Les ailes de la fureur

Chapitre 1 : Les ailes de la fureur

Chapitre final

5887 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 24/06/2024 22:44

Cette fanfiction participe au Défi d’écriture du forum Fanfictions .fr : Mamma Mia ! (mai – juin 2024).




Perte et origines



Le soleil réchauffait les écailles écarlates et les grandes ailes membraneuses d’Yvva. Ses yeux reptiliens étincelaient, tournés vers l’azur du ciel où les silhouettes de trois jeunes dragons disparaissaient au lointain. Sa chair et son sang. Sa descendance.

Elle avait accompli son rôle, ils étaient assez grands désormais pour voler de leur propres ailes, et ce qu’elle ne leur avait pas enseigné, il leur faudrait l’apprendre par eux-même.

Il lui restait pourtant un autre devoir de mère. Il restait l’un de ses enfants pour lequel elle n’avait rien pu faire.

Les années avaient passé mais elle n’avait jamais oublié. Ce misérable insecte, ce méprisable humain qui lui avait dérobé un œuf. Le moment était venu de se lancer à sa recherche, de retrouver son petit, de rattraper le temps perdu.

Yvva étira ses ailes et d’un grand battement qui provoqua une rafale de vent, elle s’arracha du sol.



Shyvana déposa son tas de bois dans la ferme en ruine où elle et son père avaient décidé d’établir leur bivouac. La réserve de viande qu’elle avait chassée quelques jours plus tôt suffisait à subvenir à leurs besoins pour un long moment, ses tâches pour leur installation étaient donc déjà terminées. Le soleil était encore haut dans le ciel.

Elle s’accroupit au sol, observant les pentes herbeuses qui plongeaient vers la vallée et le village fortifié en contrebas.

Son père s’était absenté, parti récolter les matériaux et ingrédients rares sur les hauteurs des montagnes d’argents, qu’il revendait ensuite ou qu’il utilisait pour ses sorts. Elle pouvait toujours aller le rejoindre. A moins qu’elle ne tente de se rendre dans le village. Elle n’aurait pas été contre se procurer quelques vivres pour ajouter de la diversité à leur repas. Décidée, Shyvana se releva, laissa un message à l’attention de son père s’il revenait avant elle et descendit vers la vallée.

L’épaisseur des murs qui entouraient le village indiquait le climat d’insécurité qui régnait dans cette région déchirée par les conflits de territoires. A cette heure de la journée, les portes restaient ouvertes, les villageois allaient et venaient pour leurs tâches agricoles.

La première personne que Shyvana croisa fut une jeune femme aussi blonde que les blés dorés qui l’entouraient. Elle leva la tête de sa besogne, son regard se posa Shyvana et elle poussa un cri avant de s'enfuir. Aussitôt alertés, d’autres paysans accoururent et se regroupèrent face à Shyvana, brandissant leurs outils de travail comme des armes.

– Qui que tu sois, créature, nous ne voulons pas de toi ici ! cracha l’un d’eux.

Shyvana resta immobile, évitant le moindre geste qui aurait pu provoquer une réaction de panique. Dans son poing serré se trouvaient les pièces avec lesquelles elle avait espéré payer ses vivres.

– J’ai compris. Je m’en vais.

Qu’est-ce qui avait pu lui faire croire que cette fois-ci serait différente ? Quel que soit le nombre de tentative qu’elle ferait, le résultat serait toujours le même. Le rejet. Elle ne faisait pas partie de leur monde. Ses mains griffues, sa peau dure, épaisse et violette, et son regard de braise en était la preuve.

Elle connaissait son histoire, elle savait qu’elle était née d’un œuf de dragon volé, qu’elle était une anomalie, mélange contre-nature de deux espèces que rien ne rapprochait.

A mi-chemin entre deux mondes. Unique. Seule.

Parfois, elle en voulait à son père malgré tout ce qu’il avait fait pour elle. S’il n’avait pas volé son œuf, si elle était née auprès de sa famille biologique, si elle avait été une véritable dragonne, sa vie aurait été bien plus simple. Elle aurait eu sa place.

Il lui avait révélé l’endroit où sa génitrice nichait, lui offrant la possibilité de la rejoindre. Mais il était trop tard. Le sang de dragon coulait dans ses veines, il faisait partie d’elle et elle s’était faite à cette idée. Mais elle n'était pas une dragonne, elle était incapable de renouer avec ses origines.

