L'inéluctabilité de la tempête

Chapitre 1 : L'inéluctabilité de la tempête

Chapitre final

2241 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour il y a 3 mois

Cette fanfiction participe au Défi d’écriture du forum Fanfictions .fr : Mamma Mia ! (mai – juin 2024).





Ashe était habituée à la mort. Elle l’avait donnée elle-même de ses flèches de glace bien plus d’une fois. 

Mais tout ce sang entre ses cuisses, cet être mort avant même d’être né, elle ne s’y faisait pas. Qui avait-il de plus contradictoire ? Ce n’était pourtant pas sa première fausse couche, mais elle ne s’y ferait jamais. 

La place à ses côtés dans le lit était vide. Tryndamere était parti chercher l’aide d’une guérisseuse. Celle-ci s’annonça quelques instants plus tard à la porte puis entra. C’était Assia, une femme âgée au visage doux, et certainement la personne la plus érudite de tout le peuple des Avarosans. Ashe lui accorda à peine un regard.  

Elle observait d’un regard éteint les linges maculés de sang entre ses jambes nues et l’amas de cellules qui aurait dû devenir son enfant. Elle l’avait déjà encaissé une fois, puis une autre, se disant que cela arrivait, qu’il fallait seulement blâmer le mauvais sort. Maintenant une petite voix s'insinuait sournoisement dans ses pensées, cherchant à trouver une explication, un coupable à accuser. 

– Est-ce ma faute ? formula-t-elle à voix haute. 

– Non, bien sûr que non. Cela ne dépend pas de toi Ashe. Tu n’y peux rien.  

Au fond d’elle, Ashe savait que la guérisseuse avait raison. Mais la petite voix refusait de se taire, elle continuait d’ajouter la culpabilité à la peine qui l'accablait déjà. 

Assia lui apporta un breuvage, qu’elle but sans poser de question. Puis elle se redressa sur son lit et poussa sur ses pieds pour s’éloigner des linges tachés de sang. 

– Tu peux l'emporter, lâcha-t-elle. 

Assia lui tendit une serviette humide puis empaqueta les draps ensanglantés en un tas avant de quitter la pièce.  

Ashe resta seule dans la grande pièce froide et silencieuse. Une larme franchit la barrière mentale qu’Ashe avait érigée en elle, et roula sur sa joue. Elle l’essuya d’un geste brusque. Elle s’occupa les mains et l’esprit en frottant énergiquement son entrejambe et ses cuisses à l’aide de la serviette. Ceci fait, elle se rhabilla et sortit à son tour de la chambre. 

Tryndamere attendait dans le couloir, juste à l’entrée de la porte. 

– Ashe… 

Il avait toujours mieux manié les armes que les mots, aussi il ne trouva rien d’autre à dire. Il n’avait pas besoin de parler pour qu’Ashe sache qu’il avait cette même épine dans le cœur. C’était aussi son enfant. Elle savait également qu’une des plus grandes sources d’inquiétude de son époux était la crainte qu’il transmette son étrange malédiction à sa descendance. Ironiquement, le fait qu’aucun de leurs enfants n’aient survécu apportait la preuve qu’ils n’avaient pas hérité de l'anormale résistance à la mort de leur père. 

Il tendit la main vers elle mais elle se déroba brusquement. Tryndamere suspendit son geste. Elle savait qu’elle aurait dû partager sa douleur, s’accorder un réconfort mutuel avec celui avec qui elle avait conçu cet enfant. Elle en était incapable.

– Pas maintenant, tenta-t-elle de se justifier.

C’était sans doute égoïste de sa part de le maintenir ainsi à l’écart. Ils subissaient la même perte. Mais une différence cruciale demeurait entre eux. C’était elle qui avait sorti cet être sans vie de ses entrailles. 

– Je sors un instant. Seule. 

Tryndamere hocha la tête en silence et la regarda s’éloigner.

Elle attrapa son arc et quitta sa demeure. Elle fit mine de rendre poliment leur salut à ceux qu’elle croisait dans la rue sur son chemin, sans franc succès. Elle ne voulait voir personne, elle ne voulait parler à personne. Elle franchit l’enceinte de la ville et put enfin profiter du calme qu’elle recherchait. 

