Sacrifice
Cette fanfiction participe au Défi d’écriture du forum de fanfictions .fr de mars-avril 2025 : L’omnibus des frangibus
Le Disque Solaire brillait plus que jamais sous les rayons du soleil au zénith. Ce cadeau des êtres célestes s'élevait au-dessus de la ville depuis des siècles, témoin de leur grandeur et de leur générosité.
Une foule immense s’agglutinait dans les rues. Des curieux venus de tout Shurima s’étaient réunis dans la capitale pour assister à l'évènement.
Nasus se frayait un chemin en jouant des coudes parmi les badauds. Il serrait fermement la petite main de son frère dans la sienne tandis qu’ils se faufilaient dans cette marée humaine.
Il finit par trouver un recoin d’où il parvenait à voir l’esplanade du Disque Solaire. D’ordinaire simple estrade de pierres blanches, ce lieu sacré érigé à l’exact aplomb du Disque Solaire, était en ce jour nimbé de lumière comme un véritable rideau d’or.
Son éclat faisait étinceler les yeux de Nasus. Il n’arrivait pas à en détacher son regard. C’était fascinant. Son seul désir à cet instant était de pouvoir toucher les rayons de ses doigts.
Il savait que c’était impossible. La cérémonie était prévue pour Elena, qui avait su s’en montrer digne. Les rayons solaires allaient lui accorder la gloire éternelle. Pour tout autre qu’elle, ils apporteraient la mort.
Renekton, noyé dans la masse des grandes personnes, tira sur la manche de son frère.
– Nasus, je vois rien.
Nasus attrapa Renekton et le percha sur ses épaules.
– Mieux comme ça ?
– Oui ! Tu penses que ça sera quoi ?
– Hum… Je ne sais pas. Un serpent peut-être.
– Moi je pense un crocodile.
– Pourquoi ?
– Parce que j’adore les crocodiles !
Nasus rit.
Le brouhaha de la foule se tut soudain, et un silence religieux s’abattit.
Elena, l’élue du jour, s’approchait de l’estrade. Elle posa le pied sur la première marche qui menait vers l’esplanade et monta solennellement vers sa gloire. Nasus en savait très peu sur elle. Il s'était longuement renseigné sur les Transfigurés et la plupart d’entre eux s'étaient fait connaître par des hauts faits remarquables lors de leur vie humaine.
Il n’en avait pas connaissance pour celle qui prétendait aujourd'hui à l’Ascension. Tout ce qu’il savait c’est qu’elle avait rendu service à la famille impériale. Quoi qu’elle ait fait, cela devait suffire à prouver sa valeur pour que lui soit attribuée cette faveur inestimable.
Elle atteignit l’esplanade, se fondit dans les rayons du soleil et disparut.
Le temps s’étira avant qu’une silhouette se distingue, sortant de la lumière. Une femme à tête de chat. Une Transfigurée.
Elena s’était débarrassée de sa condition de simple humaine mortelle pour devenir un être mythique, une légende vivante. Le plus grand honneur qui soit pour un Shurimien.
Les acclamations de la foule retentirent.
– C’est formidable, souffla Nasus.
– Un chat.
Une pointe de déception perçait dans la petite voix de Renekton.
– On a perdu tous les deux, conclut-il avec sérieux.
***
Renekton passa l’entrée de la demeure familiale et resta figé. Son frère était assis près de la table à manger. Son insigne doré de Shurima brillait sur sa poitrine. Il esquiva son regard et referma la porte derrière lui, en baissant la tête. Ses doigts laissèrent des traces de sang sur la poignée.
La jointure de ses phalanges avait morflé sous la violence des coups qu’il avait donné. En retour il avait écopé de plusieurs vilains hématomes et d’une arcade sourcilière réduite en miettes.
Ajouté à cela ses vêtements déchirés et couverts de poussière, il ne devait pas être beau à voir. Pourquoi fallait-il que Nasus se pointe précisément à ce moment là ?
Nasus se leva sans dire un mot et réapparut un instant plus tard avec le nécessaire de premiers soins.
Il fit signe à Renekton qui restait planté près de la porte de s’asseoir avec lui. Il s’exécuta.
Nasus prit la main de son frère dans la sienne et commença à nettoyer les plaies.
– Je peux le faire moi-même tu sais, avança Renekton pour briser le silence.
– Je sais.
Le chiffon imbibé d’alcool passait le long de ses doigts et en effaçait les traces de sang, comme s’il n’était rien arrivé.