Shyvana regagnait le bivouac quand une silhouette ailée se dévoila à l’horizon. A mesure qu’elle se rapprochait, sa nature apparut de plus en plus clairement. 

C’était un dragon. 

Une dragonne. 

Cela ne faisait aucun doute pour Shyvana, elle le sentait, elle le savait : cette créature était celle qui lui avait donné la vie.

Elle n’avait pas recherché ses origines, c’était ses origines qui venaient la retrouver.



Yvva surplombait les terres des humains, son ombre démesurée l’accompagnant au sol, plongeant les êtres qui s’y trouvaient dans des ténèbres passagères, soulevant des cris de terreur dans son sillage. Elle avait passé des mois à parcourir toutes les régions de Runeterra pour retrouver la trace du voleur, et voilà qu’elle touchait au but. Elle remontait la trace de son odeur, qui se faisait de plus en plus forte. Elle y était presque.



Le cœur battant, Shyvana se recroquevilla dans un coin de la ruine, la tête enfouie dans ses bras. Pourquoi était-elle là ? Que voulait-elle ? Était-elle là pour elle ? Ou pour son père ?

Un mauvais pressentiment s’empara d’elle et à ce moment, comme un écho à ses pensées, la voix de son père lui parvint.

– Shyvana !

Il venait de surgir de l’orée de la forêt un peu plus haut. Leurs regards se croisèrent un bref instant, juste avant que la masse de la dragonne s'abatte devant lui, faisant trembler la terre.



Le voilà enfin. Ce si minuscule et insignifiant individu qui avait osé le priver de sa fille, qui avait osé déclencher sa colère. Étrangement, il ne fuyait pas. Non pas que ça aurait changé grand chose à son sort. Son glas avait finalement sonné.

Yvva cracha un torrent de flamme et le voleur s'embrassa, telle une torche humaine. Elle contempla son œuvre. Après toutes ces années, sa vengeance était accomplie.



Shyvana ne pu qu’observer, impuissante, son père disparaître, avalé par le feu, avant de détourner le regard, incapable d’en voir plus. Ses hurlements d’agonie la poursuivirent, charriant avec eux une partie de son supplice. Puis ils se turent. Le monde de Shyvana s’effondra. Il lui semblait qu’on venait de lui arracher une partie d’elle, un fragment de son être. Son souffle lui manquait, elle suffoquait, les joues baignées de larmes.

La créature était encore à quelques mètres d’elle, derrière un maigre mur en ruine. Shyvana étouffa ses sanglots.



Des restes de constructions humaines, provenait une odeur entêtante qu’Yvva aurait reconnue entre mille. Celle de sa fille disparue. Pourtant, cette odeur avait quelque chose de dérangeant. Comme si l’humain qui s’était trouvé avec elle avait déteint sur elle. Une appréhension se saisit d’Yvva alors qu’elle s’approchait. Une appréhension dont la cruelle confirmation lui fit l’effet d’une flèche en plein cœur.



La tête immense de la dragonne apparut dans une ouverture de la ruine. Ses yeux de braises dont la fine pupille ne laissait qu’une fente obscure se braquèrent sur Shyvana. Ses naseaux soufflaient de la fumée, sa gueule entrouverte expirait son haleine brûlante. Elle était si proche et si démesurée que Shyvana pouvait se faire dévorer en une seule bouchée. Elle resta immobile, respirant à peine, poussant sur ses pieds comme pour tenter de se fondre dans le mur dans son dos. Ses larmes s’étaient immédiatement taries et ses yeux écarquillés restaient rivés sur la créature, attendant avec fatalité le sort que lui réservait sa génitrice.



Une humaine. Celle qui se trouvait là, et dont émanait l’odeur de sa fille était une humaine.

Yvva resta figée, en suspens, scrutant cet être minuscule, avec ses membres si faibles et rachitiques, abasourdie par l’incompréhension.