A mesure qu’elle mettait de la distance derrière elle, le monde ne devenait plus que paix à ses yeux. L’épaisse couche de neige qui couvrait le sol produisait un agréable crissement sous chacun de ses pas. Le vent soufflait en rafale, balayant ses longs cheveux blancs. 

Ashe avait beau être une importante cheffe de guerre, la neige qui tombait si fort qu’elle recouvrait ses traces juste après son passage lui enseignait sans cesse l’humilité. La puissance de la nature était la seule véritable maîtresse de Freljord. 

Ashe s’imprégna de ces éléments et y puisa du réconfort. Et, comme toujours, elle crut entendre la voix de sa mère se mêler au sifflement du vent.

Depuis qu'elle l’avait vue mourir devant ses yeux, il n'y a avait pas une journée où Ashe ne pensait pas à elle. Mais dans ces moments en particulier, l’ombre de Grena derrière son épaule se faisait d’autant plus tangible. Des trois enfants auxquels sa mère avait donné la vie, Ashe était la seule à avoir survécu. Ce n’était pas un cas isolé. La mortalité infantile était fréquente dans cette région où la brutalité de l’hiver emportait chaque année les plus faibles. Pourtant Ashe se sentit soudain envieuse de ces mères. Que n’aurait-elle pas donné pour avoir la chance de mettre au monde ses enfants ? Elle était à nouveau contrainte de faire le deuil d’un enfant qui n’avait été rien de plus qu’un espoir, plus insaisissable qu’un fantôme, sans même un visage à garder en mémoire. Mais perdre son bébé après avoir pu le tenir dans les bras n’était-il pas plus cruel encore ? Comment Grena avait-elle enduré cette épreuve ? D’aussi loin qu’elle se souvienne, Ashe avait toujours vu sa mère comme une femme forte, elle n'avait jamais pu suspecter la moindre fissure en elle causée par ces pertes. Elle était désormais en mesure de comprendre qu’elle avait enfoui profondément cette blessure. Parce qu’elle ne pouvait se permettre de flancher. Pour sa tribu. Et pour Ashe, sa fille unique pour qui elle avait tout sacrifié. 

C’était maintenant au tour d’Ashe de dissimuler ses failles pour continuer à œuvrer sans relâche pour le grand rêve qu’elle avait pour Freljord. Tant de gens comptaient sur elle.

Cette courte trêve de solitude était tout ce qu’elle pouvait s'accorder. Après quoi, il lui faudrait éteindre ses propres sentiments et continuer de prétendre que tout allait bien. 

Ses pas l'avaient conduite jusqu'à un sommet qui offrait un point de vue sur la vallée, le lac gelé de Rakelstake et le site sacré où Ashe et Tryndamere s’étaient unis. 

Ashe prit une grande inspiration et l’air glacé envahit ses poumons. Sa main alla se poser sur son ventre. Son ventre qui n'abritait plus que ses organes, et plus aucun petit être en devenir. Cette absence plaçait une fois de plus Ashe face à son rapport à la maternité. La question d’être mère ou non ne s’était jamais présentée. L’idée s’était imposée d'elle-même depuis son union avec Tryndamere, et surtout depuis que leur attirance mutuelle les avaient rapprochés bien au-delà de la simple alliance politique. C’était l’ordre des choses. Il n’existait de toute façon aucun moyen fiable d’éviter une grossesse. Alors Ashe était tombée enceinte sans même savoir si elle en avait envie. Elle était cheffe de guerre, quand bien même elle aurait eu la possibilité d’avoir le choix, elle était tenue d’avoir une héritière. Aussi lourdes soient les responsabilités qu’elle transmettrait à son enfant, ce qu’elle essayait de bâtir, sa vision de l’avenir de Freljord, devraient perdurer après elle. 

Pourtant son hésitation quant à son désir réel de maternité n’avait pas empêché qu’elle s’attache de manière viscérale à chacune des petites vies qui avaient commencé à se développer en elle. Qu’elles lui soient arraché n’en était que plus douloureux.

La poudreuse qui tombait en gros flocons avait commencé à recouvrir Ashe, se posant sur sa chevelure, ses épaules, ses jambes. Le froid mordant de l’hiver freljordien restait sans emprise sur la Sublimée qu’elle était. Elle resta encore des heures à se fondre dans la neige, à laisser le vent emporter son chagrin. 

