Petite lumière
Un rayon de lumière matinale réveilla Sylas. Il leva ses avant-bras devant ses yeux, nus et dépourvus de menottes. C'était sa première journée en tant qu'homme libre et sans avis de recherche ou menace de mort pesant sur sa tête. La première journée où il pouvait prétendre à une vie normale.
Une vie normale ? Il ignorait ce que cela signifiait. Quelle raison avait-il de se lever ?
Sur une table de la pièce, se trouvaient les morceaux brisés de ces anciennes menottes de pétricite qu'on lui avait retirées et qu'il avait tenu à récupérer. Il se sentait léger sans elles. Léger et vide. Il les avait portées pendant plus de quinze ans, elles avaient été son fardeau, le signe de son oppression et de l'injustice qu'il avait subie. Elles étaient devenues son arme et le symbole de sa révolte. Elles faisaient partie de lui, et la rébellion était sa raison de vivre.
Que lui restait-il maintenant ?
On toqua à la porte et la voix de Lux se fit entendre à travers le battant.
– Sylas, tu es réveillé ? Je voulais te montrer quelque chose.
Il grommela une réponse. Cela ne répondait pas à ses questions existentielles, mais dans l'immédiat, ça lui donnait une raison de se lever. Il quitta la chambre vêtu de son habituel pantalon noir, sans même prendre la peine d'enfiler un haut.
Lux l'attendait dans la pièce circulaire qui constituait l'entrée de sa tour. Ses cheveux rivalisaient avec les éclats du soleil, comme un aperçu du pouvoir qui vibrait en elle. Elle les maintenait d'un bandeau, signe évident de son origine de bonne famille.
– Salut, petite lumière.
Il s'attendait à ce qu'elle réagisse à ce surnom mais il n'en fut rien.
– Je sais que tu es déjà venu mais les choses ont bien changé ici depuis la dernière fois. Il y a quelque chose que j'aimerais te montrer, répéta-t-elle.
– Je te suis.
Lux lui fit traverser Terbisia. Les choses avaient bien changé en effet. Il l'avait aperçu en arrivant la veille au soir, mais de jour, il le constatait pleinement. Le campement sommaire et précaire battit sur des ruines, était devenu une véritable petite ville, grouillante d'activité. Les habitants vaquaient à leurs occupations, libres et sereins, chacun entouré d'une aura de couleur que seul pouvait percevoir Sylas. Cette image contrastait avec celle de ses souvenirs, quand dans tout le pays, les silhouettes colorées des mages rasaient les murs, pressaient le pas, se dissimulaient dans l'ombre.
Lux, plus que tout autre, brillait de l'aura de son pouvoir aux yeux de Sylas. Une aura dorée et lumineuse qui l'avait ébloui depuis leur première rencontre.
Ils arrivèrent à une large place où se dressait une statue. Une posture droite, un air fier, une chevelure coiffée en dreads, un grand bouclier dressé devant elle, Sylas la reconnut immédiatement. Leilani, la leader de la révolte. Celle grâce à qui tout avait été possible.
Elle aurait aimé cet endroit, c'était ce pour quoi elle s'était battue toutes ces années. C'était elle qui avait tout fait, Sylas n'avait été que l'élément déclencheur, l'embrasement de la poudre. Elle plus que tous aurait mérité de vivre cette liberté durement gagnée. Elle en avait décidé autrement, sa propre vie comptant moins à ses yeux que sa cause.
Lux le sortit de sa contemplation :
– Je sais le rôle qu'elle a joué. Je voulais qu'un hommage lui soit rendu, même si je n'ai pas eu la chance de la connaître.
Sylas tourna son regard vers elle.
– Vous vous seriez entendues.
– Je lui dois des remerciements. Et je t'en dois à toi aussi.
Lux marqua une pause puis, comme pour contrebalancer le poids de ses paroles, elle ajouta en souriant :
– Si tu étais mort, tu aurais eu le droit à ta statue à ses côtés.
Plus que son pardon, Lux lui offrait sa reconnaissance, avec une simplicité déroutante, comme si les différends qui les avaient opposés n'avaient jamais existé. Son sourire rayonnant, lumineux, contagieux, fit ressurgir toute l'affection que Sylas ressentait pour elle.
– Lux ! intervint une voix.