Comment était-il possible que d’un œuf de la plus noble des créatures, naisse un individu de la pire des espèces ? C’était inconcevable. Yvva avait redouté autant qu’elle avait espéré cette rencontre. Elle savait que recréer un lien avec sa fille disparue serait ardu et elle s’y était préparée. Mais elle ne s’était pas préparée à ça. Comment aurait-elle pu ? Sa fille ne pouvait pas être une humaine. La frustration s’empara d’elle, elle poussa un hurlement et s’enfuit dans le ciel.


Le rugissement de la dragonne fit vriller les tympans de Shyvana. Les questions se bousculèrent dans son esprit quand elle la vit se retirer, sans qu’elle n’y trouve de réponse. 

Elle sortit de sa cachette et se précipita vers son père. La cause de sa mort la priva d’un recueillement paisible. L’odeur de chair brûlée lui souleva le cœur, et la vision de son corps calciné lui noua l’estomac. Elle se détourna alors que les larmes effacées par la peur refaisaient surface.

Ses origines l'avaient rattrapée, son père en avait payé le prix. La créature qui lui avait donné la vie avait pris celle de l’homme qui avait pris soin d’elle depuis sa naissance.

Elle revoyait dans le bref et ultime regard qu’ils avaient partagé, la tranquille résolution qu’il avait affichée. Elle comprenait maintenant que son père s’était attendu à ce jour depuis le début, issue inéluctable face à la colère d’une dragonne qu’il avait provoquée.



Sa fille, sa précieuse fille, à laquelle elle avait pensé chacun des jours de leur insupportable séparation. Une humaine. La rage monta en elle et se déversa en un torrent de flammes sur un nid d’humain en contrebas. Qu’ils brûlent ! Qu’ils brûlent tous pour cet outrage !



De ses mains griffues, elle creusa un profond trou au pied d’un chêne puis elle tira ce qu’il restait de son père pour l’y enterrer. Devant sa tombe de fortune, elle lui fit ses adieux. La gratitude, les regrets et les remords se mêlaient en elle, supplantés par une douleur écrasante. Ses larmes séchées laissaient leurs traces salées sur son visage.

La dragonne avait disparu, laissant derrière elle, dans le bas de la vallée, le village fumant noirci par les flammes. Elle avait reporté sa colère sur des innocents, victimes collatérales dans un conflit qui ne les concernait pas. Tant de morts.

Shyvana savait qu’elle pouvait revenir à tout moment. Elle ne pouvait se permettre de s’attarder plus longtemps. Elle devait s’en aller.



La tête posée sur ses pattes griffues, sa queue battant l’air derrière elle, Yvva observait distraitement le paysage depuis son perchoir montagneux. Le flot d’émotions qui l’avait emportée et empêchée de réfléchir retombait désormais, et elle pouvait finalement songer à ce qu’elle devait faire. Devait-elle la tuer ? Rayer cette anomalie de l’existence ? Devait-elle l’abandonner, faire comme si elle n’existait pas ? 

Peu importait à quel point l’humiliation était grande, peu importait son apparence, elle en serait incapable. Elle restait sa fille.

Plus que ses jambes et bras, sa taille ridicule et son absence d’aile, c’était ses yeux que retenait Yvva. Une étincelle y brûlait, ils n’avaient rien d’humain. Tout n’était peut-être pas perdu, il y avait encore un espoir.

Quel but plus important que celui-là restait-il dans sa vie ? Elle ramènerait sa fille dans le droit chemin, quoi qu’il en coûte. 



A de nombreuses reprises dans les semaines qui suivirent, Shyvana perçut la présence de la dragonne qui se rapprochait. Elle la cherchait. Couvrant son odeur sous les peaux des proies qu’elle chassait pour se nourrir, se dissimulant des coins sauvages et reculés, Shyvana vivait ainsi, persuadée que c’était son destin désormais. Fuir ses origines dans une partie de cache-cache éternelle avec sa génitrice. Avec la solitude pour fardeau. Son père avait laissé bien plus qu’un vide derrière lui, il ne se passait pas une journée sans qu’elle ne pleure sa perte. Il lui arrivait même, dans ses moments les plus sombres, d’envisager d’aller le rejoindre, tant elle subissait sa vie dépourvue de sens. 



