Destinée

Chapitre 1 : Dame Chance nous sourit

5921 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 06/06/2024 21:57

Note de l’autrice : j’ai fait le choix de rendre son cigare à Graves, mais je ne prends pas l’addiction au tabac à la légère. Prenez soin de vous ♥







Argilapolis – 974



TF avait toujours laissé le sort guider sa route. Ce jour-là, il l'avait conduit jusqu'à Argilapolis, devant l’auberge du Gardien. Un nom pour se donner une image respectable qui, il le savait, cachait en réalité des paris et jeux d’argent illégaux.

Argilapolis était le port du continent le plus proche de l’archipel de la Flamme bleue et de sa cité remplie d’escrocs en tout genre, et il en subissait de plein fouet la mauvaise influence. Une politique s’y était mise en place afin d’éviter de devenir une vulgaire extension mal famée de Bilgewater, instaurant des lois strictes et une milice zélée chargée de traquer toute activité illicite. Comme si cela pouvait suffire. Alors qu’il se dirigeait vers l’arrière salle de l’auberge, TF constata à quel point il avait raison. La pièce était pleine à craquer. Les lois n’avaient jamais empêché qui que ce soit d’agir comme bon lui semblait.

Les cartes dans sa poche se mirent à vibrer avec une intensité inégalable quand il passa proche d’une table où quatre joueurs disputaient une partie. TF fronça les sourcils. Jamais l’appel de ses cartes n’avait été aussi fort. Que pouvait-il bien y avoir de si important à cette table, hormis une habituelle victoire facile et une petite fortune à empocher ?

Il tira la dernière chaise libre et replaça une de ses tresses perlées d’or derrière son oreille.

– Vous permettez ?

Il s'installa sans attendre la réponse et attrapa un serveur à la volée pour lui commander un verre de Solaurée.

L’un de ses adversaires lui évoquait un vieux loup de mer. Une cicatrice barrait sa joue droite, en partie dissimulée par des cheveux gris mal taillés. A sa gauche se trouvait une femme dont le teint hâlé, la longue chevelure noire et les vêtements légers laissaient deviner une origine shurimienne. Presque en face de TF un jeune homme d’environ son âge fumait un cigare. Un imposant tromblon était accroché derrière lui. Le costume propret du dernier joueur et ses joues rasées de près lui donnaient l’air d'un marchand qui n’avait jamais eu à se soucier des fins de mois.

Les cartes furent distribuées, les manches s’enchaînèrent, les mises changèrent de main à plusieurs reprises. Comme à son habitude, TF évitait de révéler son jeu trop tôt. Il faisait profil bas, restant discret pour ne pas attirer l’attention et laissait la partie se poursuivre tranquillement. Tout le plaisir était là. Faire croire à ses adversaires qu’ils avaient la moindre chance, leur laisser miroiter la possibilité de gagner, savourer l’espoir qu’il leur donnait. Puis subitement, remporter toutes les mises sans que personne n’ai rien vu venir.

En attendant, la partie suivait son cours et TF observait avec grand intérêt le jeune fumeur en face de lui. Il trichait. Et il trichait mal. Tenir une pancarte avec inscrit dessus “je suis un tricheur” aurait été plus discret. TF envisagea de le dénoncer mais son risible manège était si amusant à suivre qu’il s’en abstint. Heureusement pour lui, les autres joueurs semblaient aussi aveugles que des créatures des abysses.

La technique laissait à désirer, mais TF reconnaissait que c’était tout de même là une marque d’intelligence. Il faut être idiot pour jouer selon les règles.

La fin de la partie arriva, et avec elle le moment fatidique de révéler son jeu. Chacun étala ses cartes devant lui. Deux seuls jeux attirèrent toute l’attention. Celui de TF et celui du fumeur.

Deux carrés d’as.



– Tricheur ! clama le marchand.

Graves tira une bouffée de son cigare avec un sourire en coin. Voilà qui était inédit. Et divertissant. Il devenait évident qu’il avait sous-estimé le jeune homme face à lui. Avec ses vêtements tout droit sortis de chez le tailleur, ses cheveux soigneusement tressés, et son air arrogant, il l’avait mal jugé.

