Au-delà des Mers

Chapitre 5 : Des ennuis

4666 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 05/05/2021 21:01

Elle regardait en tremblant ce qui constituait son ciel depuis plus d’une trentaine de jours. Le souffle court, dans cette atmosphère confinée, elle s’entendait respirer beaucoup trop fort, chacun de ses mouvements lui renvoyant une distorsion d’elle-même. Elle n’aurait bientôt plus assez de force ni de raison que pour supporter cet emmurement. Elle aurait voulu dormir pour gagner quelques heures, sombrer et oublier le temps d’une courte trêve, relâcher ses muscles tendus à l’extrême, fermer ses yeux qui la brûlaient de rester grands ouverts en permanence, mais la peur des rats tout proches la tenait malgré elle dans un état second.

Elle ne tiendrait sûrement plus deux mois de cette façon. Elle avait présumé de ses forces.

Ca faisait un moment que les voix au-dessus d’elle s’étaient tues et que le silence avait figé les lieux.

Elle hésitait.

Elle avait entendu l’Espagnol quitter la cabine et savait qu’il ne reparaîtrait plus avant la fin de matinée. Quant à l’autre, il ne faisait aucun bruit. Sans doute dormait-il. Elle guettait les alentours, ses sens fatigués aux aguets. Ces maudis rongeurs étaient plus actifs la nuit et elle savait que des heures sombres se profilaient. Elle tendit ses mains dans le noir vers la planche amovible qui menait à la cabine de ses complices de fortune. Au moment du contact avec le bois, son angoisse redoubla, mais son instinct de survie fut plus fort et elle appuya avec prudence sur le seul obstacle qui la séparait de la délivrance.

La lampe à huile était restée allumée et se balançait doucement au plafond, faisant osciller une lumière réconfortante. Elle se faufila comme un chat et referma aussi silencieusement qu’elle le put, mais elle comprit vite que ses efforts n’étaient pas nécessaires, l’Olmèque dormait très profondément, recroquevillé sur lui-même.

Les yeux de la jeune femme s’animèrent en découvrant les reliefs du repas et elle ne se fit pas prier. Elle engloutit tous les restes qu’elle pu trouver et termina le fond de vin pour faire passer le tout. Elle se laissa alors tomber sur une des deux chaises et consentit à souffler un peu. Comme si le fait d’avoir pour la première fois depuis plus d’un mois l’estomac rempli lui procurait une sensation de sécurité.

C’est alors qu’elle vit la lettre traîner sur la table. La curiosité la fit sourire et c’est avec un rare plaisir qu’elle lu la missive. A la fin de celle-ci, une petite moue vint danser sur ses lèvres. Et elle sursauta en entendant l’Olmèque bouger. Elle le surveilla quelques instants afin d’être certaine qu’il dormait bien. Fausse alerte, celui-là avait eu son compte. Mendoza l’avait fait boire et il ne risquait pas de se réveiller de si tôt. Elle se détendit à nouveau. Son regard convergea alors vers la couche du Navigateur. Elle était quasiment sûre que l’Espagnol était absent pour la nuit, mais un léger doute subsistait, la rendant hésitante. Elle tendit l’oreille, guettant d’éventuels bruits de pas, mais tout était silencieux dans le couloir et elle se risqua, se jurant de se réveiller assez tôt que pour regagner sa cachette à temps. Elle s’allongea et se recouvrit de la fine couverture, s’endormant presqu’instantanément.


Elle fut réveillée par un léger secouement. Des raies de lumière filtraient aux travers des interstices des planches du navire. Le soleil était levé depuis un moment. Elle se leva d’un bond ce qui eut pour conséquence de saisir l’Olmèque qui fit deux pas en arrière.

Il lui fallut quelques secondes avant de reprendre pied, le cœur battant.

Le navigateur n’était pas encore revenu. Quelle heure pouvait-il être ? Elle jeta à l’Olmèque un regard étrange. Enfin, c’est lui qui le jugea étrange mais en même temps, une migraine lui cognait les tempes rendant son jugement très relatif.

– Tu vas nous faire tuer, lui reprocha-t-il.

– Si j’étais restée là-dedans cette nuit, je me serais faite bequetée par les rats ! C’est facile pour toi de critiquer, mais c’est pas toi qui rampe dans le noir depuis un mois !