Sa fille la fuyait, elle l’avait compris. Dès qu’elle parvenait à retrouver sa trace, elle lui échappait à nouveau. Il n’y avait rien d’étonnant à cela. L’humain avait eu des années pour lui retourner le cerveau, pour la monter contre elle. Cela ne faisait rien, Yvva était patiente et elle avait tout son temps. Elle la retrouverait, et elle parviendrait à la guérir du poison de cet humain, de sa perversion, d’une façon ou d’une autre.




Rencontre et avenir



Shyvana avait une nouvelle fois échappé à sa poursuivante, brouillé les pistes et pris de la distance. Combien de temps encore cette cavale durerait-elle ? 

La forêt où elle se trouvait était envahie d’une puissante odeur qui se mêlait à celle du humus, de la terre humide et des feuilles mortes. L’odeur du sang. Shyvana suivit ces effluves jusqu'à l’orée de la forêt, où le spectacle se dévoila à elle. Un champ de bataille. Un vaste enchevêtrement de cadavres. Partout où se posait son regard, elle ne voyait que gorges tranchées, crânes enfoncés, membres arrachés… La prédisposition des humains à semer la mort valait parfois bien celle des dragons.

Le plus grand nombre de soldats morts portaient les armures claires de Demacia. Les autres étaient des Noxiens, à en juger par leur équipement. Étrangère à toute nation, Shyvana ne pouvait saisir les enjeux de cette bataille. Mais elle savait qu’il y avait des réalités où les humains n’avaient d'autre choix que de se battre pour ce qui leur était cher.  

Les charognards, comme elle attirés par le sang, rôdaient dans cette scène de carnage. Coyotes, corbeaux et vautours faisaient festin. Face à un volatile qui enfouissait son bec dans une plaie pour en extirper des abats, une partie de Shyvana fut prise de dégoût. Une autre part d’elle trouva cela… appétissant. L’odeur de la chair humaine à vif lui donnait faim. 

L’horreur d’avoir ne serait-ce qu'envisager cette atrocité révulsa Shyvana. Elle ne voulait pas être ce monstre. Elle couvrit son nez de sa paume et se détourna avant que la tentation ne la fasse céder à ses instincts bestiaux. Elle se renfonça dans la forêt. 

Alors qu’elle continuait sa fuite sans fin et sans répit, elle tomba à nouveau sur le corps d’une Demacienne, tuée d’une plaie en plein ventre, seule dans les alentours. Shyvana passa son chemin, et plus loin, elle en trouva encore d'autres. Comme s’ils avaient tenté en vain de fuir depuis le champ de bataille et qu’ils avaient tous été rattrapés par leurs ennemis, les uns après les autres. 

Intriguée, Shyvana remonta cette piste de miettes de pain macabre durant plusieurs jours. Elle voulait savoir si certains d'entre eux avaient réussi à s’en sortir. Son puissant odorat la guidait sur son chemin et elle repéra dans l’air la trace d’un autre soldat. En s’approchant, elle remarqua une longue trace de sang sur le sol. La nouvelle victime avait dû se traîner sur des mètres, dans une tentative désespérée de se sauver, abandonnant derrière elle une quantité importante de sang encore frais. Shyvana trouva le soldat effondré auprès d’un arbre mort et elle se précipita aussitôt vers lui. Plongé en pleine inconscience, une flèche enfoncée dans son flanc, il respirait toujours. C'était un jeune homme, tout juste adulte. Une barbe rase s’étalait sur ses joues sales. 

Shyvana avança ses mains vers la flèche avant d’arrêter son geste. Devait-elle la retirer ? Elle n’en avait aucune idée. 

Mais elle savait qu’elle pouvait le sauver. 

Shyvana jeta un regard tout autour d’elle, précaution superflue dans un lieu aussi désert mais à laquelle elle ne se soustrayait jamais. Puis elle se métamorphosa. Son cou s’allongea, son corps devint massif et imposant, sa colonne vertébrale se prolongea d’une queue, son cuir violet se transforma en épaisses écailles écarlates, ses jambes se muèrent en puissantes pattes et ses bras en une paire d'ailes membraneuses.

Sous sa forme humanoïde elle était adulte, mais en dragonne elle était loin d’avoir terminé sa croissance. Sa taille demeurait tout de même imposante et sa transformation déracina plusieurs arbres dans le sous-bois trop encombré pour elle.