La stratégie à mettre en place lui vint immédiatement : maintenir le doute sur l’identité du tricheur. L’autre mirliflor avait tout intérêt à coopérer.

– Lequel de nous deux accusez-vous ?

– Qu’est-ce que j’en sais ? L’un de vous deux. Qu’est-ce que ça change ?

Le deuxième accusé prit la relève :

– Pour vous, pas grand chose. L’un de nous a triché, l’autre a une main gagnante. Quelle que soit l’identité du tricheur, vous avez perdu dans tous les cas.

Le vieux loup de mer se désintéressait déjà de la situation, comme si finalement, l’issue de la partie l'avait toujours laissé indifférent. La Shurimienne affichait un air désabusé qui indiquait qu’elle était prête à laisser passer la tricherie évidente par manque de volonté de se battre.

Le marchand serrait les poings sur la table et ses traits se crispèrent.

– Alors je vous laisse vous débrouiller entre vous, mais je récupère ma mise.

Alors qu’il tendait la main pour joindre le geste à la parole, Graves lui agrippa le poignet.

– Sûrement pas.

– Une paire de valet. Qu’espéreriez-vous remporter avec ça ? renchérit le mirliflor. Vous ne pouvez vous en prendre qu’à votre manque de chance.

Indifférents à ce conflit, le loup de mer et la Shurimienne quittaient la table, renonçant à leur mise. Le marchand arracha son bras à l’emprise de Graves et se releva en faisant tomber sa chaise. Il partit en proférant des jurons à en faire pâlir une bourgeoise de bonne famille.

Voilà une étape de réglée. Graves aspira la dernière taffe de son cigare et écrasa le reste.

Bien sûr, il avait triché. Il faut être idiot pour jouer selon les règles. Cela dit, il n’était pas le seul. La chance lui avait donné un coup de pouce pour une fois et il avait obtenu deux de ses quatre as de manière irréprochable.

– Maintenant, réglons nos comptes, lança Graves.

La somme des mises cumulées de la partie s’étalait sur la table entre eux. Un tas de pièces d’or et d’argent. De quoi s’assurer un bon train de vie pour plusieurs mois.

– Cinquante-cinquante ? proposa l’autre.

Graves tiqua. C’était étrangement honnête.

– C'est équitable. Ça cache quelque chose ?

– Je m’en tiens aux résultats. Officiellement, deux carrés d’as, égalité. Officieusement, deux paires d’as, égalité. Sauf si ça ne te convient pas.

– Ça me convient.

Une fois la somme divisée en deux et en soustrayant la part qu’ils avaient eux-mêmes misée, les recettes étaient finalement peu satisfaisantes.

– Cela dit, commença Graves. Il est possible que je connaisse un moyen de gagner plus.

Cette phrase capta immédiatement l’attention de son interlocuteur. Graves sourit et alluma un nouveau cigare avant de reprendre :

– J’ai noté deux faits intéressants sur cette ville. D’abord, certains marchands bénéficient de la proximité de Bilgewater pour faire d’importants profits. Ensuite, il n’y a aucune banque ici pour leur permettre de mettre leur argent à l’abri.

Il vit que le mirliflor avait compris grâce à l’étincelle qui se mit à briller dans ses yeux. Une étincelle qu’il connaissait bien. Celle de l’appât du gain.

– Je cherche un partenaire, conclut Graves après avoir soufflé de la fumée. Quelqu’un qui ne craigne pas de braver les lois.

Une carte dansait entre les doigts de son interlocuteur et Graves crut avoir la berlue en la voyant changer de couleur au gré de ses passe-passe. Le mirliflor la reposa finalement face cachée sur la table avant de répondre avec un sourire énigmatique :

– Il faut être idiot pour suivre les règles.

Graves retira son cigare de ses lèvres.

– Malcolm Graves.

– Tobias Felix.



TF repensait aux événements de la veille au soir en se rendant au rendez-vous convenu avec son nouveau partenaire. D’ordinaire il n’avait jamais eu besoin de tricher. Pas vraiment. Disons qu’il attirait simplement les cartes à lui. Pourtant cette fois, deux as l’avaient trahi pour aller rejoindre la main de ce Malcolm Graves. Il ne savait comment interpréter ce coup du sort.

Il le retrouva au coin d’une ruelle, appuyé contre un mur, son fusil dans le dos et toujours en train de fumer.