– Qu’est-ce qu’il s’est passé ? demanda finalement Nasus.
– Une bande d’étrangers. Ils m’ont mal regardé.
Sa justification lui parut bien maigre alors qu'il la prononçait à haute voix. Mais sur le moment ça lui avait semblé la seule réaction à avoir. Son sang s’était mis à bouillir et la situation avait dégénéré avant même qu’il n’eût le temps d’en prendre conscience.
Nasus ne répondit rien. Ni accusation, ni reproche, ni jugement. Il prit une bande de tissu qu’il enroula autour de la main de Renekton et contempla le résultat. Il la laissa retomber sur sa cuisse et attrapa un autre morceau de chiffon qu’il imbiba à nouveau d’alcool.
Nasus avait essayé de le raisonner au début, quand il avait déclenché ses premières bagarres de rue, mais rien n’y avait fait et il avait fini par renoncer. Renekton avait continué sur sa voie. Il avait le sang chaud, c’était ainsi. A quoi bon lutter contre sa nature ? La situation lui convenait telle qu’elle était. A une exception près. Le regard que Nasus posait sur lui, toujours débordant d’inquiétude. Ce n'était pas ainsi qu’il voulait paraître à ses yeux. Mais il faisait avec, tout comme Nasus faisait avec son caractère incontrôlable. Chacun fidèle à son rôle. Le petit frère à problème. Le grand frère protecteur.
Cet accord tacite était la raison pour laquelle il laissait Nasus s’occuper de lui alors qu’il mourrait d’envie d’envoyer balader cette main qui le dorlotait comme s’il était encore un gamin.
Nasus appliqua le chiffon sur son arcade sourcilière et Renekton retint un grognement.
– Et si tu t’enrôlais ? suggéra soudainement Nasus.
Renekton scruta son frère pour savoir s’il plaisantait. S'enrôler ? Lui ? Pourquoi faire ? Qu’est-ce que ça lui apporterait ? Il écarta les questions qui lui venaient d’un revers de main. De toute façon, c’était impossible pour le moment.
– J’ai pas l’âge.
– Je peux arranger ça. Je connais celle qui s'occupe des nouvelles recrues.
Nasus faisait partie des forces armées de Shurima. D’une certaine manière. Après ses études à l’université, il avait été repéré pour son brillant esprit stratège, et avait rapidement gagné sa place dans les rôles de commandement.
– Tu pourrais servir Shurima, poursuivit-il. Avoir une raison de te battre.
Les questions revinrent alors dans l’esprit de Renekton et il commença à envisager cette possibilité sans réussir à l’appréhender pleinement.
– Tu aimes te battre, avança Nasus. Et tu es de toute évidence doué pour ça. Shurima a besoin d’éléments comme toi.
Etre utile à Shurima. Aux yeux de Nasus, c’était le plus beau compliment qui soit. Renekton le reçut comme tel et son cœur se gonfla. Il entrevit le moyen de retrouver ce à quoi il avait dû renoncer à cause de son mauvais comportement. Le moyen de rendre son frère fier.
Nasus passa le tissu sur le contour de son visage pour essuyer le sang séché qui y avait coulé.
– Je vais y réfléchir, concéda Renekton. Mais à une condition.
Nasus marqua une interruption dans ses soins pour marquer son attention.
– Laisse-moi soigner mes blessures moi-même.
Nasus sourit. Il baissa ses yeux sur ses doigts qui restaient agrippés au chiffon couvert de sang. Il inspira, replia soigneusement le tissu en un carré parfait puis le tendit à Renekton.
***
Les soldats shurimiens fendaient les forces ennemies et l'étau que Nasus avait prévu allait bientôt se refermer. Renekton avançait en tête, brisant leurs lignes, ouvrant leurs défenses, frayant un passage pour ses hommes. Parmi la marée de petites fourmis que devenaient les soldats depuis le poste de commandement, Nasus parvenait toujours à discerner son frère.
Ses plans de bataille minimisaient systématiquement le coût en vie humaine. C’était ce qui primait pour Nasus. Mais nulle bataille ne se remporte sans sacrifice. Et le seul qu’il n'était pas prêt à faire était celui de son frère.
Il restait pourtant serein. Renekton était brillant. Il était fait pour ça. La rigueur et la discipline militaire avaient su canaliser son tempérament sanguin et lui avaient permis de déployer tout son potentiel. Il avait gravi les échelons petit à petit jusqu'à devenir capitaine. Sa réputation s’était forgée dans le sang et dans ses victoires. Maintenant sa simple présence suffisait parfois à obtenir la reddition adverse.