Elle attrapa avec délicatesse le soldat d’une patte et prit son envol, arrachant les branchages sur son passage pour s'extirper de la canopée. Elle traça vers l’ouest et repéra une citadelle isolée construite à flanc de montagne où flottait le drapeau demacien. Elle plongea à couvert, son protégé fermement maintenu entre ses griffes.

Lorsqu’elle se présenta à l’entrée des fortifications, elle avait retrouvé sa forme humanoïde et elle portait le blessé sur son dos. Le soldat qui montait la garde empoigna son arme dès qu’il la vit.

– Je m’en vais ! le rassura aussitôt Shyvana. Cet homme est l’un des vôtres, il a besoin de soins. 

Le soldat jeta un regard sur le blessé et ses yeux s’agrandirent.

– Par la Protectrice ailée ! s’exclama-t-il. Le prince !

Il sonna aussitôt l’alerte. En moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, l’information se propagea et un attroupement se réunit à l’entrée. Toute l’attention était focalisée sur le prince si bien que la présence de Shyvana passa inaperçue. Le blessé fut déposé sur une civière et emporté à l’intérieur. Elle avait fait ce qu'elle pouvait pour lui, il était entre de bonnes mains. Elle s’apprêta à s'éclipser discrètement, quand un homme l’interpella. 

– En tant que commandant de la garnison de Grivemuraille et au nom de tout Demacia, je vous remercie. Qui que vous soyez…

Il marqua une pause et scruta Shyvana, dont l’apparence le rendait visiblement mal à l’aise. 

– …ou quoi que vous soyez, vous nous avez ramené notre prince héritier, nous vous en sommes redevables. 

– Je… De rien.

– Je pense que le prince aimerait vous remercier en personne quand il sera en capacité de le faire. Si vous voulez bien rester un instant, nos portes vous sont ouvertes. 

Shyvana resta stupéfaite par cette proposition. L’idée de savoir si son protégé allait s’en sortir l’attirait. Sans trop savoir quoi dire, elle hocha la tête et suivit le mouvement jusqu’à l’enceinte de la citadelle. On la laissa attendre, alors que le prince était confié aux bons soins des médecins. Fascinée de pouvoir enfin découvrir une ville de l’intérieur, elle passa le temps en déambulant dans les rues. Elle croisa des civils et affronta leur regard plein de méfiance. Mais pourtant elle ne ressentit aucune agressivité de leur part. Ce qui pour Shyvana, constituait l’accueil le plus chaleureux qu’elle n’ait jamais connu. La raison de sa présence ici avait déjà dû se répandre. Shyvana songea avec ironie qu’il était heureux pour elle d'être tombée sur un prince agonisant dans les bois, et qu'elle aurait sans doute eu le droit à moins d’égard et de clémence sur sa nature si elle n’avait sauvé qu'un simple soldat.

La balade de Shyvana se faisait sous la surveillance de deux gardes qui la suivait de près. Elle était accueillie, mais pas sans crainte. Elle ne leur en voulait pas, elle comprenait. Elle était une inconnue étrange et ils avaient des personnes à protéger. Et d’une certaine façon, elle les enviait. Pendant une folle seconde Shyvana s’imagina revêtir cette armure étincelante. Ces soldats faisaient partie d’un tout, liés par un but bien plus grand qu’eux et ils se battaient ensemble pour ce qui leur était cher. Qu'y avait-il de plus louable ? 

Après un moment, le commandant vint la trouver pour lui annoncer la nouvelle : 

– Il est tiré d'affaire, il demande à vous voir.

Il la guida jusqu’à une pièce et l’invita à entrer. Shyvana poussa la porte, prête à recevoir le regard terrifié de celui qu’elle avait sauvé.

Pourtant quand ses yeux croisèrent les siens, elle n’y lut que de la surprise. Il se redressa sur ses coussins, et l’invita à s'asseoir à côté de son lit. Ses cheveux bruns tombaient en dessous de ses oreilles et accentuaient la pâleur de son visage, qui s’expliquait par la quantité de sang que Shyvana avait trouvé sur le sol de la forêt. 

– Je crois qu’il n'y a pas de grand discours plus efficace qu’un simple mot. Merci. Je vous dois la vie. Je ne l’oublierai pas.

– Ce... n’était rien.

– Je me nomme Jarvan, quatrième du nom.

– Shyvana.

