Dans la toile

Chapitre 1 : Dans la toile

Chapitre final

6961 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 15/10/2023 20:59

Cette fanfiction participe au Défi d’écriture du forum Fanfictions .fr : Le fil du destin - (septembre octobre 2023).





Je l’aimais. Je l’aimais profondément. Elise avait cette tendresse et ce regard que tous les descendants croulants sous le poids des batailles et des débats enviaient. Cela valait d’autant plus à Noxus, l’Empire de la guerre et la méritocratie de la force. Mon sort n’avait donc guère été différent des autres prétendants qui auraient pu être approchés par la courtisane. Son visage si humain reflétait un monde de pensées à la fois honnêtes et attentionnées à mon égard, et même la plus ferme des volontés ne m’aurait pas permis de les repousser éternellement.


Notre demeure avait une certaine prestance. L’héritage de mes parents, anciens aristocrates, ne passait pas inaperçu dans les rues étroites de la cité de fer et de pierre. Les fortifications exagérées du bâtiment symbolisaient l’opiniâtreté et la longévité de ma lignée, des valeurs reconnues dans Noxus. Mes bottes de fer me portèrent au-delà de l’énorme porche de la ville, à laquelle je revenais enfin après plusieurs semaines de combats. Voyant le casque pendant à ma ceinture et la hache dans mon dos, pas un seul des gardes frontaliers ne m’arrêta : ils savaient reconnaître l’un des leurs. Même si un étranger venait à se camoufler dans cet accoutrement, les locaux l’accueilleraient avec plaisir… Soit il périrait, soit il deviendrait l’un des nôtres. C’était ainsi que Noxus jugeait la dignité de son peuple.


Malgré l’austérité monochrome — ou presque — des façades, j’avais plaisir à voguer dans les rues. Les gens commerçaient d’un côté et débattaient de l’autre. Les voiles rouges qui protégeaient les marchands de la pluie se pavanaient un peu partout, si bien que chacun pouvait observer leurs produits, tant qu’ils ne gênaient pas les allées et venues. Il aurait en effet été malencontreux d’agacer quelqu’un de plus fort qu’eux… Je m’arrêtai à l’une des échoppes, dotée d’un vrai toit de pierre et d’étales extérieures, pour faire quelques emplettes : deux filets de sanglier et quelques fruits revigorants m’accompagnèrent jusqu’à la maison en échange d’une petite centaine de pièces d’or.


Ma porte d’entrée se trouvait enfin à distance de mon bras. Je levai les yeux vers le toit, une dizaine de mètres plus haut, puis tournai l’énorme clé dans la serrure, avant de pénétrer à l’intérieur en poussant les cent kilos du battant qui frottait sur le sol brut. Je passai la main dans ma tignasse noire puis dans ma nuque, expirant sans retenue la pression de ses derniers jours. Il n’était pas simple de vieillir dans la cité de fer. Je refermai derrière moi, troquai mes bottes contre mes chaussons, et activai l’interrupteur. L’ampoule du couloir refléta sa faible lumière chaude sur mes pupilles sombres. Elle me permit de distinguer loin face à moi l’escalier longeant l’arrière de la maison, qui menait à la salle de bain et aux chambres de l’étage. Immédiatement à ma droite se trouvait une cuisine avec une petite table. Plus loin à gauche, l’entrée de notre pièce à vivre… Où était donc Elise ? Je ne m’habituerai jamais à ce couloir à peine éclairé dans lequel l’obscurité des pièces adjacentes s’immisçait…


Je m’avançai à la cuisine, fatigué, puis déposai sur la table de bois les ingrédients pour le repas de ce soir. Je sursautai. Je sentis soudain une large bête m’agripper l’épaule. Un frisson d’effroi, accompagné de l’absolu silence de ma demeure, traversa mon corps paralysé.


               « Tu es rentré, chéri, me salua-t-elle.


               — E-Elise ! Tu m’as fait peur… »


Ma main vint se mêler à celle de ma conjointe, qui caressait mon épaule. Je me tournai vers elle, puis levai la tête pour l’embrasser tendrement. Le regard de la cuisinière avisée se porta ensuite vers le sac de courses.