Et quand ils étaient réunis, quand son esprit stratège s'alliait à la force brute de son frère, rien ne pouvait les arrêter. L’empereur l’avait bien compris et il envoyait régulièrement les deux frères repousser les frontières du pays. Nasus se pliait à sa volonté. Son devoir était de servir Shurima et la guerre était un mal nécessaire. Mais il chérissait davantage les moments où il pouvait étendre son savoir dans des bibliothèques que ceux où il devait regarder des humains s’entretuer en suivant ses ordres.
Les soldats adverses furent rapidement mis en déroute et le signe de leur abandon flotta bientôt au sommet de la ville.
Kenethet était à eux.
Renekton revint au campement avec ses soldats. Il était couvert du sang de ses victimes. Sa lame en demi-cercle suintait encore.
– Capitaine, salua Nasus.
– Général.
– Tu m’excuseras de ne pas te prendre dans mes bras, dit-il en désignant son armure poisseuse.
Renekton ricana.
– Oui. Il ne faudrait pas salir ta jolie tenue.
Ils marchèrent ensemble jusqu'à la tente de commandement. Renekton déposa son arme et se laissa choir sur l’un des fauteuils. Ses cheveux avaient commencé à grisonner, son visage à se creuser et chaque année qui passait ne faisait que lui apporter de nouvelles cicatrices de combat. Il redoutait le moment où la force de l’expérience ne contrebalancerait plus le poids de l’âge.
Nasus resta debout et lui servit à boire. Ses cheveux à lui étaient déjà entièrement blancs. En tant qu’érudit, cette apparence lui seyait on ne peut mieux. Le temps creusait le puits de sa connaissance et sa seule crainte était de ne pas avoir assez d’une vie pour apprendre tout ce qu’il y avait à savoir sur ce monde.
– Quelle est la suite ? demanda Renekton.
– Tu restes ici pour affermir l'allégeance de Kenethet à Shurima.
– Et toi ?
– Dès que la situation est sous contrôle, je rentre à la capitale.
– Ta bibliothèque te manque ?
– Tu n’as pas idée.
Renekton but son verre d’une traite et se leva.
– Alors file. Je gère.
Renekton en était parfaitement capable, Nasus n’en doutait pas une seule seconde.
– Tu es sûr ? s’enquit-il par acquit de conscience.
– Je dois bien te ménager sinon tu vas finir par me lâcher entre les pattes.
Nasus prit un air faussement outré.
– Merci de ne pas m’enterrer tout de suite. Je n’ai pas l’intention de mourir avant d’avoir fini tous les livres qu’il me reste à lire.
– Tu vas être immortel alors, plaisanta Renekton.
L’ambiance légère flotta entre eux un instant avant que le temps des au revoir ne finisse par s’imposer.
– Je te confie la suite alors, déclara Nasus.
– Compte sur moi.
– Prends soin de toi.
– Toi aussi.
***
Renekton talonna son cheval déjà lancé à plein galop. La pauvre bête soufflait tant elle peinait à maintenir le rythme exigé par son cavalier. Renekton l’abandonna dans le relais le plus proche et repartit aussitôt sur une monture fraîche et reposée.
Depuis deux jours, c’était déjà la sixième fois qu’il changeait de cheval à cause de la cadence qu’il leur imposait. Lui-même n’avait pas dormi plus de cinq heures.
Depuis qu’il avait reçu une lettre de l’empereur en personne. Une lettre qui comportait deux simples phrases :
“Votre frère est malade. Venez au plus vite.”
Arrivé au quartier impérial de la capitale, Renekton sauta à terre et se précipita jusqu’aux appartements de son frère. Il poussa la porte de sa chambre et son souffle se coupa.
Nasus était entendu dans son lit. Les paupières closes, le teint blafard, les bras squelettiques, il avait tout d’un mort.
Renekton ne recommença à respirer que lorsqu’il aperçut les infimes soulèvements de sa poitrine, lui prouvant qu’il était toujours en vie. Les larmes lui montèrent aux yeux. Il s’installa au chevet de son frère et saisit sa main avec délicatesse. Une poigne un peu trop forte et il en aurait brisé ses doigts si frêles.
Comment avait-il pu s’affaiblir aussi rapidement ? Leur dernière rencontre, à la bataille de Kenethet, ne remontait qu’à deux semaines, et rien n’avait pu laisser prévoir cela. C’était tellement abrupt.