Et sur ce, elle se leva et à regret regagna le trou qui menait à sa planque. Elle n’avait aucune envie de replonger dans cet enfer mais savait son sort scellé. Calmèque soupira et elle ne sut pas s’il s’agissait d’abattement ou d’agacement. Peut-être un peu de deux. Et elle le vit sortir.

Quand il revint dans la cabine une demi-heure plus tard, la jeune femme avait rejoint son réduit et l’endroit était désert. Il était aux alentours des neuf heures du matin et Calmèque savait que Mendoza ne re-pointerait pas son nez avant le milieu d’après-midi au plus tôt. A cette heure il était encore entre les bras, ou les jambes, de sa dernière conquête.

Quelques planches de bois récupérées dans la cale, un marteau et de longs clous, voilà ce qu’il avait ramené.

Le visage figé dans une expression d’inconfort due à sa gueule de bois, il ouvrit la cache et héla discrètement la clandestine qui ne se fit pas prier.

– Quoi ?

– Sors de là ! Mendoza reviendra pas avant des heures, dit-il d’une voix éraillée.

Marinchè sortit en hâte et s’assit sur la couchette de l’Olmèque en l’observant. Il ne lui avait pratiquement pas adressé de regard. Il avait quelque chose derrière la tête et elle se demandait ce que c’était sans oser lui demander.

Elle le vit chipoter quelques minutes avant d’insérer une des planche dans la cache et de l’entendre mettre quelques coups de marteau. Intriguée, elle descendit de la couche et vint se placer à côté de lui afin de percer le mystère de ce bricolage matinal. Quand elle comprit, elle en fut médusée. Il était occupé à restreindre l’accès au petit espace situé sous sa couchette de telle sorte qu’il ne communique plus avec le reste du réduit. Si elle avait été dans sa cachette à cet instant même, ça l’aurait empêché de pouvoir réemprunter le passage vers la cabine du Navigateur, mais vu qu’elle était dans la cabine…

– Ni confortable, ni enviable, mais au moins les rats ne pourront pas t’atteindre, lâcha-t-il finalement en terminant son ouvrage.

Il se tourna vers elle, l’air passablement fatigué.

– Mais faudra te tenir tranquille. Si Mendoza s’en rend compte… ça va barder pour nous deux…

Marinchè se sentit obligée de le remercier mais elle n’y parvint pas et Calmèque soupira en fermant les yeux.

– De rien. J’adore risquer ma vie, lui lança-t-il en quittant les lieux.

Les jours qui s’en suivirent furent sans surprise. Mendoza gardait le silence la plupart du temps, Calmèque aussi, leur soirée commune avait jeté un froid entre les deux hommes. L’Olmèque lui en voulait de l’avoir mis dans une situation qu’il jugeait indécente et Mendoza ne savait plus trop quoi penser de lui, hésitant entre deux inclinaisons radicalement opposées, ce qui le mettait très mal à l’aise. Du coup, ils s’évitaient la plupart du temps et Mendoza avait pratiquement déserté la cabine pour ne réapparaître que sporadiquement. Quant à Marinchè, Calmèque l’entendait à présent respirer chaque nuit à quelques centimètres sous lui et dès qu’il en avait l’occasion, il lui glissait de la nourriture ou la faisait sortir pour qu’elle puisse se « déplier ».

Les choses auraient sans doute pu se dérouler de la sorte sagement encore longtemps, mais tous moments de quiétude ont une fin.

Il faisait magnifique en cette après-midi, la mer était calme, les clapotis sur la coque étaient une musique reposante et Calmèque profitait de ce qui aurait pu être un moment de pur bonheur si l’angoisse de l’Inquisition ne venait pas continuellement le hanter.

Il y avait du monde sur le pont, tout ce que le bateau comptait de personnes de qualité était de sortie. Près de la barre, il vit le Capitaine Diaz, son Second Jimenez et Mendoza discuter de la trajectoire en consultant une carte. Diaz avait souhaité faire un détour pour se ravitailler sur une petite île abritant un comptoir commercial. Et les trois hommes discutaient de la faisabilité de l’entreprise. Mendoza n’était pas chaud, il aurait pour sa part préféré ne pas se détourner de leur route, mais le Capitaine Diaz avait souligné l’importance de se ravitailler en nourriture et eau potable, mais en réalité, ce qu’il voulait vraiment, c’était de faire le plein de précieuses marchandises qu’il pourrait négocier à prix d’or une fois arrivé à Barcelone. Diaz avait proposé une belle rallonge au Navigateur pour le convaincre et ce dernier avait fini par céder.