               « Que nous as-tu apporté ?...


               — Du sanglier et des fruits revigorants ! répondis-je avec un certain contentement.


               — Un bon repas en perspective, souligna Elise en me gratifiant d’un sourire angélique. Va donc prendre en bain, je l’ai fait couler en t’attendant. Je vais préparer le dîner.


               — Merci, ma douce. »


Je l’embrassai de nouveau, puis montai les escaliers pour me changer et profiter d’un repos bien mérité. Sur les marches, les craquements du bois résonnaient dans ma tête comme le souvenir de ma hache qui fendait les armures, me rappelant le mal de crâne qui m’accompagnait depuis lors. Je me délestai de mes habits dans la plus petite chambre, puis m’introduisis dans la salle de bain construite à l’extrémité de la demeure. La chaleur et la vapeur qui s’en dégageaient, provenant de l’eau des profondes sources de Noxus, dissipèrent la douleur logée dans mon esprit. J’aperçus enfin, après tant de temps, la sérénité d’être dans mon propre foyer, puis m’endormis.


Une heure plus tard, vêtu d’un simple pantalon et de mon haut de tissu blanc, je passai à table dans la pièce à vivre, en présence de ma partenaire.


               « Monsieur le Duc, que puis-je vous servir ?...


               — Elise, je t’en prie, cesse de me taquiner, souris-je en attrapant la marmite de sanglier mijoté.


               — Si c’est ce que tu veux… Alors, Klain, raconte-moi ton voyage.


               — Tu parles d’un voyage ! Il n’y a rien dans le désert de Shurima. Le sable te broie les poumons et le soleil t’assomme. Nos armures ne sont pas faites pour ce climat, Elise. Nous avons encore du chemin à parcourir avant de conquérir la fureur du désert », me permis-je de me plaindre. 


Elise empoigna la marmite que je venais de reposer, puis me resservit une louchée de fruits sans me demander mon avis. Je lui jetai un regard interrogateur instinctif, même si j’avais deviné le fond de sa pensée.


               « Mange ! Tes aventures n’ont pas l’air si aisées, je vois que tu as maigri… Tu ne dois pas maigrir, Klain. Maigrir, c’est perdre en force, insista-t-elle en me faisant signe de me concentrer sur mon assiette.


               — Ah !... Pragmatique et attentionnée. Comme toujours, Elise. Les rebelles n’ont tenu que deux semaines, mais je suis inquiet de la suite des opérations, marquai-je d’une pause à coups de fourchettes. Certes, nous offrons aux peuples du désert une protection face aux monstres qui pullulent, mais assouvir des gens d’une telle résilience, forgés dans la rudesse du désert…


               — Tu doutes de Noxus ?...


               — Non, bien sûr que non ! Simplement, l’Empire devra encore se surpasser si nous voulons vraiment mater toutes les rébellions qui gangrènent.


               — Tu t’inquiètes trop de tout, me dévisagea-t-elle malicieusement. Je ne sais pas si l’Empire réussira, mais tu viens de rentrer de deux longues semaines de bataille, et tu as survécu. Tu es fort, Klain. Oui, tu es fort…


               — Et je dois le rester. C’est la position de ma maison qui est en jeu. Je ne laisserai personne se mettre en travers de mon objectif, ou je ne m’appelle pas Klain Alkarr. Je prouverai mon opiniâtreté, démontrai-je.


               — J’ai hâte de la voir en action…


               — Elise ! »


Malgré mon apparente indignation, je m’amusais des sous-entendus de ma douce. Je devais également avouer que la longue taille de guêpe qu’elle cachait sous sa robe ne me laissait pas indifférent. Ses cheveux mi-long, rabattus, ainsi que ses yeux, les deux d’un noir inhabituel profond assortis à sa robe, lui conféraient une prestance rare qu’envierait beaucoup d’hommes. Après tout, la prestance était une sorte de pouvoir, et le pouvoir l’apanage des Noxiens… A cet effet, j’avais conscience de l’aspect matériel de l’attachement d’Elise. Etre fiancé à un soldat de l’Empire présentait certains avantages confortables dans la vie de tous les jours… Mais je ne pouvais pas douter de la sincérité de ses sentiments : il y avait un certain je-ne-sais-quoi qui la prouvait dans ses faits et gestes du quotidien. Je finis mon plat puis me levai.