Un mage accourait vers eux. En arrivant à leur niveau il lança un regard en biais à Sylas et il reprit :
– Lux, on a besoin de toi à l'entrée de la ville. Un… problème de voisinage. Et heu… il faudrait mieux qu'il ne t'accompagne pas, ajouta-t-il en désignant Sylas.
Lux arracha son regard à celui de Sylas pour le tourner vers son interlocuteur. Elle parut revenir à la réalité.
– Très bien, j'arrive. Merci de m'avoir prévenue.
Elle adressa un signe de la main à Sylas et suivit le mage vers la sortie de la ville.
Sylas se retrouva seul en compagnie de la statue de Leilani.
Il regarda à nouveau ses avant-bras. Il ne s'y faisait pas. L'absence de ses menottes le mettait à nu bien plus que son absence de chemise. Il allait y remédier.
– Que se passe-t-il ? demanda Lux au jeune mage qui était venu la trouver.
– Ce sont des habitants de la ville voisine. Ils sont contrariés et ils veulent te parler.
Lux pouvait aisément imaginer ce qui les contrariait.
Ils sortirent de la ville pour rejoindre le petit groupe qui s'était agglutiné à distance raisonnable des premières habitations. Petit groupe maintenu à l'ordre par quelques mages, attendant l'arrivée de Lux.
En la voyant s’approcher, l'une des villageois s'avança, prenant le rôle de porte-parole.
– Luxanna Crownguard. Nous tolérons votre présence à proximité malgré le danger que vous représentez.
Les mentalités n'avaient pas totalement évoluées. Si les mages étaient libres, la crainte qu'ils inspiraient n'avait pas encore disparu.
– En revanche, reprit la femme. Nous ne tolérons pas celle de Sylas.
Elle avait craché ce nom comme si le simple fait de le prononcer avait écorché sa langue.
L'information s'était propagée encore plus vite que se l'était imaginé Lux. Il était inutile d'essayer de la démentir.
– Sylas est un mage, il est dans la ville des mages, je ne vois pas où est le problème, fit Lux, feignant d'ignorer où voulait en venir son interlocutrice.
– Livrez le nous.
– C'est un homme libre. Le fait qu'il réside à Terbisia ne me donne ni pouvoir ni autorité sur lui.
– Un homme libre ? C'est une plaisanterie ?
La villageoise bouillait de rage.
– Mon épouse était une traqueuse de mage. Cet homme l'a tuée, cracha-t-elle. Je ne partirai pas d'ici sans avoir obtenu justice.
– Justice ? De quelle justice parlez vous ? De celle appliquée par les traqueurs de mage ? Des emprisonnements infondés ? Des exécutions ? Des veufs et veuves, nous en avons parmi nos rangs. Des orphelins et des parents qui ont perdu leurs enfants. Quelle justice pour eux ?
– Elle ne faisait que son travail. Elle n'aurait pas dû être tuée pour ça.
– Non elle n'aurait pas dû. Peu importe le peu de considération que j'ai pu avoir pour les traqueurs de mages, je ne souhaitais pas leur mort et j'aurais aimé que cela se passe autrement. Mais c'est arrivé et je vous présente mes sincères condoléances pour votre épouse. Maintenant que voulez vous ? Tuer Sylas ? Et ensuite ? Devrais-je vous tuer à mon tour pour me l'avoir pris ? Puis ça sera au tour de vos enfants ou vos parents de vous venger ? Quand cela s'arrêtera-t-il ?
La femme resta muette.
– Les temps sombres sont derrière nous, continua Lux. Nous en avons tous et toutes souffert. Il est de notre devoir de retenir les leçons apprises, et d'avancer vers la lumière désormais.
– Que de belles paroles pour protéger un assassin. Nous prenons bonne note de votre position. Ça n'en restera pas là, affirma la porte-parole avant de tourner les talons, entraînant son groupe avec elle.
Lux soupira en les regardant s'éloigner.
– Je n'ai pas été suffisamment convaincante, n'est-ce-pas ?
Un silence lui répondit avant qu'une mage ne se décide :
– Il est à craindre que les relations commerciales en pâtissent.
Le jeune mage qui était venu la chercher intervint à son tour :
– Si je puis me permettre, Lux. Pourquoi l'avoir amené ici ? Tu savais qu'il allait poser problème.
– Sans lui, toi, moi et tous ceux qui sont ici serions derrière des barreaux. Ou morts.