Le petit mutant était là, à regarder gesticuler tout ces gens quand une voix qu’il avait déjà entendue vint tinter à son oreille. Il tourna la tête, plus pour avoir un contact visuel que pour avoir confirmation.

« Dame Ombrelle »… il l’avait presqu’oubliée. Elle et sa lettre, que Mendoza avait récupérée et cachée on ne sait où, pour éviter sans doute qu’il ne la lise.

Comme à leur première rencontre, elle était vêtue de sombre et se cachait sous sa protection solaire, le visage dissimulé dans l’ombre. Et comme la première fois, elle lui adressa la parole sans lui accorder un regard, feignant de trouver la ligne d’horizon plus distrayante.

– Votre Maître a-t-il donné une réponse ?

Calquant son comportement sur celui de la femme, il s’accouda au bastingage et noya ses yeux au loin.

– Je pensais qu’il vous aurait contacté directement.

– Il aurait pu…

Etait-ce un reproche ? Difficile à dire.

Elle avait une façon très étrange de s’exprimer, traînante, vaporeuse… il se dit que ça se voulait sans doute raffiné. Mais il trouvait ça, pour sa part, assez dérangeant. Il fallait dire que ses oreilles n’étaient pas qu’une décoration, elles lui offraient une bien meilleure ouïe que le commun des mortels et certains sons, certains timbres de voix, inflexions à peine perceptibles étaient pour lui très révélateurs. Et cette femme se donnait beaucoup de mal pour rendre chacune de ses phrases blanches et monocordes. Comme si cacher ses émotions étaient le top de la bienséance. Il se promit de se pencher sur la question à l’occasion.

– Faut-il que j’insiste auprès de lui ? demanda Calmèque.

– Et bien… plus que quelques semaines avant notre arrivée à Barcelone et nous aimerions être fixés, oui.

Elle tourna les talons après avoir gardé le silence un court instant comme pour garder en mémoire les couleurs du ciel et de la mer.

– Dites-lui bien que son prix sera la nôtre et qu’il ne doit pas avoir peur d’être indécent. L’argent n’est pas un problème.

Et sur ce, elle s’en retourna à l’intérieur.

Calmèque jeta un coup d’œil aux trois hommes près de la barre et il vit que Mendoza avait remarqué la scène et qu’il lui lançait un regard interrogateur. L’Olmèque ne broncha pas, il lui en voulait toujours. Tout esclave qu’il était, il avait décidé que si Mendoza voulait savoir, il devrait mouvoir son auguste personne jusqu’à lui. Du coup, il se détourna et replanta ses yeux sur le large, sachant que l’Espagnol ne tarderait pas à venir satisfaire sa curiosité. Et de fait, Mendoza arriva d’un pas lent à sa hauteur moins de cinq petites minutes plus tard.

– Ca y est ? Tu dragues ? fit-il calmement en essayant de plaisanter

Calmèque resta de marbre.

– Elle veut connaître votre réponse par rapport à la lettre.

Mendoza laissa un petit soupir lui échapper et Calmèque renchérit en lui signifiant que l’argent n’était pas un problème et qu’il ne devait pas hésiter à taper très fort pour le prix.

Le problème redouté par le Navigateur pointait son nez, doucement, le mettant au pied du mur. Il allait devoir rendre sa décision.

– Tu fais la gueule ? demanda-t-il alors à son compagnon de route après quelques minutes à contempler le bleu profond de l’océan.

– Non.

– C’est bien imité pourtant.

L’autre ne répondit rien.

– Si je le tolère Calmèque, c’est uniquement parce que j’en porte la responsabilité, mais ne pousse pas le bouchon trop loin.

– Reçu, finit par lâcher platement l’Olmèque.

Le Navigateur ne sut pas quoi répondre. Depuis leur fameuse soirée, l’Olmèque s’était montré plus froid qu’une porte de prison. Mendoza hésitait. Son indécision quant aux raisons profondes et réelles qui animaient son compagnon le travaillait toujours. « Pouvait-il lui faire confiance ? » Voilà qui était une sacrée bonne question !