               « Mon amour !... Tu ne voudrais pas un dessert plutôt que de t’enfuir ? m’accusa-t-elle tristement.


               — Désolé, Noxus nous a réquisitionnés pour la garde des grandes portes cette nuit…


               — Noxus attendra !


               — Tu sais bien que l’Empire n’attend pas. Les places de gradés sont limitées, et elles se méritent.


               — Si c’est ce que l’Empire veut, alors. Mais demain, ce sera comme moi je veux… » précisa-t-elle d’une voix aussi douce qu’autoritaire. 


Sur ces mots, je quittai la pièce et renfilai mes bottes de fer. Je ne l’avais pas évoqué sur le moment, mais le retour de notre bataillon avait déclenché l’arrivée de monstres divers et variés venus du désert de Shurima, d’où notre rapatriement. Elise n’avait pas conscience que la force ne suffisait pas pour survivre en ces terres, qu’il s’agisse du désert antique ou de la cité de fer. Pendant mon voyage, pourtant si court, j’avais vu bien des choses habituellement cachées dans les profondeurs du sable. Des horreurs indicibles étaient enfouies çà et là. Des monstres imprégnés de magie dormaient paisiblement, derrière les sceaux qui les avaient enfermés il y avait de cela des centaines d’années, ou simplement dans l’attente de ce qui les réveillerait…


Notre ville était pragmatique : les guerriers ne se reposaient pas sur des concepts abstraits. Mais lorsque l’on a constaté la fureur du désert, il devient tentant de penser que Noxus fait fausse route. Les hommes ne peuvent pas tout conquérir, la nature est ainsi faite. Surtout, les hommes ne peuvent pas conquérir la nature elle-même. Ils peuvent s’y adapter, la dompter, à peine, avec de grands efforts. Cette prise de conscience n’étant rien de plus qu’une prise de conscience, elle n’allait pas remettre en cause ma fidélité et mon dévouement à Noxus. Les forces naturelles n’avaient aucune emprise sur mes convictions. Je pris mon tour de garde devant l’imposante muraille qui protégeait le cercle extérieur de la capitale.


               « Rien de neuf ?


               — Des bêtes ont attaqué à huit heures.


               — Quel genre de bêtes ? m’enquerrai-je suspicieusement.


               — Des sangliers, des loups. Tu vas pas pleurer pour si peu ? On a vu bien pire !


               — Justement, je n’ai pas envie de revoir « bien pire ».


               — Allez, respire, ici c’est pas Shurima ! Les plaines de la région sont tranquilles.


               — Oui, c’est vrai… »


Il ne servait à rien de s’étaler sur mes inquiétudes. Noxus n’était pas lieu où le mérite venait à ceux qui montraient leurs faiblesses. Je me plaçai devant la porte, hache en main, pour veiller sur le peuple comme son premier et dernier rempart. La nuit me parut longue. Quelques marchands d’autres contrées se présentèrent. La cité n’autorisait pas les entrées et venues étrangères nocturnes, et ainsi fut appliquée la loi. Une meute de quatre loups s’aventura hors de la forêt. Nous n’étions que deux, mais leurs crocs fragiles se virent rapidement détournés par nos armures impénétrables. Ils repartirent toutefois vivants : la population n’avait aucun intérêt à interférer dans l’équilibre de sa propre région. Une heure passa ainsi dans le silence, puis deux. En reflétant la lune sur le fond de mes rétines, la pensée me vint que le lit conjugal semblait plus attrayant que ma garde : la suite des évènements me donna raison.


A l’instant le plus noir de la nuit, alors que je somnolais, une lueur d’un violet anormal tournoyait aux abords de la forêt. Une panique inattendue fit couler une goutte de sueur sous mon casque… Mon collègue ne partageait cependant pas mes craintes quant à l’énigmatique apparition.