– Tu es venu, dit Graves.

– Tu en doutais ?

– Je craignais que tu te défiles.

– Tu m’as fait miroiter une fortune, j’en veux ma part. J’espère que tu sais ce que tu fais.

– Ne t’en fais pas pour ça. J’ai déjà repéré notre cible.

La cible en question était une somptueuse demeure. Située dans un quartier tranquille, face à la mer mais suffisamment éloignée du port pour échapper aux odeurs de poisson et à la proximité des prolétaires, elle surplombait toutes les autres habitations. Autant de signaux que Graves interprétait comme “cambriolez-moi, je suis riche”. Il ne pouvait résister à un tel appel.

– J’ai vu deux occupants en sortir juste avant que tu arrives. On devrait avoir le champ libre.

TF tiqua sur l’utilisation du conditionnel. Il commençait à se demander s'il faisait bien de s’embarquer dans cette histoire avec cet inconnu.

Graves vérifia les mécanismes de son arme et y chargea des cartouches.

– C’est vraiment nécessaire ?

– Simple mesure de précaution.

Il rabattit le barillet dans un claquement sonore, puis se dirigea vers la maison. La rue était déserte. TF suivit le mouvement, en se demandant s’ils n’étaient pas censés camoufler leur identité. Graves avait l’air de savoir ce qu’il faisait, s’il n’en avait pas parlé, c’est que ce n'était sans doute pas nécessaire. De toute façon, son visage était l’un de ses nombreux atouts, le dissimuler serait une grave insulte.

La mode était aux jardins ouverts et dégagés dans ce quartier. Des grillages ou des haies auraient gâché la vue sur mer. Cela arrangeait bien les affaires des deux associés. Une simple clôture d’une trentaine de centimètres témoigna de l’infraction de leur entrée sur un domaine privé.

Ils arrivèrent sous le porche soutenu par des colonnes et TF se plaqua contre le mur.

– C’est quoi le…

Sa question fut interrompue par le bruit de la porte qui s’arrachait de ses gonds sous le prodigieux coup de pied de Graves.

TF resta bouche bée, tandis que son partenaire entrait déjà en lui faisant signe de le suivre. Il leva les yeux au ciel et s’exécuta.

Un gigantesque tableau couvrait le mur opposé du hall d’entrée. Il représentait une fillette assise sur un fauteuil beaucoup trop grand pour elle, et debout de part et d’autre, un homme et une femme qui semblaient avoir eu pour consigne de ne surtout pas sourire.

Graves passa dans la pièce suivante. TF prit le temps de replacer tant bien que mal le battant de la porte arrachée dans l'encadrure derrière eux, avant de suivre son associé.

Tout était si strictement à sa place, rangé et nettoyé qu’ils se seraient cru dans un salon d’exposition plutôt que dans une habitation. Les tables et buffets étaient couverts de marbre tellement lustré qu’ils pouvaient s’admirer dedans, les bibelots en matériaux précieux venant des quatre coins de Runeterra étaient dépourvus du moindre grain de poussière, et les canapés de turquoise et d’or étaient si impeccables qu’il semblait invraisemblable que quelqu'un se soit déjà assis dessus.

– Putain de riche, grommela Graves.

TF admirait les décorations et laissait ses doigts filer sur le marbre lisse. Si la sédentarité avait été son truc, il aurait pu se plaire dans ce genre d’endroit.

Graves essayait de se mettre à la place de ces gros richards pour deviner où ils pouvaient cacher leur fortune. Il en était définitivement incapable. Vivre dans un tel lieu lui était inconcevable. Il commença à fouiller au hasard, ouvrant tous les tiroirs, retournant tout ce qui lui passait sous la main.

TF tira une chaise, sortit un paquet de cartes de sa poche et commença à en étaler sur la table devant lui.

– Tu crois que c’est le moment de jouer aux cartes ?

– T’occupe. Tu as ta manière de faire, j'ai la mienne.

Graves observa son manège. Ses doigts longs et fins faisaient danser les cartes avec dextérité. Il les positionnait, les tournait, les retournait, les ramassait pour les battre et recommençait à nouveau, jusqu'à ce qu’il range son jeu, se relève et déclare :

– A l'étage.

