L'Art mérite que l'on souffre

Chapitre 10 : Acte III - Scène 1

1457 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 06/03/2024 09:50

Acte III - Scène 1

« Je me suis surpassé »


Une violente douleur m'arracha de mon demi-sommeil. Je fuis ma souffrance dans une cambrure et une plainte stridente incontrôlée. Je discernai vaguement le visage de Jhin penché sur moi. Il tentait de m'apaiser en posant sur ma joue bouillante sa main de métal glaciale. Je haletai, pressurisée par l'insoutenable déchirement qui dévorait mon bras. Incapable d'endurer une seconde de plus de cette torture, j'aurais vendu mon âme en cet instant pour que tout s'arrête.

« Inspire et expire lentement… me souffla-t-il. »


Le chaos matraquait mon corps. Mon bras droit n'était que souffrance et je priais de tout mon être pour que ça cesse. Que ça cesse maintenant !

« Tue-moi tout de suite ! implorai-je en m'agitant. Je veux mourir !!

– Tu n'y penses pas, insolente ! »


Je discernai brièvement derrière lui quelqu'un triturer mon bras et je me cambrai de plus belles, la mâchoire en vrac, les yeux imprégnés de brouillard, le souffle court.

« Je t'en supplie ! Achève-moi maintenant, pitié !

– Tu commences réellement à me contrarier, me rétorqua Jhin d'un ton sec et agacé. »


Je me terrai dans mes lamentations. A vrai dire je ne gérais absolument plus rien mais dans le fond j'acceptais de laisser mon sort entre ses mains, il était désormais le seul à pouvoir mettre un terme à ce calvaire. Je priai pour que chaque seconde fut la dernière. 

Quelque chose fracassait mon bras par à-coups. A chaque salve, une vague de chaleur me submergeait et je manquai de m'évanouir, ce que j'aurais sincèrement préféré. Cette odeur de boucherie me rappela notre valse à l'auberge et je tentai de m'abandonner à cette illusion. Mais la douleur m'agrippait, me rapatriait sans répits à la réalité. Intenable. Chaque seconde me sembla durer des heures. Et je regrettai jusqu'à ma propre existence.

« Je vais faire une dernière manipulation… annonça mon tortionnaire. »


Jhin se pencha sur moi, bloqua fermement mon buste de son avant-bras, saisi mon menton entre ses doigts et tourna mon visage vers lui. Son regard s'enfonça dans le mien.

« Je te demande de tenir encore un peu, d'accord ? »


Je hochai la tête vigoureusement, incapable de prononcer le moindre mot. Il déposa dans ma bouche un large morceau de bois matelassé de tissus.

« Inspire profondément. »


Je tremblais de tous mes membres. L'appréhension d'une douleur plus intolérable encore me fit perdre pied. Mais je n'avais aucune alternative. J'obéis, portée par l'espoir d'un apaisement imminent.

« Expire lentement… »


Je vidai doucement l'air de mes poumons. Je sentis sa prise se resserrer fermement lorsqu'il s'appuya sur moi de tout son poids, et soudain, sans prévenir, la douleur me foudroya. Mon bras éclata. Ma mâchoire plantée dans le tissu étouffa une partie de mon hurlement d'agonie. Mon corps tout entier tenta de se cabrer pour encaisser le choc. La douleur transperça tout mon être, en expulsa tout ce qu'il me restait de raison. Je tentai frénétiquement de disparaître, mais la prise de Jhin se renforça encore. Tout explosait autour de nous dans un vacarme monstrueux. Et enfin…

Le calme. 

La douleur se fit plus tolérable et je me sentais déjà honteuse d'être ainsi sortie de mes gonds. Jhin me relâcha en soupirant.

« Et bien, quelle comédie ! »


Je retrouvai doucement mes esprits, à bout de souffle. J'observai aussitôt, ébahie, la prothèse de métal cuivrée qui substituait mon avant-bras, la caressant dans toute sa longueur, en admirant tous les détails. Parfaitement reliée dans l'articulation de mon coude, son métal doré était d'une élégance incontestable, un travail d'orfèvre. J'ouvris et resserrai mon poing, constatant son obéissance sans faille dans le prolongement de mes pensées.

« Ton sang a littéralement attaqué tout mon habitat, constata Jhin en se frottant l'arrière de la tête.

