L'Art mérite que l'on souffre
Acte I - Scène 3
« La beauté est dans la douleur »
Je me couvris d'un manteau et m'éclipsai furtivement, invisible dans la nuit, le cœur palpitant. Carte en main, je peinais à me repérer dans le brouillard. Mais la détermination me pressa d'avancer et après deux longues heures de marche pénible, j'arrivai enfin devant une simple maison de pierres flétrissant à l'écart de son petit village. Je jetai un coup d'œil indiscret à l'intérieur par la fenêtre ouverte : trois hommes bruns se saoulaient de bière à la lueur de lanternes, rien d'exaltant à première vue. J'attendis un long moment avant de me demander si j'avais réellement vu juste, lorsqu'un sifflotement me fit frémir de la tête aux pieds.
C'était Lui. Son pas asymétrique et pourtant d'une parfaite régularité raisonna sur le sol telle une mélodie sublimant le silence. Parfaitement calme, il s'avança vers la prochaine toile qu'il s'apprêtait à composer.
J'étais là, à tout juste deux mètres de lui lorsqu'il atteint la porte d'entrée. Je l'observai, m'attardant avec ravissement sur ses moindres détails : son masque, son bras de métal doré finement travaillé qui dépassait sous son impeccable tabard blanc orné de subtiles dorures, la ceinture de cuir qui maintenait son arme à sa portée...
La frénésie des battements de mon cœur se répandit dans tout mon corps, j'en tremblais d'excitation. L'incarnation de l'élégance et de la poésie se tenait là face à moi, et j'étais la seule à disposer de l'honneur de l'admirer de si près. Fébrile, cette flambée d'enthousiasme m'arracha un léger soupir. Jhin tourna vivement la tête dans ma direction et tout mon corps s'embrasa sous son regard qui me cherchait en vain dans la pénombre. Je posai doucement ma main sur ma bouche pour dissimuler ma présence. Connaissant son habilité, et tenant compte de la faible distance qui nous séparait, il ne lui fallait pas moins d'une seconde pour m'occire d'une balle sans même m'avoir vu. Il sortit de sa poche une rose qu'il jeta à mes pieds. Impossible. Savait-il réellement que j'étais là ?
Puis il se tourna vers la porte, et sa voix fendit l'air :
« Que le spectacle commence ! »
A ma grande surprise, il pointa le canon de son arme vers mon visage, puis le leva plus haut. Le coup de feu éclata dans le vide et une abondance d'éclats bleus jaillit au-dessus de ma tête avant de retomber sur moi. Clouée, le souffle coupé, je n'osai plus bouger d'un cil.
Le doux son de sa voix murmura « Un ». Il se faufila dans un pas de danse à l'intérieur de l'habitat. Une seconde détonation suivis d'un « Deux » qui rendit à mon esprit tout juste perceptible le cris de sa victime. « Trois » suivit du bruit lourd d'un corps qui s'effondrait au sol. « Quatre » et la dernière victimes explosa comme une touche finale sur un tableau. Jhin ressortit et observa un instant la fleur qu'il avait jeté à mes pieds. Puis il s'inclina face à moi :
« Le rideau est tombé. ».
Je me tenais raide, immobile et silencieuse, en apnée. Mon cœur quant à lui battait à tout rompre, le sang bourdonnait dans mes oreilles par à-coups furieux. Jhin repartit d'un pas tranquille et j'attendis qu'il quitte totalement mon champ de vision pour ramasser son présent. J'observai un instant, touchée et admirative, la rose dont le cœur se mit à briller, éclabousser l'obscurité telle une lumière divine. Son éclat rouge s'intensifia avant de.
***
Je m'éveillai étendue dans l'herbe humide au petit matin. Une violente migraine ciselait mon crâne et la partie droite de mon visage me brûlait terriblement. Je réalisai avec horreur que ma main droite était calcinée, à vif jusqu'au poignet. Je refoulai une violente nausée à la vue de mes doigts fondus. Je m'effaçai et rentrai chez moi à grands pas, chancelant sous le poids d'une douleur sournoise et incisive qui pourtant me pressait davantage. Paradoxalement, je m'enthousiasmais à l'idée d'avoir goûté à l'art cruel de Jhin, à la beauté explosive de son présent. Etais-ce un avertissement ? Pourquoi épargner ma vie malgré l'occasion que, par manque de prudence, je lui avais offert ? Je ne pouvais me résoudre à penser qu'il s'agissait d'un coup de chance d'y avoir survécu. Non. C'était méticuleusement calculé.
Lyang pansa mes blessures. Ses remèdes Ioniens me firent cicatriser en à peine quelques heures. Ma main semblait comme neuve si ce n'était qu'une partie était désormais bien plus claire que le reste de mon corps. De même que mon visage sur lequel se dessinait désormais une tâche blanchâtre sur ma pommette droite. La douleur, elle, restait encore légèrement présente, mais c'était tolérable. Évidemment, Lyang m'avait demandé des comptes, et je l'avais embobiné, prétextant qu'une petite soirée avait mal tourné avec quelques amis.
Durant trois jours, je peignais à nouveau mieux que jamais, guidée par des pulsions créatrices dont je n'aurai jusqu'ici jamais soupçonné l'existence. Mon obsession pour Lui ne cessa pas pour autant, au contraire, elle s'enflammait. J'avais besoin de le revoir à l'acte. Encore. Qu'avais-je donc dans ma misérable vie si ce n'est l'excitation de voir le monde à travers son œuvre et d'en sortir exaltée ? Je devais me rendre à l'évidence, son art méritait toute mon attention, même si cela devait m'en couter la vie.