Graves n’avait rien compris à ce qu’il venait de faire, mais son partenaire affichait une telle confiance en lui qu’il le suivit sans discuter.

Le palier supérieur donnait sur un long couloir. Sans même se concerter, les deux associés se repartirent les nombreuses portes qui s’y trouvaient.

Graves en ouvrit une première qui donnait sur une salle de bain. Il passa à la suivante et trouva une chambre d’enfant.

Une peinture murale s'étalait sur tous les côtés. Elle représentait une prairie fleurie sous un soleil si radieux qu’il semblait briller véritablement dans la pièce. Les draps jaunes vifs du lit tentaient d’entrer en concurrence avec lui. Le sol était jonché de peluches et de jouets d’enfant. Sans doute la seule salle où le bazar était toléré. Graves s’apprêtait à refermer la porte pour continuer sa fouille quand un son lui parvint. Un gémissement étouffé, faible, à peine perceptible. Il entra, contourna le lit et découvrit, vainement cachées dans un coin, une jeune femme et une fillette blottie dans ses bras. Des tremblements agitaient la petite, tandis que l’adulte la serrait contre elle en tentant de réprimer les siens. La simple vision de Graves devant elles, son fusil à la main, les rendait muettes de terreur.

Ça n’était pas prévu.

– Heu… Bonjour, balbutia Graves. On vient juste chercher… un truc. Ça sera pas long. Faites comme si de rien n’était.

A en juger par sa robe modeste, la femme était une domestique. La fillette était celle du tableau de l’entrée. Elle fixait l’arme de Graves avec les yeux écarquillés et les joues baignées de larmes.

Petite nature.

Graves devait avoir son âge lorsqu’il avait appris à tirer. Naître avec une cuillère en argent dans la bouche avait ses avantages mais ça déconnectait de la réalité de la vie.

De son côté TF avait ignoré les deux premières portes sur son passage et il en ouvrit une autre qui le mena dans un bureau. Guidé par une intuition, il se dirigea tout droit vers le tableau d’un paysage au mur et le décrocha, dévoilant ce qu’il dissimulait. Il s’était attendu à des mesures de protection bien entendu, mais pas celle-là. Un coffre blindé occupait une alcôve. Le symbole en forme d’engrenage gravé dessus était superflu pour savoir qu’il s’agissait là du résultat du savoir-faire avancé de Piltover en matière de technologie. Pas de serrure à crocheter, pas de mécanisme à forcer, et un acier trop résistant contre lequel même ses capacités explosives ne laisseraient pas la moindre fissure.

Il retrouva Graves dans la chambre d’enfant et ne put s’empêcher une remarque ironique devant les deux occupantes recroquevillées.

– On devrait avoir le champ libre hein ?

Graves grogna.

– Tu as trouvé ?

– Tu sais forcer un coffre de Piltover ?

– Oh...

Mauvaise nouvelle. Graves avait beau être expert dans la démolition de toute sorte de chose, la technologie de pointe de Piltover dépassait ses compétences. D’un autre côté, si les gens qui vivaient là avaient les moyens de s’offrir ce genre de rareté hors de prix, c’était qu’il avait bien choisit leurs victimes.

– Non, admit-il.

L’incertitude était le sel de la vie, il allait improviser.

Renoncer à sa cible et cambrioler quelqu’un d’autre ? Insatisfaisant. Prendre des luxueux bibelots à revendre ? Très peu pour lui. Son regard se posa alors sur la fillette qui était toujours en train de chouiner dans les bras de la domestique. Une monnaie d’échange !

D’un mouvement de la tête, il désigna sa cible à son associé. Ce geste lui suffit pour se faire comprendre. Cela dépassait ce à quoi s'était attendu TF en terme d’illégalité, mais ça ne le dérangeait pas outre mesure. Hors de question de repartir les mains vides.

Lorsque les regards des deux braqueurs se tournèrent conjointement vers sa protégée, la domestique comprit elle aussi.

– Ce n’est qu’une enfant, gémit-elle. Ne lui faites pas de mal.

– On ne va pas lui faire de mal, assura TF. On va simplement l'emmener faire un tour.

La jeune femme, tremblant de tous ses membres, fit barrage entre la fillette et ceux qui voulait s’en prendre à elle.