– Son état s’est dégradé en quelques jours.
Renekton bondit de sa chaise et s’inclina.
L’empereur se tenait appuyé contre l’embrasure de la porte.
– Votre majesté.
– Les médecins disent qu’il ne passera pas la semaine.
Renekton tourna son regard vers son frère et ne put retenir une larme qui roula sur sa joue. Il l'essuya promptement pour éviter que les autres ne suivent. C’était trop brutal. Il n’était pas prêt.
– Nasus est un grand homme, déclara l’empereur. Je sais à quel point Shurima lui est redevable. C’est pourquoi j’ai plaidé sa cause auprès de Setaka de l’Ost des Transfigurés. Elle lui a accordé le privilège de l’Ascension. Le rituel à été préparé pour lui dans l’urgence. Il s’y soumettra demain. S’il en a encore la force.
L’espoir fleurit dans le cœur de Renekton. Il s’inclina à nouveau face à l’empereur.
– Merci. Je vous suis redevable.
– Vous ne l'êtes pas. C’est le moins que je puisse faire pour lui. Je vous laisse. Veillez à lui faire garder ses forces pour demain.
Renekton retrouva sa place auprès de son frère. Sous le poids du manque de sommeil et de l’avalanche d'émotions fortes qu’il venait de subir, il s’assoupit, la tête posée sur le rebord du lit. Plus tard, une pression sur son épaule le fit émerger. Nasus avait les yeux ouverts et le regardait. Renekton se redressa aussitôt.
– Nasus. Tu es réveillé ? Comment tu te sens ?
– Prisonnier, souffla Nasus. Prisonnier de mon propre corps. Mon cerveau est la seule chose qui fonctionne encore correctement dans cette carcasse.
– Qu’est-ce qu’il t’est arrivé ?
– Personne ne sait. C’est arrivé du jour au lendemain et aucun remède n’a fonctionné.
– Peu importe maintenant. Tu vas pouvoir bénéficier de l’Ascension. Tu vas continuer à vivre.
– Oui, fit Nasus sans enthousiasme.
– C’est l’effet que ça te fait ? Devenir un Transfiguré ?
– Ça ressemble à un acte de charité envers un vieillard mourant. Pas à un honneur durement mérité.
– Sottise ! Penses-tu donc que tous les vieillards mourants de ce pays deviennent des Transfigurés ?
– Non, reconnut Nasus. Evidemment non.
Il sourit en regardant Renekton.
– Depuis quand es-tu si réfléchi ?
– J’ai eu un bon modèle, répliqua Renekton.
Nasus se redressa difficilement dans son lit. Sa douleur était visible dans le moindre de ses mouvements. Il tendit le bras vers le verre d’eau sur sa table de chevet, ses doigts s’y refermèrent. Sa main tremblait tant qu’elle fit abondamment déborder l’eau. D’un réflexe, Renekton plaça ses mains en coupole en dessous du verre, prêt à le rattraper, se faisant violence pour ne pas lui arracher des mains et lui donner à boire lui-même. Nasus parvint à l’amener jusqu'à lui, mais quand il voulut le porter à ses lèvres, le verre lui échappa et l’eau se répandit sur ses draps.
Renekton n’y tint plus. Faisant fi du besoin évident qu'avait son frère de préserver son amour propre, il essuya l’eau et reprit le verre avant de le remplir à nouveau.
– Je vais t’aider, affirma-t-il.
– Appelle plutôt les domestiques.
– S’il te plaît, Nasus. Laisse-moi être là pour toi.
Il prit son silence comme un accord trop difficile à prononcer. Il approcha le verre de ses lèvres et Nasus y but à petites gorgées. Puis il fit de même avec une bouillie que Nasus mangea péniblement, cuillère après cuillère. Renekton prépara une nouvelle bouchée et s’arrêta net. Des larmes ruisselaient sur les joues de Nasus. Il gardait la tête baissée, le regard rivé sur ses mains.
– C’est effrayant tu sais. Tellement effrayant. Etre réduit à ce point.
Renekton reposa l’assiette et prit sa main entre les siennes.
– Tout va bien se passer. Dès demain, ça ne sera plus qu’un mauvais souvenir.
Nasus osa relever la tête. Ses yeux humides s’accrochèrent aux siens.
– Merci d'être là.
Renekton essuya les larmes sur ses joues.
– Repose toi. Je reste à tes côtés.