Oui, elle savait que la venue de Sylas allait nuire à la bonne entente qu'elle s'efforçait de mettre en place entre Terbisia et le reste du pays. Elle avait pourtant réussi à obtenir de bons résultats, en quelques mois, notamment la mise en place du commerce entre la cité des mages et les villes voisines, ce qui était loin d'être gagné au début. Elle était également parvenue à faire accepter la présence de ceux qui avaient été les partisans de Sylas et Leilani.
Sylas était différent, il était le visage de la révolte armée, la personnification des massacres qui avaient eu lieu. Peu de gens seraient enclins à lui pardonner aussi facilement qu'elle l'avait fait.
Mais rien n'était insurmontable. Elle avait déjà réussi à gagner la confiance du peuple, elle avait déjà fait reculer leur crainte, elle pouvait le refaire, dû-t-elle recommencer à zéro.
Errant au hasard des rues de la ville, Sylas trouva finalement ce qu'il cherchait au son d'un marteau battant le fer, en provenance d'une bâtisse tout en longueur. L'un des deux battants de la porte était resté ouvert. Sylas s'y infiltra.
– Il y a quelqu'un ? lança-t-il plus pour s'annoncer qu'autre chose.
– Ici ! répondit une voix depuis le fond de l'atelier.
La pièce était étroite et encombrée. Les établis occupaient tous les bords des murs et une bonne partie du peu d'espace qu'il restait au milieu, chacun recouvert de tout un bric-à-brac, d'outils, de divers métaux, de planche de bois et autres matériaux de forgeron. Sylas parvint à se faufiler à travers, non sans faire tomber du bazar mal rangé sur son passage.
– Pardon pour le rangement, fit la forgeronne. Il paraît que le chaos est créatif.
Elle ne leva les yeux de son travail qu'une seconde pour voir à qui elle avait à faire. Grande, une peau brune presque aussi sombre que ses cheveux, des bras musclés dépassant de son tablier en cuir, elle avait le physique de l'emploi.
– J'aurais un service à te demander, dit Sylas.
– Donne-moi une minute, je termine ça et je suis à toi.
Elle apposa sa main sur la pioche qu'elle était en train de travailler. L'aura orangée de la mage se mit à scintiller quand le métal rougit et se ramollit sous ses doigts. Elle redonna plusieurs coups de marteau dessus puis, satisfaite, laissa son œuvre refroidir et leva le regard sur Sylas.
– Alors, que puis-je pour toi ?
Sylas déposa sur une table les fragments de ses menottes.
– Tu pourrais réparer ça ?
– J'aurais plutôt cru que tu m'aurais demandé de les réduire en miettes. Quinze ans à porter ça et maintenant qu'elles sont détruites, tu veux les faire réparer ?
– C'est sentimental, éluda Sylas.
– Bah, comme tu veux. La pétricite n'est pas vraiment ma spécialité mais je vais voir ce que je peux faire.
– Merci.
La magie de la forgeronne était inutilisable sur la pétricite. Elle testa plusieurs des options à sa disposition avant de trouver le meilleur moyen de ressouder ensemble les brisures des menottes.
– Je m'appelle Esma. Tu ne te souviens sans doute pas de moi. J'étais dans une des prisons que tu as attaquées, et j'ai été libérée grâce à ta rébellion.
– Ah ? Non, je ne m'en souviens pas. Sans vouloir me vanter, nous en avons libéré trop pour que je m'en souvienne.
– Je m'en doute.
Elle continua son travail en silence un instant avant de reprendre.
– Tu nous avais proposé ce jour-là de nous joindre à toi. J'ai refusé. Je ne voulais pas me battre, j'avais peur. Peur pour ma vie, peur de retourner en prison, même si j'y ai passé moins de temps que toi. J'ai préféré rejoindre le camp de Lux quand j'ai appris son existence.
Sylas ne répondit pas. Il ne voyait pas où elle voulait en venir. Elle reprit alors :
– S'il n'y avait pas eu de gens comme toi et ceux qui t'ont suivi, s'il n'y avait eu que des gens comme moi… Les choses n'auraient jamais changé.
Esma marqua une nouvelle pause.
– Tout ça pour dire que je suis heureuse de pouvoir te rendre service, même si c'est pour une requête aussi étrange que celle de réparer tes menottes. Et si tu as besoin d'aide à nouveau, tu peux compter sur moi.
Sylas prit conscience de l'impact concret qu'il avait eu sur la vie des mages. Il savait qu'il les avait aidés, mais sans mesurer réellement le changement qu'il leur avait apporté. Cela lui procura un sentiment étrange.
