha et posa sa main sur son épaule.

-Ne t’inquiète pas, ça ne te fera aucun mal, ça va juste t’endormir quelques heures. Laisse-toi aller, conseilla-t-elle.

Il savait bien que luter contre une drogue ne servait à rien et que quelle que fut sa volonté, il ne pourrait rien changer à l’issue. Mais pourquoi ? Que lui voulaient-ils ? Allaient-ils le tuer ? Il tenta de chasser cette idée de sa tête mais il se sentit pris d’une panique tandis qu’il sombrait, laissé à la merci de ses « empoisonneurs ». Tout devenait sombre autour de lui, ses oreilles bourdonnaient et il avait froid. Avait-il déjà perdu connaissance ? Plus moyen d’en être sûre. Il avait complètement perdu pieds et il sut qu’il avait rendu les armes en sentant le bois rugueux du sol sous sa joue. Une dernière sensation très vague où il lui sembla qu’on le soulevait et puis… plus rien.

Mendoza avait ramassé l’Olmèque sans difficulté bien qu’il fut un peu plus lourd qu’il ne l’avait imaginé compte tenu de sa corpulence. Et sans que personne, ou presque, n’y ait prêté attention, ils quittèrent le pont et gagnèrent la cabine de l’inconscient.

Dès qu’ils furent à l’intérieur, Mendoza l’allongea sur son lit et se tourna vers sa compagne, un peu mal à l’aise. Sur une toute petite table, un bol, une bougie et quelques autres ustensiles aux abords anodins mais qui avaient été amenés dans un but précis.

-T’es certaine qu’il ne risque pas de se réveiller ? s’inquiéta l’Espagnol.

-Aucun danger, j’ai un jour assommé Tétéola plus de douze heures avec cette herbe.

Cette précision finit de rassurer Mendoza qui vit Marinchè commencer à se laver les mains, l’air grave.

-Il va nous détester après ça, maugréa-t-elle.

-Ca ne m’amuse pas non plus, mais c’est un mal nécessaire.

Elle ne répondit rien et soupira, contrariée.

-Bon, allons-y, plus vite ce sera fait, mieux ça vaudra pour tout le monde, dit-elle sur un ton amer.

Et c’est sans joie qu’ils se mirent à leur besogne.

C’est plus d’une heure après qu’ils quittèrent la petite cabine. Ils avaient opéré presque sans un mot et c’est le regard terne qu’ils rejoignirent leur cabine à l’étage. Marinchè rangea ses petites fioles de terre cuite qu’elle maintenait les unes aux autres par une solide petite corde et qu’elle glissait à sa taille sous ses vêtements en toutes circonstances. Ces huiles, herbes et décoctions était ses petites armes secrètes dont elle ne se séparait jamais.

Elle nettoyait nerveusement la lame qui leur avait servi en se rongeant les sangs. Mendoza vint tenter de la calmer en l’enlaçant mais il n’y parvint pas.

-On n’aurait pas du faire ça, lâcha-t-elle.

Le Navigateur se contenta de soupirer, un peu lasse.

-Viens te coucher.

Et elle finit par obtempérer après de longues minutes à essayer d’apaiser son anxiété en vain. Peut-être qu’un peu de repos lui ferait du bien et puis de toute façon, il était impossible de revenir en arrière.


Laisser un commentaire ?