Ce fut le déclin du jour qui la décida finalement à reprendre le chemin vers la cité des Avarosans. Le temps du deuil était terminé, il lui fallait reprendre ses responsabilités. En arrivant dans l'enceinte de la ville, elle demanda aux passants où était Assia et le bouche à oreille d’un peuple où presque tout le monde se connaissait les uns les autres lui apporta sa réponse. Ashe la retrouva au chevet d'un vieillard, depuis longtemps incapable de tenir une arme. Certaines cheffes auraient pu y voir une bouche inutile à nourrir et un gaspillage de ressources pour le maintenir en vie le plus longtemps possible. Ashe n’était pas de cet avis. Chaque vie, même les plus faibles, méritait d'être défendue.

Elle interpella la guérisseuse après avoir attendu qu’elle termine son office.  

– Nous avons huit nouveaux nés qui affrontent leur premier hiver, commença Ashe de but en blanc. Je sais que tu fais déjà ce que tu peux pour leur venir en aide, mais je veux qu’ils deviennent ton unique priorité. Les autres guérisseuses se répartiront le reste du travail pour que toi, tu puisses te dédier entièrement à eux. Leur vie est si précieuse. Veille sur eux Assia.

Assia plongea son regard franc dans celui de sa cheffe de guerre. Ashe eu soudain l’impression qu’elle lisait en elle aussi clairement qu’à travers l’eau pure de la rivière en été. Et sa voix charria avec elle une profonde chaleur dont seul les habitants du nord, ceux qui connaissaient le sens du mot famille, savaient véritablement faire preuve.  

– Tu peux compter sur moi, Ashe. 

Une profonde gratitude emplit la poitrine d’Ashe. Ses bras se resserrèrent autour de la vielle femme, aussi brièvement que fermement. Elle lui souffla un remerciement et repartit avant que l’attitude maternelle d’Assia ne fasse flancher son masque d’impassibilité.

La nuit était tombée quand elle retrouva son foyer. Tryndamere affûtait sa lourde épée dentelée à la lueur d’un feu de cheminée. Il s'interrompit en la voyant franchir la porte. Elle marqua un moment d’arrêt. Son devoir lui avait apporté une distraction, mais maintenant qu’elle se retrouvait seul à seul avec Tryndamere, elle ressentait la peine qui imprégnait la pièce, alourdie par les non-dits. Les sentiments de Tryndamere avaient été trop durs à supporter ce matin même. Désormais, elle était en mesure de les accepter. 

Elle s’installa à ses côtés et posa sa tête sur son épaule. Il l’entoura de son bras. 

Le silence les enveloppa comme dans une bulle, seulement rompu par le bruit de leur respiration synchronisée. Il leur semblait que c’était dans ces moments qu’ils se comprenaient le mieux, que l’absence de mot n’était qu’une forme de communication comme une autre, que le simple fait de respirer le même air suffisait à transmettre tout ce qu’ils ressentaient. 

– J'aurai aimé l’appeler Morten, déclara finalement Ashe, certaine que Tryndamere avait suivi le fil de ses pensées.

– C’était un garçon ? 

– Oui. Je crois que oui. 

– Morten.

Tryndamere prit le temps de s’approprier ce nom, ces quelques lettres, l’identité qu’elles donnaient à leur fils, et la projection qui s’imposa à lui de ce qu’il aurait pu devenir. 

– J’aime beaucoup.

Ashe passa une jambe de l’autre côté de Tryndamere pour se placer à califourchon sur lui. Elle glissa ses bras dans son dos et posa sa tête contre sa poitrine, écoutant le battement sourd de son cœur qui répondait au sien. 

Ils étaient vivants. Ce simple fait en ces moments paraissait aussi évident qu’exceptionnel. 

Tryndamere passa sa main dans ses cheveux. Ashe écouta plus attentivement encore. Et là, elle jura les avoir entendus. Les échos. Des répliques faibles, à peine perceptibles, qui suivaient le rythme des battements principaux. Comme si la poitrine de Tryndamere et la sienne abritaient aussi les frêles cœurs de leurs enfants. Comme si une part de ces enfants subsistait toujours au fond de leurs parents et qu’ils vivaient à travers eux. Cette pensée se mua en certitude et l’esprit d’Ashe s’allégea.

Tant que Tryndamere et elle vivraient, ils continueraient de faire perdurer avec eux le souvenir de ces petits êtres qui n'avaient pu voir le jour. 



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