– Je ne vous laisserai pas la prendre.

Graves soupira. Pourquoi fallait-il toujours que les gens jouent aux héros ? Il ne demandait qu’à ce que ses braquages se passent bien, mais à chaque fois il y avait un idiot zélé prêt à défendre ses biens au péril de sa vie et Graves se trouvait contraint d'employer la force.

– Désolé, lâcha-t-il.

Il leva la crosse de son arme. Un trait doré fila vers la domestique et arrêta son geste. La femme perdit connaissance et s’effondra au sol.

Graves se retourna vers TF.

– Qu’est ce que tu viens de faire ?

– Lui éviter une commotion cérébrale.

– C… Comment tu as fait ça ?

– C’est pas le moment.

La fillette secouait la domestique en pleurant toutes les larmes de son corps.

– Nourrice ? Nourrice ?

TF sortit une nouvelle carte de sa manche, qui se mit luire d’un éclat doré dans sa main. Il la jeta sur l’enfant qui s’évanouit à son tour, retombant sur le corps inanimé de sa domestique.

– D’accord, c'est pas le moment, concéda Graves. Mais tu m’expliqueras après.

Il attrapa la fillette inconsciente et ils redescendirent au rez-de-chaussée, où ils laissèrent en évidence une note avec leurs exigences à l’attention des parents. En espérant ne pas avoir surestimé la valeur de l’amour parental.

Ils ressortirent et se dirigèrent vers la grange abandonnée que TF avait repéré en bordure de la ville en arrivant. Graves portait la fillette endormie sur son dos, comme l'aurait fait un jeune père ou un grand-frère et visiblement, il était crédible dans ce rôle puisqu’ils n’attirèrent pas l’attention.

Une fois dans le hangar, il allongea la petite dans la paille et, pour se donner bonne conscience, il la couvrit de sa veste.

– Elle va dormir combien de temps comme ça ?

– Vu la corpulence, quelques heures je dirais.

– Alors ?

– Alors quoi ?

– Tu m’expliques ?

Les parois de bois pourris de la grange laissaient passer des rais de lumière faisant scintiller la poussière. TF s’était assis sur une caisse encore assez solide pour supporter son poids, et un vieux tonneau devant lui faisait office de table de fortune.

Il tira une carte et la fit tourner entre son index et son majeur, et à chacun de ses tours, la carte passait du bleu, au rouge puis au jaune avant de revenir au bleu.

– Tu es un mage, comprit Graves.

Il sortit son briquet pour allumer un cigare.

– J’ai vu la dorée. A quoi servent la bleue et la rouge ?

TF se contenta d’afficher un sourire en coin. Graves n’en saurait pas plus pour l’instant.

Comme il l’avait fait auparavant dans le salon, TF étala des cartes sur le tonneau, selon un ordre précis et en retourna certaines.

Graves se planta à ses côtés et observa sa gestuelle en plissant des yeux.

– Je peux savoir ce que tu fais ?

– J’essaie de savoir si les parents vont coopérer.

– Ah, fit Graves. Et alors ?

TF dévoila la face visible d'une de ses cartes.

– Je ne sais pas encore. Je crois que ça dépendra de qui aura le dernier mot.

– Hum…

Graves se retenait d’exprimer le fond de sa pensée, mais TF l’avait compris. Il ne lui en tint pas rigueur. Ses aptitudes échappaient à la compréhension et ça n’était pas plus mal. Il préféra changer de sujet :

– Tu viens de Bilgewater ?

– Tes cartes te l'ont dit ?

– Non. Tes vêtements, expliqua TF en le scrutant de haut en bas. Et ton mépris des lois.

Graves ricana.

– Tu as vu juste.

– Bilgewater est pourtant l’endroit rêvé pour quelqu’un comme toi. Qu’est-ce que tu fais là ?

– L’appel de l’aventure.

Graves se trouva à son tour un endroit où s'asseoir, adossé contre une poutre, les jambes étalées devant lui. Il posa son fidèle fusil sur ses genoux et commença à l’astiquer.

– Tu ne sembles pas du coin non plus, remarqua-t-il.

– Je suis chez moi tant qu’il y a des tavernes et des idiots à arnaquer.

– Je suis ravi de ne pas en avoir été.