               « Ecoute, une lumière est une lumière, Klain. Je comprends que tu aies été choqué par les monstruosités de Shurima, mais ce n’est pas une raison pour inquiéter tes proches.


               — Je… Je sais ce que j’ai vu. Il y a une lueur, au loin. Tu la vois bouger, toi aussi ?... Nous gardons Noxus ! Ce genre de choses doit —


               — Ressaisis-toi ! me cria-t-il, le casque filtrant le son de sa voix. Justement, tu es un soldat de Noxus ! Si tu crois qu’il y a un danger, alors prépare-toi. »


Bien sûr. Je ne savais pas ce qui m’arrivait, mais il avait raison : il s’agissait de notre devoir. Où étaient donc passées mes soi-disant convictions ?... Je le regardais en dégainant mon énorme hache, analysant les mouvements au pied de la colline sur laquelle était perchée la cité. Quelques secondes passèrent avant que je n’aperçoive à nouveau la lueur violette. Mon collègue se retourna vers moi, sans un mot, approuvant mes précédentes observations.


Une bête se terrait dans l’ombre, à l’orée des bois. Le feuillage malmené nous susurrait parfois une étrange présence envahissante. Les hautes herbes se moquaient de nous. Tantôt la brise gelée les traversait, tantôt la chose s’y mêlait, et toutes deux provoquaient un brouhaha identique et indissociable. Les oiseaux avaient depuis longtemps quitté le bois. Même si plus de cinquante mètres nous séparaient de la lueur, rien ne me permettait d’être totalement rassuré, ni même totalement inquiet à son sujet. Le sermon de mon collègue sonnait de plus en plus creux à mon oreille : ses mouvements restreints et saccadés dénotaient à chaque instant une peur naissante. L’animal nous observait-il ?...


               « Ca suffit ! Je ne suis pas un pleutre, je suis un Noxien. Les Noxiens n’attendent pas sagement le danger ! » s’exclama-t-il. 


Un Noxien ? Cela ne changeait rien à ta condition d’homme, Allen. Il empoigna sa hache en me prouvant d’un regard sa détermination, signe qu’il allait se diriger vers la forêt. La lueur avait disparu. Il n’y avait plus cette lumière violette qui virevoltait au loin. Je savais qu’il avait pris la décision qu’il jugeait juste.


Une odeur infecte perça mes poumons et mon cœur, qui manqua un battement. L’effet se transmit à l’entièreté de mon corps bientôt parcouru d’un immense tressaillement. Je me perdis ainsi dans le temps, paralysé dans une faille à la fois si minuscule et si grande. Allen n’avait pas encore fait un pas. Il était prêt à le faire. L’espace de ce tressaillement, la lueur violette réapparut. Le camouflage de la bête se désagrégea devant mon collègue. Un insecte surhumain, couvert d’une immonde peau violette et perché sur deux pattes griffues, agita ses ailes dorsales translucides. Elles l’avaient aidé à prendre une légère altitude pour nous atteindre sans un bruit. En haut de son dos courbé apparaissaient une petite tête centrale et des yeux verts, accompagnés d’une mâchoire a priori inoffensive, mais parcourue d’une dentition acérée. Rien de plus qu’un insecte… J’essayai de m’en convaincre. Mais lorsque le spécimen de plus de deux mètres de haut leva l’une des deux énormes faux violettes qui lui servaient de bras pour menacer mon collègue, je ne pus que m’incliner face à la terreur que m’inspirait la nature. Mes genoux flanchèrent et je lâchai mon arme, qui résonna sur le sol. Allen me fixa, tentant d’échapper à l’effroyable vérité qui l’empoignait.


               « Ah… »


La bête gémit. D’un geste presque imperceptible, elle balança sa faux — ou son bras ? — . La lame trancha l’armure d’Allen, son épaule, sa nuque, puis sa trachée. La tête de mon collègue vola à mes pieds pendant que le monstre plantait ses dents à l’intérieur de son corps. Je posai mes genoux à terre. Qui viendrait nous aider, à cette heure de la nuit, dans l’obscurité ? Noxus ? J’avais passé tant d’années à essayer de survivre. A quoi bon ?... Quelques bruits inaudibles et parsemés traversèrent ma bouche. Une envie de vomir me vint. Il semblait affamé. Sa bouche progressait à vive allure et avalait désormais l’estomac frais. Las et peut-être inquiet de me voir m’enfuir, il releva son visage ensanglanté, tâché de boyaux, puis leva sa seconde lame vers moi.