C’est à cet instant que l’attention de Mendoza fut attirée au loin, sur un point à l’horizon qu’il pensait avoir aperçu et qui avait disparu aussitôt. Il plissa les yeux et concentré au maximum, il scrutait la ligne où le ciel et la mer s’embrassaient.

« Pourvu que j’ai rêvé… »

Les mains de l’Espagnol se crispèrent sur le bastingage et le point à l’horizon réapparut une fraction de seconde pour re-disparaître, happé par les flots. La respiration de Mendoza se figea et Calmèque prit conscience que quelque chose se passait. Instinctivement, il regarda dans la même direction que l’Espagnol et ne tarda pas à voir la même chose que lui.

– Je savais qu’il n’était pas prudent de nous écarter de notre route ! maugréa le Navigateur. On a été pris en chasse !

Il planta là l’Olmèque et regagna la poupe du navire, près de la barre où se tenaient encore le Capitaine et son Second. Calmèque les vit s’afférer brusquement et se mettre à balayer le lointain avec leur longue-vue. Il visa encore l’horizon et le point grossissant doucement était bien là. D’autres personnes sur le pont commencèrent à chuchoter et à scruter le lointain.

– Des Pirates ! cria l’un d’eux.

Et une panique sans nom s’empara de tout ce qui se trouvait sur le pont. En moins d’une minute, il n’y avait presque plus personne. Seuls les membres de l’équipage et quelques âmes plus curieuses que peureuses étaient restées. Silencieuses.

Mendoza revint près de Calmèque, l’air sombre.

– Leur voilure est plus grande que la nôtre et leur navire est plus léger. Ils battent pavillon noir. Ils seront sur nous d’ici une demi heure si les courants leurs sont favorables. Une heure tout au plus. Il se ré-appuya sur le bastingage, comme cherchant à savoir quelle était la meilleure stratégie, et d’instinct il posa sa main sur le pommeau de son épée.

– J’espère pour toi Calmèque que tu sais te défendre.

Calmèque fit la grimace.

– On n’a pas d’armement plus sophistiqué que ça ?

Mendoza eut un petit rictus.

– On a des canons, mais ils en ont aussi ! Le gros des combats aura lieu sur ce pont, en corps à corps. Ils ne courront pas le risque de nous mettre par le fond, ils en veulent à notre cargaison.

– Qu’est-ce qu’on transporte d’aussi précieux ? s’étonna l’autre.

– Rien ! Mais ça ils ne peuvent pas le savoir tant qu’ils ne l’ont pas constaté par eux-même. Et comme nombre de bateaux retournant en Europe sont chargés d’or…

Calmèque prenait conscience de la merde dans laquelle ils se trouvaient.

– Et ben… c’est pas les aristos qui vont nous aider.

– Je te l’confirme.

Mendoza semblait vraiment inquiet et c’est ça qui finit de convaincre l’Olmèque que la situation était grave. Le Navigateur n’était pas homme à se laisser démonter facilement.

– Viens ! ordonna l’Espagnol.

Et ils partirent tous les deux en direction des cales non sans avoir jeté un dernier regard à la menace.

Une fois dans les entrailles du navire, Mendoza inspecta en connaisseur l’état des canons, les marins étaient déjà à leur poste. Jimenez surveillait la manœuvre. Deux hommes par pièce d’artillerie. Il y en avait vingt de chaque côté. L’endroit sentait la poudre et la sueur. La peur était là, elle aussi, palpable, sur chaque visage, dans chaque souffle. Mendoza colla brusquement une épée imposante dans les mains de Calmèque et l’extrémité de celle-ci retomba sur le sol avec fracas.

– T’en auras besoin !

Calmèque se saisit de l’arme à deux mains et la souleva péniblement.

– Vous avez pas plus lourd ? ironisa-t-il. Non parce que celle-là elle fait deux fois mon poids.

– Démerde-toi.

Le Navigateur quitta la cale accompagné de son Olmèque qui peinait avec sa charge.

– La vôtre est plus légère, insista Calmèque. On échange ?

– Hors de question ! Une arme maniable est indispensable pour rester en vie !

Calmèque s’immobilisa dans la coursive et fit la moue. Mendoza s’arrêta quelques mètres plus loin.

– Si t’es pas content, tu peux aller demander un couteau à ton copain cuisinier.

Un bruit de ferraille retentit tandis que l’épée tombait au sol, lâchée par le petit homme.