– Tu pourrais me les remettre ? lança-t-il.
La forgeronne lui lança un regard interloqué mais ne fit pas de remarque. Elle avait réuni presque tous les morceaux des menottes, il ne lui restait plus qu'un assemblage à faire avant de les sceller à nouveau.
– Tends tes bras.
Sylas s'exécuta, Esma reforma les entraves autour de ses avant-bras et les ressouda pour de bon.
Sylas leva ses poings serrés, un sourire satisfait sur les lèvres. Il retrouvait la lourdeur de ses menottes qui lui faisait courber le dos, et les imposantes chaînes accrochées à leur bout, cliquetant bruyamment. Il était à nouveau lui-même.
La deuxième journée de liberté commençait pour Sylas. Il avait retrouvé ses menottes, mais cela ne résolvait toujours pas ses problèmes existentiels. Il se leva sans vraiment savoir pourquoi.
En sortant de la tour où il logeait, il tomba sur Lux en compagnie de trois mages, dont il perçut la fin de la conversation :
– Si vous sentez une menace, je vous le rappelle, pas d'attaque, ordonna Lux. Uniquement des sorts défensifs, si c'est nécessaire. Repoussez-les, faites les fuir, mais je ne veux aucun blessé. Je serai de retour ce soir.
Les mages acquiescèrent et se dispersèrent. Lux aperçut Sylas en tournant la tête.
– Tu ne crains pas que je sois parti à ton retour ? plaisanta Sylas.
N'ignorant pas la part de réel sous cette tentative d'humour, Lux répondit avec le plus grand sérieux.
– Tu es libre Sylas. Je pense que tu as toute ta place parmi nous mais si tu en juges autrement, tu es libre de partir. Même si tu dois te douter que tu n'as pas beaucoup d'amis en dehors de cette ville.
Lux baissa les yeux sur les menottes aux bras de Sylas.
– Tu les as remises, constata-t-elle.
Une expression de déception passa furtivement sur son visage, avant d'être dissimulée.
– Tu dois savoir quelque chose, reprit-elle. Je sais ce que tu penses de la noblesse et de ses privilèges, et je ne pourrai pas te donner entièrement tort. Je sais que ma position est plus confortable que n'a pu l'être la tienne ou celle des gens du peuple. Pourtant nous ne sommes pas complètement au-dessus des lois. Malgré le peu d'estime que tu as pour Jarvan, il a pris des risques en t'offrant la liberté. Cette décision n'a pas dû plaire à tout le monde et il doit répondre de ses choix auprès du Conseil. Si tu décidais de monter une nouvelle rébellion, tout roi qu'il soit, toute noble que je sois, lui et moi devrons assumer la responsabilité de t'avoir offert une seconde chance. La menace de Jarvan n'était pas des paroles en l'air, ni lui, ni aucun membre de ma famille n'auront le pouvoir de me sauver de ma condamnation.
– Tu me fais confiance à ce point ?
Lux eut un moment d'hésitation.
– Disons que savoir que je mourrais si tu me trahis, m'évitera de crouler sous les remords.
– C'est une façon de voir les choses.
– Mais je dois t'avouer que j'aimerais bien vivre encore un peu, s'il te plaît.
– Je vais voir ce que je peux faire.
Lux était partie régler ses affaires à la capitale et Sylas tournait en rond comme un fauve en cage.
Partout dans le pays, les gens du peuple trimaient à s'en abîmer la santé, restant dans la misère toute leur vie, tandis que les nobles vivaient dans la richesse et l'opulence, sans jamais connaître le froid et la faim. Et il se trouvait contraint de ne rien pouvoir faire pour lutter contre cette inégalité qui le révoltait au plus profond de lui. Il lui démangeait d'utiliser ses chaînes contre ses ennemis.
Devant lui, se trouvait la sortie de la ville. Pas de garde, pas de grillage. Rien ne l'empêchait de partir.
Hormis Lux.
Une seule image le retenait, plus efficacement encore que des chaînes ou des barreaux : ses cheveux blonds sur le billot, une hache au-dessus de son cou.
Elle n'avait pas méritée d'être trahie une première fois. Elle ne méritait pas de l'être à nouveau.
Mais c'était insuffisant. Rester sous la contrainte n'était finalement pas si différent que d'être à nouveau emprisonné.