               « Aaah ! »


Il émit un rugissement faible, mais féroce. Il pouvait faire ce qu’il souhaitait : ni ma conscience ni mes sens ne percevaient complètement le monde extérieur. J’eus une pensée trouble pour Elise. Sa faux engagea ensuite un balayage vif. Je fermai mes paupières.


               « Nul ne s’échappe de mes rets… »



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               « Klain ! Klain !... »


Non, laissez-moi ! Je ne veux pas vivre ! Je ne veux pas mourir non plus ! Faites de moi ce que vous voulez. La terreur. Des mandibules baveuses et ensanglantées. Une araignée répugnante. Des toiles géantes ! Un combat acharné… Un combat terrible. Des forces qui dépassent l’entendement.


               « Klain ! »


Elles m’attaquent !


               « Ah ! » criai-je. 


D’un sursaut vital, j’ouvris les yeux et l’attrapai à la gorge. Ses petites mains se serraient sur les miennes. Tu ne me tueras pas, bête ! Je suis un Noxien !


               « K… Klain… »


Je relâchai mon emprise. Elle tomba à terre, abasourdie.


               « Elise ! Bon dieu, qu’ai-je fait ?... »


Les larmes me montèrent. Le lit de la maison... Etait-ce un simple rêve ? Avais-je rêvé, tout ce temps ?... Non… Cet effroi en moi, il avait quelque chose de réel, de sensible. Je pouvais presque le sentir, deviner son goût dans ma bouche, son murmure dans mes oreilles… Ca suffit, Klain ! J’attrapai le seau d’eau au pied de mon lit et me le renversai dessus. Aussitôt fait, je m’échappai de ma prison de coton et enlaçai Elise en train de reprendre son souffle, avachie sur le plancher.


               « Pardonne-moi chérie, pardonne-moi… suppliai-je.


               — Klain… Je n’ai rien à te pardonner. Tu es vivant, bien en chair… C’est tout ce qui compte, chéri. Je t’aime… » me déclara-t-elle en serrant ses mains sur mon dos trempé. 


J’écartai mon visage de son épaule et dévisageai ses joues, sa bouche et ses pupilles.


               « C’est vraiment toi, Elise ? Tu n’es pas un mirage ? Je suis… vivant ? Qui me dit que je suis vivant ?...


               — Reprends-toi. Je te le dis : tu es vivant. Je t’ai déposé des habits propres sur la chaise devant l’armoire. Rejoins-moi en bas lorsque tu te sentiras mieux. »


               Ma compagne se releva puis mut ses longues jambes jusqu’à la porte de la chambre qu’elle quitta. Je me trouvai à nouveau dans le silence. Etonnamment, il ne me parut pas si effrayant. Ma conscience s’ouvrit et la sensation de notre propre maison me rassura. Je ne voyais mon armure nulle part. Je passai mes doigts dans mes courts cheveux noirs puis palpai mon torse et mes bras : il s’agissait bien de mon propre corps. Des images parasites hantaient encore mon esprit. Elles me hanteraient encore longtemps, mais cela ne justifiait pas que je me conduise en pleutre. Une seule question me taraudait réellement : pourquoi et comment étais-je en vie ?... Il n’y avait qu’autrui qui pouvait connaître la réponse.


Je me relevai à mon tour et m’essuyai le torse avec la serviette pliée sur le lit. Il n’y avait pas de blessure. Unique stigmate, une sensation désagréable persistait dans mon dos. Je me dirigeai vers le miroir central de la grande armoire placée à côté de la porte. Je me tordis le cou en refermant mon torse musclé pour mieux observer ce qui me gênait tant. Un fil blanc reliait mes deux omoplates. Je l’attrapai pour le détacher, tirant à de multiples reprises. Je l’extirpai finalement dans un gémissement de douleur, déchirant avec lui un fin bout de peau. En le faisant valser entre mes doigts, je constatai l’étrange texture gluante qui le constituait. Etait-ce l’œuvre de cet insecte destructeur ?... Je fixai le résidu à la serviette mouillée et m’habillai de ma tunique noire pour rejoindre ma tendre au rez-de-chaussée.