– Shyvana, vous êtes mon invitée dans ces lieux aussi longtemps que vous le souhaitez.

Shyvana resta muette. Habituée à la peur et au rejet, elle était déstabilisée face à une réaction aussi calme et bienveillante. Elle scruta son interlocuteur avant d’oser formuler ce qui la tourmentait.

– Vous ne me demandez pas ce que je suis ?

– Vous êtes celle qui m'a sauvé, je n'ai pas besoin d’en savoir plus.

– Vous ne me demandez pas comment j’ai fait pour vous amener jusqu’ici ?

– Quel que soit le moyen, vous l’avez fait pour me sauver. 

– Mais, vous…

– Shyvana, l’interrompit doucement Jarvan. Il est vrai que votre apparence est inhabituelle, mais cela importe peu. Rien ne vous oblige à dévoiler votre identité. Vous êtes mon invitée et si quiconque vous cause du tort dans cette citadelle, il aura à en répondre devant moi. 

Le cœur de Shyvana s’emballa. Elle qui n’avait connu d’autres interactions qu’avec son père, était troublée qu’on lui accorde autant d’attention. Elle se prit à rêver de ce que serait ses journées si elle acceptait l’invitation. Et puis l’image de sa génitrice s’imposa dans son esprit suivie de celle du corps de son père et du village en flamme. Elle reprit ses esprits. 

– J'apprécie l'invitation. Vraiment. Plus que vous ne pouvez l’imaginer. Mais il est temps pour moi de repartir. 

Shyvana vit la déception s’afficher sur le visage de Jarvan. 

– Je sais que vous m’avez sauvé, que je n’ai rien à demander de plus de votre part, mais… Une longue convalescence s’annonce pour moi et je préférerais la passer à vos côtés, plutôt qu’en compagnie du commandant.

Il désigna la porte d’un mouvement de la tête et ajouta sur le ton de la plaisanterie :

– Loin de moi l’idée de remettre en question ses compétences pour son poste, mais je doute de ses qualités en tant que garde-malade.

– Je ne suis pas sûre d’être mieux qualifiée pour ça, rétorqua Shyvana en souriant.

– Laissez-moi en juger.

Shyvana ne trouva rien à répliquer et Jarvan redevint sérieux.

– S’il vous plaît. Restez.

Il lui demandait de rester. Elle avait envie de rester. 

Le conduire jusqu'ici avait brouillé la piste, il faudrait du temps à sa poursuivante pour retrouver sa trace. Elle pouvait se permettre de s’attarder. Juste un peu.

– D’accord.



Yvva huma l’air et y repéra la trace infime et lointaine de l’odeur de sa fille. Étrangement, alors qu’elle ne restait jamais en place depuis qu’elle cherchait à la retrouver, ce qui lui compliquait la tâche, cette fois l’odeur localisée indiquait qu’elle s'attardait en un seul lieu. Le cœur d’Yvva se serra. Les humains étaient des êtres si fragiles. Et s’il lui était arrivé malheur ? Elle mobilisa toute la puissance de ses immenses ailes et accéléra. 



Shyvana se tenait au chevet de Jarvan, comme elle aimait à le faire depuis plusieurs jours, quand un cor d’alerte se mit à résonner dans tout Grivemuraille et qu’un soldat déboula dans la pièce. 

– Un dragon ! s’exclama-t-il. 

Shyvana se releva d’un bond. Elle était restée trop longtemps ! Auprès de Jarvan et des Demaciens, qui à l’image de leur prince avaient commencé à l’accepter, elle s'était pour la première fois de sa vie sentit à sa place. Dans son euphorie, elle n’avait pas pris conscience du temps qui passait. Et maintenant elle les mettait tous en danger. 

– Je dois partir.

Jarvan saisit son poignet.

– Attends !

Il se retourna vers le soldat :

– Laisse-nous.

– Mais…

– Laisse-nous !

Le soldat penaud s’effaça en refermant la porte derrière lui. Shyvana observait l’épais cuir violet de son poignet en contact avec la peau souple de la main de Jarvan. Il remarqua sa confusion et la relâcha aussitôt.

– Je dois partir, répéta-t-elle.

– Shyvana, ne pars pas. Je peux t’aider, laisse-moi t’aider. Dis-moi ce qu’il se passe.