– Quand tu ne veux pas que l’on voit ce que tu fais, tu dois détourner l’attention. Donner autre chose à voir.

– Tu avais remarqué ?

– Bien sûr.

– Et tu m’as laissé faire ?

Ça lui avait coûté la moitié de ses gains. Mais une petite voix lui soufflait qu’il avait gagné au change.

– Oui.



Lenny Gregson n'aimait pas les Gareth. Ils étaient trop riches pour être honnêtes. Cachés derrière des dorures, ils ne valaient pas mieux que les truands de Bilgewater. Il n’avait pas encore réussi à le prouver mais ce n'était qu'une question de temps.

– Monsieur Gregson, ce sont nos taxes qui paient votre salaire, s’exclama Adela Gareth. Alors vous allez faire votre travail et capturer ces bandits.

Entre les deux, elle était la pire. Hautaine, arrogante, froide et calculatrice. Tout simplement détestable. Il avait été tenté de la laisser en place, de lui dire que les voleurs n'avaient fait que lui donner une leçon bien mérité, mais la vie d'une fillette innocente était en jeu. Son honneur de capitaine des gendarmes ne pouvait ignorer ça.

– Et récupérer votre fille ?

– Comment ?

– Capturer les bandits et récupérer votre fille ?

– Bien sûr. Cela va de soi.

– Je requière votre coopération. Préparez la rançon et faites savoir à la domestique que sa contribution est souhaitée.

Non sans mal, il parvint à se faire obéir de cette insupportable femme et il se mit au travail.

Grâce au signalement de l’apparence des ravisseurs fait par la domestique, et aux témoignages d’habitants assurant avoir vu deux jeunes hommes traverser la ville avec une fillette endormie, Lenny réussit à avoir une bonne idée d’où ils se planquaient.

Il envoya dix de ses agents encercler à couvert la vieille grange abandonnée à la sortie de la ville.

Ils allaient sans doute se séparer lorsque viendrait l’heure de récupérer la rançon. Ce serait le moment d’agir.

Ce qui le préoccupait, c’était le point de rendez-vous qu’ils avaient fixé. Au fond d’une impasse sans issue. Certes ils étaient visiblement jeunes et inexpérimentés, et le kidnapping semblait avoir été improvisé à la va-vite, mais ça restait une énorme erreur, même pour des débutants. Il ne savait pas quoi faire de cette information.



TF retourna une carte face visible. Un nuage. Il ne s'agissait pas de savoir tirer les cartes, le tout était de savoir comment les interpréter. Certaines fois c’était simple, comme quand elles lui avaient indiqué Argilapolis noir sur blanc, en toutes lettres. D’autres fois, c’était plus compliqué. Il en dévoila une nouvelle. Un kraken. Ça c’était bon signe.

La fumée de cigare lui piquait le nez. Graves avait fini d’astiquer son précieux joujou, et il scrutait maintenant ses faits et gestes par dessus son épaule.

TF tourna la dernière carte. Un fleuve. Un fleuve large, profond et tranquille.

Les cartes avaient une signification bien précise qui lui était spécifiquement adressé. Il connaissait celle de fleuve. Elle avait un écho particulier pour lui.

– On a de la compagnie, déclara-t-il.

– Tu vois ça là-dedans ?

– Si je prends la peine de t’expliquer, tu seras moins sceptique ?

– Non, avoua Graves. Probablement pas.

– Alors contente-toi de me croire sur parole.

Graves haussa les épaules. TF avait l’explication pour le kraken et pour le fleuve, mais le nuage restait pour l’instant un mystère.

– S’ils sont là et qu’ils n’agissent pas, c'est qu’ils attendent quelque chose, présuma Graves.

– L’heure du rendez-vous approche.

– Est-ce qu’ils vont l’honorer au moins ?

– Oui.

Pour preuve, TF lui montra la carte avec le kraken. Graves ne savait pas ce qu’il était censé y voir, mais il admit néanmoins l’information.

– Donc c’est qu’ils ont prévu un comité d’accueil là-bas aussi.

– Un pour protéger la rançon, un pour protéger la fillette.

– Je suppose que c’est moi qui vais devoir me coltiner le baby-sitting, vu que je n’ai toujours pas compris pourquoi tu as insisté pour fixer le lieu de la remise de rançon au fond d’une impasse.