L’escalier grinçant annonça ma venue. J’entendis Elise tirer deux ou trois tiroirs, puis passer le pas de la cuisine pour venir à ma rencontre. Lorsque son regard plongea sur moi, un large sourire se dessina sur son visage. Un peu plus, je l’aurais cru me dévorer tout entier dans ses pensées.


               « Elise, ne reste donc pas plantée là. Viens, allons-nous asseoir à table.


               — Si tu veux, si tu veux. Mais, s’arrêta-t-elle en me pointant du doigt, pas de folie, c’est clair ?


               — Très clair. »


Nous nous assîmes face-à-face à la table de bois et de pierre, ayant pour décor austère le foyer éteint de la marmite de cuivre, ainsi qu’un long plan de travail cachant sous ses rideaux des réserves de nourriture en tous genres. En deçà de la petite fenêtre donnant sur la grande rue sombre de Noxus, une plante de vision grandissait dans son pot d’argile.


               « Ne polissons pas la hache plus longtemps, Elise. Que m’est-il arrivé ?


               — …


               — Je t’en prie, si tu ne me le dis pas, qui me le dira ?


               — Ce n’est pas que je ne veux pas, balbutia-t-elle. Simplement, je ne sais pas. Les gardes t’ont trouvé vers quatre heures du matin, au moment de la relève. Tu es resté inconscient toute la journée. Allen… Je ne l’ai pas vu, mais ils auraient confirmé sa mort. »


Mon cœur se serra, emportant mon cerveau au passage. Je ne craignais pas la mort, et surtout pas la mort de mes camarades. Nous vivions pour la nation. Nous étions fiers de mourir pour elle. En revanche, cela signifiait que mes visions étaient réelles. Qu’existait ce que même ceux qui ne craignent pas la mort… craignaient. Des choses enfouies dans les profondeurs, comme à Shurima. Des bêtes qui rôdent, des esprits frappeurs ; les histoires de mes parents ; des monstres perdus entre vie et trépas venant d’une île camouflée dans la brume spectrale ; des divinités qui n’attendaient que leur éveil ; jusqu’aux objets animés par le pouvoir de la nature… Tout existait.


               « Klain ! Tu m’écoutes ? m’interpella-t-elle.


               — Pardon ! sursautai-je.  


               — Tu recommences à divaguer…


               — Ex — excuse-moi, ce n’est pas facile. J’aurais besoin d’un peu de repos.


               — Dommage… Ton entraînement semblait bien engagé », me dit-elle en passant ses doigts sur ma joue. 


J’eus un second sursaut. Elle me trancha la gorge. Sa main, c’était une faux !


               « Klain ! Klain ! »


Arrête, non !


               « Klain, respire. Tu… Tu transpires. Ca va ? »


Je palpais ma gorge. Elle était encore en place. Je plaquai mon bras tremblant contre la table.


               « Je… Oui, ça va. J’ai vraiment besoin de repos. Un soldat défaillant n’est qu’un poids mort, qu’importe que je m’entraîne ou non. 


               — Ainsi, tu ne t’entraîneras plus avant un moment… Je comprends, me jeta-t-elle les pupilles vides. Cela te conviendrait d’aller marcher un peu, malgré la nuit qui pointe ?


               — Je te l’ai dit, j’ai besoin de repos… Mais si tu insistes, alors oui, juste pour cette fois. Je vais enfiler quelque chose de plus… convenable. J’arrive.