Il l’aida à se rallonger et il le regarda sombrer dans le sommeil, le cœur serré. Il avait affiché un optimisme qu’il n’avait pas. Il voulait s’accrocher à l’espoir de l’Ascension. A la nouvelle vie qu’elle accorderait à son frère. Mais il n’arrivait à écarter la question qui le tourmentait.
En aurait-il la force ?
***
Malgré l’urgence dans laquelle la cérémonie avait été préparée, les shurimiens qui avaient fait le déplacement pour y assister étaient au moins aussi nombreux que pour celle d’Elena.
Le chariot traversa la foule et s’arrêta au pied de l’estrade. La lumière du Disque Solaire nimbait l’esplanade. Cette lumière était pour lui. Rien que pour lui.
Nasus tourna son regard vers Renekton face à lui, qui le scrutait avec insistance.
– Qu’est-ce que tu as ?
– Je mémorise ton visage. Il va me manquer.
Nasus sourit.
– Tu penses que je serai quoi ?
– Un chacal. Rusé comme tu es. Et toi ?
– Un crocodile. Parce que tu adores les crocodiles.
Renekton lui rendit son sourire et descendit du chariot.
Nasus inspira et prit appui sur un montant pour se lever.
– Tu veux que je t’aide ? s'inquiéta Renekton.
– Non.
Il devrait monter les marches seul. Alors il devait être capable de se lever seul. Il mobilisa ce qu’il restait de force dans ses muscles atrophiés et se redressa. Ses jambes vacillèrent mais elles tinrent bon, même quand il descendit du chariot et qu’il quitta ses appuis.
Il se posta face à l’escalier. Une simple formalité pour tous les Transfigurés qui étaient passés par là. Pour lui, une véritable épreuve. Il congédia Renekton d’une phrase :
– On se revoit dans un instant.
C'était une promesse livrée les yeux dans les yeux. Une promesse autant pour Renekton que pour lui-même.
Renekton acquiesça gravement avant de prendre place aux premières loges, aux côtés de l’empereur, de sa famille, des émissaires de l’Ost des Transfigurés et d’Elena. Elle était majestueuse dans son apparence intemporelle. Nasus la rejoindrait bientôt.
Il prit plusieurs profondes inspirations. L’estrade devant lui semblait aussi haute et inaccessible que le mont Targon. Cela relevait déjà du miracle qu’il tienne debout.
Nasus se ressaisit. Il allait y arriver. Il le fallait. Un pas après l'autre.
Il posa le pied sur la première marche, bientôt rejoint par l’autre.
Une marche
Il renouvela la démarche, son pas sensiblement plus incertain que la première fois.
Une marche
A chaque pas, son corps pesait un peu plus sur ses jambes fragiles.
Une marche
La pierre devenait braises ardentes sous ses pieds. La douleur remontait le long de ses jambes et fusait dans sa colonne vertébrale.
Il serra la mâchoire et avança.
Une marche
Ses nerfs lui renvoyaient la sensation qu’une myriade de petits éclats de verre avait remplacé son sang dans ses veines. Ça ne l’arrêta pas.
Une marche
L’effort et la chaleur du soleil le faisaient transpirer à grosses gouttes, et son souffle était court. Il prit appui sur la marche suivante et un craquement se fit entendre. Sa jambe le trahit, il s’effondra de tout son long dans les escaliers. Le choc le sonna. Il lui fallut plusieurs minutes pour retrouver ses esprits, pour se rappeler ce qu’il faisait là. L’Ascension. Grimper ces marches. Se relever et devenir un Transfiguré. Tout cela lui parut futile tout d’un coup. A quoi bon ? Pourquoi s’infliger toutes ces souffrances ? L’idée de laisser le grand sommeil venir le cueillir était si séduisante. Il n’avait qu’à rester là et attendre la flèche de l’Agneau.
Non.
Il n’avait pas le droit. Il avait promis.
Ses jambes ne le portaient plus. Qu’à cela ne tienne. Il poussa de toutes ses forces sur ses bras et parvint à se hisser encore un peu plus proche de son but.
Une marche
Le peu d’énergie qu’il lui restait était passée dans ce geste désespéré. Tout son corps n’était que souffrance. L’estrade était encore si loin. Nasus ferma les yeux. Juste une minute.
Renekton avait cessé de respirer quand son frère s’était effondré. Il avait gardé espoir pendant un instant, voyant qu’il avait encore la volonté d’avancer.