Sylas fut tiré de ses réflexions par l'entrée d'un homme dans la ville. Aucune aura ne l'entourait, en revanche le petit garçon dans ses bras flamboyait d'une lueur rouge, à tel point que ça en était désagréable pour Sylas. En le voyant, l'homme eut un mouvement d'hésitation puis pressa le pas en le contournant soigneusement.
Le garçon était visiblement en mauvais état. Les yeux mi-clos, il respirait bruyamment et avec difficulté.
Un mage vint à sa rencontre mais se trouva bien incapable de lui porter assistance quand l'homme lui expliqua son problème.
– C'est Lux qui s'occupe de ça habituellement. Je ne sais pas quoi faire pour vous aider.
– Moi je sais, intervint Sylas, intrigué par l'intensité du pouvoir qu'il pressentait chez l'enfant.
– Non, répliqua l'homme. Je sais qui vous êtes, je ne vous laisserai pas l'approcher. Je veux voir dame Crownguard.
– Lux est absente. Si tu veux parier sur la capacité de ton fils à tenir jusqu'à son retour, libre à toi.
Dépité le père chercha du regard l'avis du mage qui l'avait accueilli et abdiqua quand celui-ci approuva d'un hochement de tête.
– Soit, je m'en remets à vous, déclara-t-il en se tournant vers Sylas alors que l’autre mage se retirait.
Des mèches trempées de sueur collaient sur le front du garçon. Il n'était pas endormi mais il n'avait aucune conscience de ce qui l'entourait.
Sylas aperçut les mains du père malgré le fait qu'il tente de les dissimuler sous de longues manches. Sans aucun embarras, Sylas lui empoigna le bras pour les lui remonter, dévoilant une peau couverte de brûlure.
L'homme s'arracha à l'emprise de Sylas et rabaissa ses manches.
– C'était un accident, justifia-t-il.
– Laisse-moi deviner : c'est à partir de ce moment qu'il a commencé à aller mal ?
Le père eut une expression de surprise et acquiesça.
Sylas n'eut aucun mal à en déduire les conclusions qui s'imposaient. Le garçon était bien jeune pour développer ses pouvoirs et à en juger par son aura, il était puissant. Il n'avait pas été en mesure de le maîtriser et avait blessé son père sans le vouloir. Et puis la crainte avait fait son œuvre, et inconsciemment il avait refoulé son don, qui se manifestait maintenant de la seule façon possible.
La peur n'avait toujours pas quitté le camp des mages, constata Sylas.
Il appréhendait ce qu'il avait à faire. Cela s'était déjà produit il y a longtemps, et cela s'était mal terminé. Mais c'était un accident, il était jeune et il ignorait alors tout de son propre don. Ce n'était plus le cas désormais, il savait ce qu'il faisait.
Il tendit la main pour attraper celle du garçon. À peine l'eut-il frôlée, que son pouvoir se déversa en lui, tel un torrent brisant un barrage. La main du garçon le brûlait entre ses doigts. Sylas se demanda comment un si petit corps avait pu contenir autant de puissance, quand lui-même se trouvait en difficulté pour l'absorber. Chacune de ses cellules en fut envahie, et il bénit la présence de ses menottes, dont la pétricite l'aida à canaliser la magie.
Après quelques instants, la température de l'enfant diminua et il ouvrit les yeux, prenant conscience de là où il se trouvait.
– Papa ? appela-t-il en levant le regard vers son père.
– Je suis là, la Protectrice ailée soit louée, tu vas bien, s'exclama-t-il en le serrant dans ses bras.
Et il reprit à l'attention de Sylas :
– Je… Merci.
– Ce n'est pas terminé.
Sylas tapota l'épaule du garçon et attendit qu'il se libère de l'étreinte de son père pour se tourner vers lui.
– Petit, tu dois accepter ton don, tu ne dois pas en avoir peur.
Le garçon s'effaroucha à ses simples mots et se blottit contre son père.
– Non, je ne veux pas, je n'en veux pas ! C'est dangereux et ça a blessé mon papa, je n'en veux pas.
– Tu as un animal préféré ?
– Hein ?
Le garçon fut facilement distrait par cette diversion et répondit :
– Les lapins.
Sylas tendit la main et au creux de sa paume apparut une flamme dont la forme représentait un lapin. L'animal flamboyant se mit à gambader et à sautiller tout autour du petit groupe. Les yeux du garçon pétillèrent d'émerveillement.
– Je peux faire ça moi aussi ?