               — Oui, mon Klain, je t’attends… »


Elle m’attendait. Elise m’attendait, malgré mon état. Je ne pouvais pas la décevoir. Cela dit, le monde était peuplé de monstres… Je pris mes affaires à l’étage, enfilai un manteau de cuir très épais pour parer au froid extérieur et des bottes de marche. Enfin, je la rejoignis sur le palier. Sans agitation, j’attrapai sa main puis nous quittâmes la maison de mon enfance. Entre les toits fortifiés et les draps des étales marchandes, nous pouvions distinguer les étoiles qui brillaient intensément cette nuit-là. Souveraine du ciel pleine en son sein, la lune nous gratifiait d’un éclat incomparable avec les autres astres.


               « Cette nuit me fait frémir, Klain… » m’annonça Elise. 


M’en avouerait-elle la cause ? La température, peut-être ?


               « Oui, moi aussi, Elise. Elle me fait frémir. »


Ma main dans la sienne, elle me portait lentement vers l’entrée de la cité. Ou plutôt, vers sa sortie. Cette marche silencieuse apaisait sensiblement mon cœur. Je savais ce que je devais faire. Il ne me restait plus que cela à faire, même si j’avais du mal à y croire.


               « Elise.


               — Oui, mon amour ? m’adressa-t-elle en continuant à avancer.


               — C’est toi qui m’as sauvé, n’est-ce pas ?


               — Enfin, que dis-tu, mon cher et tendre ? Je ne suis que ton épouse, Elise.


               — Tout à l’heure… J’ai tristement manqué de t’étrangler. Tu m’aimes encore ?


               — Je t’aimerai jusqu’à la fin, Klain, s’évertua-t-elle à me raisonner.


               — L’étranglement t’a sonné, mais tu as essayé de ne pas craquer. Ensuite, lorsque tu m’as enlacé, tu as déposé par mégarde un de tes fils sur mon dos…


               — Je ne comprends pas ce que tu racontes !


               — L’araignée que j’ai vue en rêve, c’était toi. Un de tes fils s’est planté sur moi lorsque tu m’as enlacée. C’est toi qui as affronté l’insecte ! »


Je saisis sa gorge de nouveau. Si j’avais été dans l’erreur… alors j’aurais pris sa vie inutilement. Ensuite, j’aurais pris la mienne.


               « Kl… Klaiiiiiin », laissa-t-elle échapper de sa gorge dans un murmure frissonnant. 


Par un effort qui paraissait incroyable, elle fit surgir de son dos deux énormes crochets noirs à l’embout rougeâtre, et me les planta dans les épaules. Je hurlai de surprise et de douleur. Deux autres crochets apparurent dans le bas de son dos. Je tombai à ses pieds, les genoux à terre. De là, j’observai ses deux pattes pointues percer ses chaussures.


               « Klaiiiinn… Quel dommage. Une proie si appétissante, maturée pendant si longtemps… réduite à un vulgaire encas par une créature du néant ! Kha’zix… Tu me le paieras cher… menaça-t-elle d’une voix mi-humaine, mi-animale.


               — Ah, ah, ah…


               — Qu’y a-t-il de si drôle, mon amour ?... me demanda-t-elle d’une voix sensuelle et profonde.


               — Noxus ou pas, nous nous fourvoyons toute notre vie. Il faut des gens comme le commandant en chef, Darius, ou son frère, pour lutter contre des bêtes telles que toi. Seul atteindre le sommet permet de lutter contre son destin.


               — Je n’ai pas de temps à peeerdre… Le poison parcourt ton cooorps… »


Sa forme humaine commença à s’effacer. A la place, une araignée géante, bien plus grande que l’Elise que je connaissais, apparut. Les extrémités de ses huit pattes, ainsi que de ses deux crochets faciaux, arboraient une couleur rouge inquiétante. Le reste de son corps entièrement noir semblait protégé d’une épaisse carapace. Je n’avais donc plus la moindre chance ?...