– En effet.

Graves fronça les sourcils et riva son regard assombri vers celui de son partenaire en le menaçant de son index.

– Qu’on soit bien clair : si tu essayes de me doubler et de te tirer sans moi avec la rançon, je te retrouverai, je te collerai une balle dans la tête et je récupérerai mon dû sur ton cadavre.

TF sourit.

– Je n’en doute pas. Tu sais comment te sortir de la situation ici ?

– Ouais, j’ai ma petite idée, répondit Graves en tapotant sa ceinture où il rangeait une quantité de cartouches en tout genre.

TF rabattit ses cartes en un paquet, ce qui marqua le signal du passage à l’action des deux acolytes. La fillette dormait toujours dans la paille, sous la veste de Graves.

TF s’approcha du double battant de la grange. Le plan était clair dans sa tête, mais ses cartes étaient restées trop floues pour que tout soit entièrement sous contrôle. Maintenant, il comptait sur sa chance.

Graves l’interrompit avant qu’il ne pousse la porte.

– Tiens, dit-il en lui lançant une grosse cartouche tirée de sa réserve.

TF l’attrapa au vol sans comprendre.

– Fumigène, expliqua Graves.

TF scruta l’objet dans sa main et l’avenir lui parut soudain radieux. Un fumigène. Un nuage de fumée. Il n’y avait plus aucun doute, le sort était de leur côté.

– Bonne chance, déclara-t-il à son associé.

Et il quitta la grange.

Dès que la porte claqua derrière son partenaire, Graves se lança dans ses préparatifs.

Que lui avait conseillé TF déjà ? Donner autre chose à voir ? Oh ça, ils allaient avoir de quoi regarder !



Les abords de la grange ne manquaient pas d’éléments pour une embuscade : silos, caisses, bottes de paille, haies et le couvert d’un bois un peu plus loin. Les forces de l’ordre étaient là, TF le savait. Il fit mine de n’avoir rien remarqué et se dirigea vers la ville. Comme prévu, le fait que Graves soit resté avec la fillette à l’intérieur les empêcha de s’en prendre à lui. TF songea un instant à son partenaire qu’il laissait seul face à cette menace mais l’oublia bien vite pour se concentrer sur sa propre tâche. Graves s’en sortirait, il n’avait aucun doute.

Il atteignit la ville et le lieu qu’ils avaient fixé pour point de rendez-vous sans encombre. C'était là que les choses allaient se corser. TF se trouvait à l’entrée de l’impasse, et comme cela avait été spécifié dans leurs exigences, la domestique se tenait à l’autre extrémité, à une trentaine de mètres.

Il ne l’avait pas remarqué la première fois, mais maintenant qu’il la voyait ainsi, il la trouvait jolie. Ses cheveux lui tombaient sur les épaules et des tâches de rousseur couvraient ses joues. Même sa façon d’être effrayée était mignonne avec ses grands yeux et son dos qui s’enroulait comme pour se recroqueviller sur elle-même.

Si les circonstances avaient été autres, il l’aurait invitée à prendre un verre. Dans l’immédiat, la seule chose qui l’intéressait était ce qu’elle tenait dans les bras.

– Je veux voir le contenu du sac, clama TF.

Ses cartes lui avaient assuré que la rançon serait bien là, mais on n’était jamais trop prudent.

La domestique s'exécuta avec des gestes tremblants. L’ouverture du sac dévoila l'éclat de l’or. TF s’aventura dans l’impasse.



Un cigare au coin des lèvres, Graves jeta un coup d’œil par un trou dans le mur. TF avait vu juste. Ils avaient attendu qu’ils se séparent et maintenant, une dizaine de gendarmes s’approchaient à pas feutrés de l’unique entrée de la grange. Ils comptaient sur l’effet de surprise, ils allaient être servis. Graves renfila sa veste qui avait fait office de couverture, attrapa la petite toujours endormie, jeta son mégot dans la paille et se dirigea vers le point le plus éloigné de la porte.

Les cendres incandescentes du cigare enflammèrent la paille en un rien de temps, le feu grimpa vers les murs et fila le long d’une traîné de poudre, jusqu'à un tas d'explosifs disposés précisément devant les doubles battants de la grange. L’explosion fit voler la porte en éclat et l’intensité du brasier monta d’un cran.