– Bien sûr, c'est ton pouvoir, pas le mien. Je peux t'apprendre si tu veux.
Sylas avait passé une bonne partie de la journée à guider le garçon pour qu'il appréhende son don, sous la surveillance rapprochée de son père. Une fois convaincu qu'il ne représentait pas un danger pour ses proches, il se lâcha et laissa s'exprimer son pouvoir. Sylas avait agi comme un déclic et il progressait à une vitesse fulgurante, comme pour rattraper le temps perdu. A la fin de l'après-midi, il était déjà capable de réaliser toute une ribambelle de petits lapins de flamme gambadant joyeusement dans les airs, sous le regard émerveillé de leur créateur.
Sylas n'avait pas su quoi répondre quand, à un moment, il lui avait demandé pourquoi il portait des menottes, avec toute l’innocence et la candeur d’un enfant. Il s'était senti un peu ridicule.
Pourquoi les avait-il remises ? Pourquoi y accordait-il autant d'importance ? Il ne valait vraiment pas grand-chose si sa personnalité pouvait se résumer à une paire de menottes.
Il était bien plus que ça.
Il se perdit un moment dans la contemplation de ses avant-bras enchaînés, avant de prendre sa décision. Ses pas le guidèrent jusqu'à l’intérieur de la forge.
– Esma, appela-t-il. J'ai encore un service à te demander.
L'obscurité du début de soirée assombrissait le ciel. Sylas avait emprunté un ouvrage de la bibliothèque de Lux, qu'il était en train de lire, affalé dans un de ses canapés.
Il était resté à l'écart du monde bien longtemps et s'instruire sur ce qui avait pu se passer au-delà de Demacia ces dernières années ne pouvait pas lui faire de mal.
Une lueur intense envahit soudain la pièce. Lux venait de passer la porte, une boule de lumière flottant au-dessus de sa paume. Elle referma ses doigts et la luminosité de la pièce revint à la pénombre de la nuit tombante.
– Tu es toujours là finalement, s’amusa-t-elle.
– Comme tu vois.
– J'ai appris ce que tu avais fait pour le petit garçon. Heureusement que tu étais là.
Sylas se redressa sur le canapé, referma son livre et le jeta sur une table proche.
– J'ai du temps à tuer, autant que je m'en serve pour aider les autres.
– Ça te va bien comme rôle. Professeur.
– J'ai enseigné à la meilleure mage du pays après tout.
Lux s'assit aux côtés de Sylas.
– Alors… commença-t-elle. Tu renonces à ta révolte ?
– J'ai toujours l'intention de faire tomber la noblesse. Mais vu que tu n'aimes pas que je tue des gens, je trouverai un autre moyen de le faire.
– Tu détestes toujours autant les nobles ?
– Oui, tous sauf une.
Lux sourit et tendit ses doigts vers les avant-bras de Sylas. Là où se trouvait ce matin même des menottes lourdes et imposantes, se trouvait maintenant de simples bracelets beaucoup plus discrets, mais tout aussi sophistiqués que ses anciennes entraves, en reprenant la matière et les gravures.
Le flux qui courrait en Lux se logea dans la pétricite qui les constituait quand elle les toucha.
– C’est Esma qui les a faits ?
Sylas approuva.
– Ils sont jolis. Et l'avantage, c'est qu'ils sont suffisamment fins pour te permettre d'enfiler une chemise, taquina Lux.
– Tu plaisantes j'espère ? Quinze ans de travail pour ces merveilles, claironna Sylas en tapant ses abdominaux. Pas question de cacher ça.
Sylas reprit sur le ton de l’humour dissimulant mal une part de vérité :
– Et puis, plus de barreaux, plus de chaînes, si maintenant je mets des chemises, j'ai peur de perdre tous mes charmes à tes yeux.
Lux répondit avec son sérieux et son honnêteté habituelles, qui firent monter le rose à ses joues :
– Ça ne risque pas. Tu en as d'autres.
La nuit était tombée désormais, et l'obscurité envahissait la pièce. Ce fut Sylas qui, les bracelets gorgés de la magie de Lux, tendit sa main pour allumer une lueur au creux de sa paume.
Lux resta troublée un moment devant cette image. Celle de Sylas sortant de l'ombre pour rejoindre la lumière. Elle glissa alors ses doigts dans la main de Sylas et joignit sa propre lueur à la sienne. La puissance de leur union fut capable, l'espace d'un instant, de tenir la nuit même en échec.