               « Je t’avais confectionné pour notre dieu-araignée, Vilemaw… Les îles obscures auraient dû être ton tombeau, mon cher Klain… L’insecte chasseur du néant t’a détruit. Mais tu m’as tant désirée, je ne peux pas t’abandonner… A mon tour de me repaître de tooiii… »


Elle approcha ses pattes avant. Instinctivement, je me débattais sans discontinuer. Mon enveloppe physique avait peur de la mort. Ses fils s’enroulaient autour de mon crâne, lentement, mais sûrement. Ils recouvraient mes sourcils, mon nez, passaient au-delà mon menton… Moi, j’avais peur du déshonneur. Ma maison n’enfantait pas de lâches. Elle n’élevait pas de lâches. J’avais été stupide de croire que des histoires transmises de génération en génération au sein de la lignée Alkarr de Noxus pouvaient être fausses. Les fantômes, les monstres… Ils existaient tous. Y compris le spectre de la vengeance.


On raconte que, dans une ancienne contrée, une guerrière du nom de Kalista avait tout sacrifié pour son roi qui, embrumé par son objectif pernicieux, avait tué la seule essayant de le garder sur le droit chemin. On raconte également qu’elle venge désormais les justes en échange d’un tribut, voyageant dans la brume spectrale…


Les fils de l’araignée commençaient à bloquer les mouvements de mes épaules. Je ne pouvais pas rester indéfiniment inerte sur le cours de ce destin maudit… Les sucs pestilentiels de l’araignée gouttaient sur mes pieds, sur mes jambes… Elise m’avait trahi. Celle en qui j’avais le plus confiance. Le monde m’avait trahi ! Si j’avais su mon destin si ridicule, je me serais rebellé plus tôt.


Cachée sous mon manteau, je portais à ma ceinture une poupée composée de pailles et de multiples aiguilles acérées. Elle se transmettait avec les légendes de ma lignée… avec la légende du spectre de la vengeance. Je l’attrapai. Soudain, d’un geste unique, je me la plantai profondément dans le cœur.


               « Vengeresse, je t’offre mon âme ! » hurlai-je, la bouche partiellement recouverte par les fils.


Rien ne se passa. Pourquoi ?! Ce monde, il m’avait tout pris… Non ! Impossible… N’étais-je pas digne du spectre des justes ? Non, ce n’était pas une question de dignité… Non… C’était Elise qui m’avait tout pris. Elise qui m’avait imaginé un destin funeste, comme Kha’zix l’avait créé pour Allen. Ce n’était pas le monde. C’était Elise ! L’araignée s’était figée un instant lorsque j’avais crié. Elle connaissait le spectre… J’arrachai la poupée de mon cœur et la replantai à la force de mon avant-bras. Encore. Et encore. Et encore !


               « Elise ! Elise ! Elise, tu m’as trahi !!! »


Ma vision s’embruma. Les couleurs disparurent. Un vert sombre… Je ne voyais plus qu’un vert sombre et obscur. Oui…


               « Je… »


Je te hais, Elise. Je te hais pour l’éternité. L’immense tourment qui occupait mon cœur se mêla à celui de milliers d’autres. Le filtre verdâtre qui occupait ma vision se clarifia. Je me tenais au-dessus de mon ancien corps pris dans les fils. Une brume obscure en surgit de toutes parts. Du creux de ses yeux vides, de son nombril, de sa bouche, de ses oreilles… Elle le recouvrit d’abord entièrement, puis envahit rapidement la rue et les sens de l’araignée. Le résidu physique qu’était mon corps se désagrégea dans la brume. La brume… Elle m’appelait. Oui… Venge-moi ! Vengeons-nous !


L’âme du Noxien fut absorbée dans le voile. Se matérialisa une guerrière élancée, habillée d’une fine armure noire. Elle n’avait pas d’enveloppe physique à proprement dit : à peine ce vert spectral et puissant, tantôt tangible, tantôt dispersé. Deux lances spectrales la transperçaient en son cœur, signe de la trahison qu’elle avait subie.


               « Nous sommes Kalista ! Elise… Nous te haïssons…. Elise !... Mort aux traîtres. »


De la brume s’échappa une araignée géante, maintenue en l’air par trois ou quatre fils.


               — La lance de la vengeaaannnce… Je te crains. Même mon dieu te craint. Mais je suis la reine-araignée ! Je ne m’incline pas ! »


De la rencontre entre les deux entités surnaturelles émergea un affrontement qui s’inscrivit dans le destin de la cité impériale, Noxus. 

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