– Excellente idée !

Le cuisinier n’était pas dans sa cuisine et avait déjà embarqué les grands couteaux. Il ne restait que quelques « épluche- légumes » émoussés et un petit couteau à dépecer d’une dizaine de centimètres.

« Ca fera l’affaire ». Et qu’il passa dans sa ceinture. Les Olmèques apprenaient à se battre en faisant de leur petite taille et de leurs aptitudes physiques particulières de vrais atouts en corps à corps et le tranchant d’une lame ne lui serait sans doute pas très utile, mais « on ne sait jamais ».

Le pont avait des allures de ville fantôme et même le soleil s’était fait la malle. La barre avait été encordée pour qu’on n’ait pas à s’en soucier pendant l’affrontement et que le cap ne soit pas trop modifié. Tout ce que le bateau comptait d’hommes en mesure de livrer bataille attendait. Crispés. Concentrés. Tâchant de tromper leur peur du mieux qu’ils pouvaient, ils observaient l’impressionnant bateau pirate fondre inexorablement sur eux.

Mendoza bourrait calmement son pistolet avec de la poudre et une balle unique qui pourrait lui venir en aide au moment opportun. Il avait aussi enlevé sa cape, afin de que celle-ci ne le gêne pas pendant les combats. Ce ne serait pas la première bataille à laquelle il prenait part, il était aguerrit aux combats et avait servi quelques années dans la cavalerie royale. C’était un homme d’action et de terrain. Son Lieutenant d’alors avait souhaité le voir embrasser une carrière prometteuse d’officier, mais le Navigateur avait préféré retourner en mer. Rien n’égalait cette impression de liberté qu’offrait l’Océan à qui savait le comprendre. Et Mendoza aimait le bruit des voiles dans le vent, l’odeur des embruns et du sel, l’immensité de l’eau qui savait le calmer quand son cœur débordait d’émotions, le mystère des profondeurs cachés sous la coque, les coups de gueule de l’Océan, sa force et son implacabilité et puis… le plaisir de regagner un port après une longue traversée…

La Mer le rappelait toujours. Où qu’il soit.

A ses côtés se tenait « sa gargouille ». Il n’avait pas l’air nerveux, mais il était tendu, les sens aux aguets.

– Va-t-on faire feu ? interrogea l’Olmèque.

– Quand ils nous prêteront le flanc pour pouvoir nous aborder, on aura la possibilité de lancer deux ou trois salves maximum.

Le bateau n’était plus qu’à cent mètres et on pouvait discerner les assaillants à la proue du navire, prêts à bondir au bon moment. Une petite odeur âcre et désagréable parvint au nez de l’Olmèque qui ne fut en mesure de l’identifier.

Quelques instants plus tard, le navire était quasiment sur eux. C’était un bateau aux dimensions impressionnantes, à la coque sombre, dont le bois avait été blessé et entaillé par les nombreux affrontements, à la voilure gigantesque et à l’équipage inquiétant qui à leur approche s’était mis à pousser des cris étranges, à mi-chemin entre les cris de guerre et les cris d’animaux enragés. Ca foutait froid dans le dos.

Et l’effervescence qui régnait sur le bateau ennemi contrastait avec le silence qui s’était emparé de « La Myrta », la nef espagnole.

Mendoza se tenait prêt, il attendait que le bateau assaillant n’amorce sa manœuvre d’abordage. Il s’apprêtait à entendre toner les canons. Certains navires se débarrassaient de leur armement afin d’alléger leurs cales et pouvoir embarquer plus de trésors, leurs ennemis ne pouvaient donc pas être certains qu’ils soient armés ou non.

Encore quelques instants, le choc était imminent. Le bruit des cris devenait difficilement supportable et la plupart des marins avaient déjà dégainé leurs épées. Mendoza ne faisait pas exception.

Encore quelques secondes…

Le navire des pirates était à présent presque à porté de tires, mais pas encore dans la bonne position.

Et pourtant la détonation déchira le temps en deux. Avant et après le premier coup de canon.

Les projectiles tombèrent presque tous à l’eau mais ceux qui atteignirent leur cible firent de beaux trous dans la coque.

– C’est trop tôt ! cria Mendoza. Il fallait attendre qu’ils nous offrent leur flanc !

Mais sa voix se perdit dans les cris et le brouhaha qui s’amplifiait.