Profitant du vacarme, Graves s’ouvrit sa propre sortie dans la paroi opposée avec un coup de pied dont seul lui avait le secret. Le bois pourri explosa sous son talon. Il sortit de la grange en feu et, à la faveur du chaos qu’il avait créé, réussit à atteindre le couvert des arbres sans se faire remarquer et à s’éclipser en se faisant oublier.



TF sentait la menace dans son dos. Il n’avait pas besoin de se retourner pour savoir que toute retraite lui serait bloquée dès lors qu’il serait trop engagé dans l’impasse. L’agitation se fit entendre derrière lui quand il fut à mi-chemin dans la ruelle.

C’était le moment. Il laissa tomber au sol la cartouche donnée par Graves qui se mit aussitôt à émettre un abondant et épais brouillard. Un écran de fumée.

Cela ne lui laisserait que quelques secondes de répit. C’était amplement suffisant. Il avala les derniers mètres jusqu’au fond de la ruelle, attrapa le sac de la rançon dans les bras de la domestique sans qu’elle n’oppose la moindre résistance, et dans le même temps, effectua sa gestuelle de l’autre main avec sa carte bleue. La puissance afflua et avec elle, l’habituelle sensation qui parcourait toutes les fibres de son corps. Il adressa un regard charmeur à la jeune domestique. Et il disparut.

Seule resta la carte qu’il avait tenue dans la main et qui retomba lentement vers le sol.

Un joker avec un sourire narquois.



La mer du Gardien scintillait sous les rayons du soleil au zénith. Le quartier était tout aussi calme et désert que le matin même. Seule la porte de la plus grande demeure, restée béante, contrastait avec la tranquillité du coin. La fillette dans les bras, Graves s’en approcha. Les coupables retournent toujours sur le lieu du crime. L’adage semblait ne pas être connu ici, puisque le silence qui régnait dans l’habitation indiquait qu’elle était vide. Ni parents, ni force de l’ordre. Graves monta à l’étage et déposa la fillette sur ses draps jaunes. Le sort de TF avait été efficace, elle n’avait pas ouvert les yeux de toute l’escapade. Elle se réveillerait dans sa chambre avec sa prairie fleurie et son soleil éclatant sur les murs, avec la simple impression d'avoir fait un mauvais rêve. Un mauvais rêve qui lui enseignerait peut-être une vérité cruciale : le sentiment de sécurité n'était rien d’autre qu’une dangereuse illusion.

Un bruit de pas dans le couloir mit Graves en alerte. Il désactiva la sécurité de son fusil, posa son doigt sur la gâchette et visa l’entrée de la chambre. Il retint son geste juste à temps quand il vit apparaître son partenaire dans l’encadrure de la porte.

– Tobias ! J’ai failli te tirer dessus !

Puis il remarqua le gros sac que tenait TF.

– Tu as réussi ?

TF hocha la tête.

– Fichons le camp d’ici.



Ils s'assurèrent d’avoir mis suffisamment de distance entre eux et Argilapolis avant de s’arrêter pour procéder au partage. Trois cents pièces d’or. Cent cinquante chacun. Dix fois plus que ce qu’ils avaient remporté à la table de jeu.

– Je t’avais bien dit qu'il y avait une fortune à se faire, claironna Graves.

– L’exécution était un peu chaotique, mais je dois admettre que les résultats sont là.

– C'est ce qui fait tout le charme de ce genre d’activité.

Ils avaient quitté la ville en longeant la côte vers l’ouest. Le vent marin leur ramenait des odeurs salines et les cris des goélands rompaient le silence entre eux. TF reprit finalement la parole :

– Qu’est-ce que tu vas faire maintenant ?

– On ne doit plus être les bienvenus ici alors je vais reprendre ma route. Vers Valoran peut-être.

Les doigts de TF jouaient machinalement avec une carte. Comme il ne semblait pas décidé à ajouter quoi que ce soit, Graves reprit :

– Avec tes pouvoirs et mon fusil, toutes les portes nous sont ouvertes. Si ça te dit.

TF arrêta les mouvements de ses mains et tourna son regard vers son partenaire.

– Valoran ? Ça me va.



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