– Désolée... je ne contrôlais plus rien… 

– Je suis déjà passé par là, et je n'en ai pas fait tout un drame. »


Je ne tins pas compte de sa taquinerie et me redressai pour constater qu'on m'avait allongée sur une table au milieu d'un salon. Un vieil homme nettoyait et rangeait des pièces détachées métalliques dans une large valise. Une fois hissée en position assise, le décor tournoya et je vacillai dangereusement. La main d'acier de Jhin m'épaula aussitôt.

« Tu devrais rester allongée, observa-t-il. »


Mon cœur tambourina lorsqu'il passa son bras tout en muscles sous mes jambes nues pour me soulever et me ramener doucement contre lui. Prise de court, je m'accrochai à son cou. Je mentirais si je disais que je ne profitais pas pleinement de cette proximité. Malgré mes réactions imbuvables, il n'en demeurait pas moins chevaleresque. En plus d'être un artiste talentueux, la patience s'ajoutait à sa liste de qualités. Son parfum me monta à la tête. Où étais-tu depuis tout ce temps, Jhin ?

Il me déposa délicatement dans le lit d'une petite chambre et me tendit une fiole remplie d'un liquide rougeâtre translucide.

« Trois gorgées, dit-il. Pour calmer la douleur. »


Je me saisi du remède en le remerciant et m'empressai d'en avaler. Un goût d'eau salée me fit grimacer mais je m'efforçai à déglutir trois fois. 

Jhin se retira et j'en profitai pour me redresser contre la tête de lit. J'observai la chambre, espérant y déceler quelques secrets de l'Artiste. La pièce était à son image : radieuse et ordonnée. De grands voilages bleus habillaient une grande fenêtre laissant deviner un soleil de fin d'après-midi, de grands cadres paraient les murs de bois blancs aux nervures dorées, relevant un sens du détail indéniable. Tout en ce lieu me sembla plus chaleureux et confortable que ma petite chambre miteuse, je m'y sentais comme un intru. 

Sur le chevet à ma droite reposait un livre que j'attrapai de ma main toute neuve. Je caressai doucement son épaisse couverture de cuir brun ornée de lettres d'or calligraphiées : « Éphémères Clairs de lune ». J'en feuilletai quelques pages, y découvrant un recueil de poèmes. Mes yeux se posèrent sur quelques vers :


De tes larmes les rêves jaillissaient

En ce lieu si nuageux

Où les chagrins fleurissaient,

Je nous imaginais heureux

L'espace d'un instant

Esseulé sur les ondes du temps.


Finalement, je poursuivis ma lecture, laissant l'harmonie des mots bercer mon âme.


Je peinais à lire dans la pénombre qui s'installait, réalisant alors que le soleil déclinait.

« Tu aimes ? »


La voix de Jhin m'extirpa de ma lecture et j'abaissai le recueil sur mes jambes découvertes.

« C'est magnifique… avouai-je, intimidée par son regard braqué sur moi. »


Il alluma une bougie qu'il posa sur le chevet avant de s'asseoir à coté de moi. Le lit s'affaissa légèrement sous son poids et je me sentis légèrement glisser contre lui. Sa présence m'enivra.

Il saisi le manuscrit pour le feuilleter à son tour et je profitai que son attention se détourne pour l'épier un instant. D'un regard, je détaillai furtivement la beauté arrogante de son visage à peine ridé par ce qui semblait être trente-cinq ? Quarante ans, peut-être ? Ses sourcils noirs à l'image de ses cheveux impeccablement tirés en arrière lui donnaient un air un peu rude, un peu… attirant. Mon souffle accéléra et aussitôt, je tentai de le dompter, détournai les yeux pour réprimer la vague d'un désir inconvenant.

« Celui-ci me hante sans cesse. C'est de loin celui que je préfère. »


Je repris le livre en main et parcouru les vers :


Reconnais-tu ce chant, sa mélodie divine ?

Et le halo de la lune qui lutte contre la nuit ?

Sur ton corps étendu sa lumière dessine

Toutes les illusions que tu as poursuivis.

Un écho pleure ton nom et tes offenses

La terre a tremblé et parfois même frémis

Quand certains soirs elle transgresse le silence,

C'est pour commémorer ceux que tu as détruit.


Jhin s'était penché vers moi, scrutant la moindre de mes réactions. Sa proximité était telle que son souffle chaud s'échouait sur ma joue. Si proche… Mon cœur tambourina. L'émotion me paralysa et il s'approcha encore un peu avec délicatesse.

« Alors, il te plaît, ce poème ? »

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