L’Espagnol jura copieusement avant de voir les premiers cordages d’abordage se planter tout autour de lui et de voir les pirates commencer à les emprunter pour gagner leur navire. Il se mit en garde et coupa autant de cordages qu’il pu, ce qui mit quelques pirates à l’eau. Mais pour une corde coupée, deux autres étaient lancées, le combat ne se gagnerait pas de la sorte !

Les premiers pirates parvenant à mettre un pied sur la nef furent accueillis par une marrée humaine déchaînée lutant pour sa survie et les premiers corps à corps débutèrent. Les lames se heurtaient avec violence et on frappait presque au hasard sur tout ce qui semblait vouloir du mal, pourvu que la personne agonisante à terre dans son sang ne soit un autre que soi. C’était la seule règle.

Mendoza se battait comme un diable. Transperçant autant de corps qui se présentaient devant sa lame. Il était excellent, maîtrisant l’escrime de façon étonnante.

Durant un bref instant de répit, il eut le temps de voir que Calmèque n’avait rien à apprendre non plus en matière de combat. Pris à parti par deux gaillards deux fois plus grands que lui, Il le vit prendre son élan depuis le sol et enfoncer l’arrête nasale du premier et dans un mouvement et une détente qui tenait du félin, il avait coincé le cou du second entre ses cuisses et lui avait brisé la nuque sans ménagement.

« Pas besoin de s’inquiéter pour celui-là… »

Et Mendoza replongea dans la fureur de la bataille.

« Manquait plus que ça ! » se dit Marinchè.

L’œil vissé au niveau d’une planche disjointe de la coque, elle essayait de voir comment les choses tournaient, mais depuis son poste d’observation, on ne pouvait pas discerner grand-chose. Elle pestait, tentée de retourner se cacher dans son réduit. Si les pirates l’emportaient, elle ne préférait pas savoir quel serait son sort. Ces brutes abuseraient d’elle sans relâche jusqu’à ce qu’ils la revendent et qu’elle finisse sa vie dans la puanteur d’un bordel quelque part sur une île au large de nulle part, repère de flibustiers entre deux traversées. Elle deviendrait une putain exotique dont les marins raffolent. Cette pensée lui fila la chair de poule.

Sur le pont, les combats avaient commencé plus d’une demi heure plus tôt et le paysage se clairsemait doucement. Bien des hommes jonchaient le sol, morts ou dans les derniers instants de leur agonie. Les canons s’étaient tus assez vite, causant trop de dégâts collatéraux. A la faveur d’une accalmie, Mendoza reprenait son souffle, appuyé au mât de misaine quand il fut surpris par un homme qui se jeta sur lui par derrière et qu’il n’avait pas entendu venir. Il eut à peine le temps de lui faire face que ce dernier était déjà sur lui. C’était un pirate de très grande taille, à la force et la carrure impressionnante, Mendoza esquiva sa dague de justesse mais eut toutes les peines du monde à le repousser. L’homme étant trop près de lui, son épée ne lui était d’aucune utilité. Ils se jaugèrent un court instant avant que l’énorme pirate ne se rejette sur Mendoza de toutes ses forces. L’Espagnol grimaça sous le choc et sentit son souffle se couper sous la pression qu’infligeait le colosse à son cou avec ses avant-bras, coincé qu’il était entre le pirate et le mât. Et d’un coup, Mendoza vit les yeux du pirate s’arrondir de surprise, sa bouche se figer dans une expression indistincte et la pression de ses avant-bras se relâcher.

L’instant d’après, la montagne de muscles s’écroula au sol, un couteau planté dans la nuque.

Mendoza porta sa main à son cou, et toussa deux trois fois, le temps de reprendre ses esprits.

– Je vais le garder celui-là, il est bien équilibré.

Calmèque venait de récupérer le poignard qu’il avait lancé pour abattre le pirate et en essuya la lame sur les vêtements de celui-ci. Puis il le considéra un court instant à la faveur de la lumière avant de le rengainer à sa ceinture, satisfait. Il en avait récupéré plusieurs au fil de la bataille dont il s’était séparé presqu’aussi tôt. Cette arme-ci était la seule qui valait la peine d’être conservée.

– Je suppose que je dois te remercier ? articula l’Espagnol.

– Je suppose que oui… mais vous n’en ferez rien. Alors oublions ça.


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