– Elle… elle est là pour moi. Son sang coule dans mes veines.

Jarvan encaissa l’information sans frémir et se leva péniblement, tenant son flanc avec une grimace.

– Vous ne devriez pas, le modéra Shyvana.

– Je ne te laisserai pas seule.

Ces paroles touchèrent Shyvana jusqu’au plus profond de son être. Tout prince qu’il était, avait-il les moyens de se mettre en travers du chemin d’un dragon ? Elle n’osait l’espérer et pourtant elle voulait y croire.

– Ne pars pas, réitéra Jarvan.

Le cœur de Shyvana se serra, pris par des impulsions contradictoires. Elle finit par hocher la tête, étouffant ses craintes, et suivit Jarvan jusqu'aux remparts.

La dragonne approchait, droit sur Grivemuraille. Ils n’avaient que quelques minutes pour se préparer. La rigueur de l’entraînement militaire de Demacia fit des miracles. Jarvan donna ses ordres et, en l’espace d’un instant, les civils furent mis à l’abri au centre de la citadelle, les archers prirent leur position sur les remparts, secondés par les fantassins. Quand elle arriva, ils étaient prêts.



Les flèches pleuvaient depuis la citadelle et glissaient sans aucune prise sur sa peau épaisse. Ridicules et insignifiants humains. Qu’espéraient-ils faire contre la fureur d’un dragon ? Elle ne les laisserait certainement pas se mettre en travers de son chemin.

Yvva riposta d’un jet de flamme qui embrasa la moitié des remparts. Les cris de souffrance de ses victimes moururent rapidement dans le brasier. Un coup de ses griffes détruisit un pan entier de mur, projetant les soldats dans le vide.



Les flammes du brasier se reflétaient dans les yeux de Shyvana. Les affreux cris d’agonie des soldats résonnaient dans sa tête. La mort et la désolation. Encore.

Il n’y avait qu’une seule façon de mettre un terme à ce massacre.

Jarvan s’affairait auprès des siens, tentant de sauver ceux qui pouvaient l’être, réorganisant les défenses, maintenant la cohésion des troupes.

Elle en assumerait les conséquences après.

Shyvana se jeta en avant et se métamorphosa en plein vol.  

– C’est moi que tu veux ! hurla-t-elle à sa génitrice, dans ce qui ne sembla qu’un rugissement aux oreilles des humains.

Un sourire s’étira sur le visage reptilien de la dragonne, dévoilant ses crocs, et un éclat se mit à briller dans ses yeux.

– Ma fille. Ta véritable nature se révèle enfin.

– Je ne te laisserai pas les tuer comme tu as tué mon père.

– Ton père ? C’est ainsi que tu nommes celui qui t’a arrachée à moi ?

– Il a pris soin de moi, il m’a aimé comme sa fille.

– Tout comme je l’aurais fait. C’était mon rôle. Il m'en a privé.

– Ne peux-tu pas te contenter de me savoir en vie et heureuse, en restant loin de moi ?

– Non. Je ne t’abandonnerai pas. Tu es une dragonne, tu retrouveras ta place parmi les nôtres. Parmi les tiens.

– Je ne veux pas de cette place.

– Tu préfères vivre parmi les humains ? Je suis prête à les brûler tous jusqu'au dernier, à rayer l’humanité de ces terres pour que tu comprennes que tu ne fais pas partie des leurs.

La dragonne s’apprêta à souffler un nouveau jet de flamme. Shyvana se jeta sur elle de toutes ses forces et percuta son cou de plein fouet. La dragonne broncha à peine et repoussa sa fille d’une facilité déconcertante. Shyvana se lança de nouveau contre elle, sans plus de succès.

– Tu ne m’arrêteras pas, déclara la dragonne. Pas comme ça. Tu n’y crois pas toi-même.

Elle avait raison, Shyvana le savait. Dans un espoir utopique, elle se bridait, par égard pour sa génitrice, et parce que la fureur au fond d’elle la terrifiait. Mais la demie-mesure n’était pas de mise contre un dragon. Elle ne devait pas hésiter.