Et puis une terreur sourde s’était nichée au creux de son ventre. Nasus ne bougeait plus. Il renonçait. Renekton l’exhorta mentalement à se relever, à continuer d’avancer. A ramper même s’il le fallait. Il ne pouvait pas s’arrêter là. Il était si proche.
Tout était figé, en suspens. La foule retenait son souffle, attendant sans trop savoir ce qu’il allait advenir. Seul son cœur dans sa poitrine, tel un bruyant métronome, témoignait du temps qui s’écoulait. Nasus ne bougeait toujours pas.
Renekton jeta un regard sur l’assemblée immobile. Personne ne ferait le moindre geste pour Nasus. Il n’y avait que lui pour lui venir en aide.
Poser le pied sur l’estrade était un sacrilège pour le commun des mortels. Cela n’avait plus la moindre importance. Renekton foula les marches, au mépris des protestations indignées qui s’élevèrent derrière lui. Il rejoignit son frère et lui secoua doucement l’épaule.
– Nasus. Ce n’est pas le moment de dormir.
Nasus battit plusieurs fois des paupières, comme s’il essayait de comprendre ce que Renekton faisait là. La lassitude peignait ses traits, et lui fit passer son envie de protester contre sa présence qui bravait les règles.
– Tu viens recueillir mes dernières paroles ?
– Qu’est-ce que tu racontes ? Je viens t’aider à te relever. Tu ne peux pas renoncer si près du but.
– C’est inutile. J’ai essayé de toutes mes forces. Je ne ferai pas un pas de plus.
– Tu es aux portes de ta gloire.
– Cruelle ironie n’est-ce pas ? C’est sans doute la preuve que les dieux ne m'ont pas jugé digne.
– C’est dans la lumière du Disque Solaire qu’est rendu le jugement des dieux. Pas dans un foutu escalier.
– D’une façon ou d’une autre, mon destin n'était visiblement pas de devenir un Transfiguré. J’accepte mon sort.
– Pas moi. Je ne peux pas te regarder rendre ton dernier souffle dans ces maudites marches sans rien faire.
– Tu ne dois pas te sentir coupable. Tu n’y peux rien.
– Si, j’y peux quelque chose.
– Qu’est-ce que… commença Nasus avant de comprendre. Non ! Je te l’interdis.
– Tu mérites l’Ascension. Tu mérites de passer sous cette lumière et de devenir un Transfiguré. Tu en as toujours rêvé.
– Pas si ta vie est le prix à payer.
– C’est un sacrifice que je suis prêt à faire. Pour toi.
– Comment veux-tu que j’accepte que tu donnes ta vie pour me sauver ?
– Comment veux-tu que j’accepte ta mort alors que je suis en mesure de te sauver ?
Le silence s’imposa. Nasus et Renekton se dévisageaient, comme s’ils pouvaient partager la profondeur de leur détresse respective par un simple regard.
– Nous sommes dans une impasse, Nasus.
Il faut du courage pour affronter sa propre mort. Il en faut encore davantage pour vivre avec celle de ses proches. Nasus ou Renekton. L’un d’eux devait porter ce fardeau. L’un d’eux devrait vivre avec la mort de son frère sur la conscience.
Renekton n'avait pas cette force. Nasus était sage. Lui il l’aurait.
La lumière brillait au sommet des marches. Le salut de Nasus. Une promesse de mort pour Renekton.
Nasus comprit ce qui se tramait dans la tête de son frère en voyant le résolution dans son regard. Il comprit qu’il n’hésiterait pas à profiter de son état de faiblesse pour lui imposer sa décision.
Les larmes montèrent à ses yeux.
– Renekton, non…
– Je suis désolé Nasus.
Alors que Renekton le prenait dans ses bras et le soulevait comme s’il ne pesait rien, Nasus maudit son corps qui le privait de son libre arbitre. Ses membres inertes pendaient mollement dans le vide. Impuissant, il ne pouvait que continuer à implorer son frère qui le conduisait lentement vers la lumière.
– Je ne veux pas. Je préfère mourir.
– Je sais. J’espère que tu trouveras la force de me pardonner.
– Je t’en pris. Laisse moi partir.
– Tu vivras pour nous deux.
Renekton avançait d’un pas ferme, le regard rivé droit devant lui, ignorant les sanglots de son frère.
Une dernière marche.
Il était décidé à faire don de sa vie.
Un acte de générosité absolue.
Le comble de l’égoïsme.
Ils entrèrent dans la lumière.