A son assaut suivant, Shyvana feinta sur le cou une nouvelle fois, et planta sa mâchoire dans le poitrail de son adversaire. Le goût du sang envahit sa gueule. La dragonne grogna et riposta à coups de griffes qui lacérèrent le cuir de Shyvana, l’obligeant à lâcher prise. 

– Ta fureur est mal dirigée, gronda la dragonne. Mais elle est la preuve que tu me ressembles. S’il faut cela pour la réveiller, qu’il en soit ainsi.

Shyvana se relança contre sa génitrice encore et encore tandis que la dragonne ripostait. Elles venaient au contact, se repoussaient, prenaient de la hauteur, s’entrechoquaient à nouveau, comme s’il s’agissait d’une chorégraphie d’un ballet aérien sanglant. Shyvana cherchait à percer les défenses de sa génitrice. Ses crocs se refermaient trop souvent sur du vide, ses griffes manquaient leur cible et ne frappaient que l’air. Elle en revanche ne parvenait pas à échapper aux ripostes de la dragonne, et de nombreuses plaies s’étendaient sur son corps, déversant une pluie de sang en contrebas. Aucune n’était suffisamment sérieuse pour mettre sa vie en danger. Chacun des coups de sa génitrice ne faisait que l’affaiblir tout en augmentant sa fureur. 

La lutte entravait les battements de ses ailes et lui demandait un effort colossal pour conserver son altitude. Un violent coup de queue la sonna à tel point qu’elle manqua de peu de s’écraser. La dragonne profita de cette courte trêve pour plonger encore les humains dans l’enfer de ses flammes. Shyvana poussa un rugissement, témoin de la fureur qui grimpait toujours plus en elle, et se relança de plus belle dans le combat. Compensant sa petite taille par une rapidité et une agilité accrues, elle parvint à se faufiler dans le dos de son adversaire et s’y agrippa de toute la force de ses griffes incrustées dans la chair. Elle planta ses crocs à la base d’une des ailes et s’acharna sur sa prise. La dragonne hurla et s’ébroua, tentant d’arracher son assaillante de son dos. Son aile valide battait frénétiquement pour compenser le manque de la deuxième. Sans succès. Yvva chuta. Shyvana relâcha finalement sa prise et conserva sa hauteur tandis que la dragonne s'écrasait en dessous d’elle, son dos percutant lourdement le sol. Puis elle rabattit ses ailes et plongea à sa suite.



En voyant sa fille foncer vers elle, Yvva eut une bouffée de fierté. Fine et fuselée, puissante et féroce, elle était magnifique. Yvva voyait la détermination brûler dans ses yeux, porteuse de mort. Si telle était la dernière image qu’il lui était donné de voir, elle s’estimait heureuse.

La colère en elle reflua enfin.

La fureur avait été le seul moyen qui s'était offert à elle pour survivre, pour estomper un tant soit peu un autre sentiment, nettement plus douloureux et dévastateur. La culpabilité. Un pieu dans le cœur, une torture éternelle. Rejeter l’entière responsabilité sur le voleur lui avait permis un temps de soulager sa conscience, d’occulter sa propre erreur. Elle n’avait pas su protéger son œuf. Une erreur qu’elle ne s’était jamais pardonnée. La mort n’était-elle pas finalement une punition méritée ?

Puisse-t-elle obtenir le pardon de sa fille.



Shyvana s’abattit de tout son poids sur le cou de son adversaire, l’encastrant dans la roche. Les os émirent un craquement lugubre, la dragonne poussa un râle et s’arrêta de bouger.

Shyvana resta un moment ainsi, petite dragonne sur la dépouille colossale de sa génitrice, retrouvant son souffle, prenant la mesure de ce qu’elle venait de faire. Elle avait donné la mort à celle qui lui avait donné la vie. 

Elle n’en ressentait aucun regret. C’était sa colère aveugle qui l’avait consumée et menée à sa perte, Shyvana n’avait fait qu’y mettre un terme.

Elle reprit son apparence habituelle alors qu’un grand vide s’emparait d’elle. En quelques semaines, les deux êtres qui avaient fait d’elle ce qu’elle était avaient quitté ce monde. Elle venait de couper le cordon ombilical, définitivement.

Il était temps de laisser son passé derrière elle et de se frayer sa propre voie, de forger son existence, d'embrasser sa nature.

Ni humaine, ni dragonne. Les deux à la fois.

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