Thorongil
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… Un insupportable pressentiment traversa l’esprit subtil de Denethor. Qui était réellement ce Thorongil et quels noirs desseins cachait son anonymat ?
Il faudrait que Denethor en ait le cœur net. Le maître du savoir avait bien des moyens d’investigation à sa disposition.
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TA 2479, Citadelle de Minas Tirith [1]
Marche après marche, Denethor gravissait le froid colimaçon de marbre menant à la chambre secrète d’Ecthelion ([2]). L’héritier méditait les mises en garde que l’Intendant son père, le visage grave et les traits tirés, lui avait confiées pour son initiation. La douleur et la peur marquaient la mémoire de ces mots chuchotés dans la pénombre, pourtant chaque degré franchi raffermissait Denethor dans sa résolution.
La pierre d’Anor, périlleuse relique des rois, se plierait à ses volontés. N’était-il pas l’héritier des Intendants, dépositaire des prérogatives régaliennes du Gondor ? N’était-il pas, dans la plénitude de sa force, le premier rempart du royaume, lui qui dormait avec son armure et veillait sans relâche à la discipline ? N’était-ce pas son âme exaltée, aussi dure avec lui-même qu’avec ses capitaines, qui jour après jour, aiguillonnait jalousement leur ardeur ?
Lorsqu’il pénétra dans la haute chambre, une sensation d’orgueil, enivrante et solennelle, nimba son esprit. Il devait protéger la haute destinée du Gondor et le pouvoir des Intendants. Il devait savoir. Le palantir ([3]) lui révélerait qui était ce Thorongil.
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Barad-Dûr
La pierre, lisse et sombre sous son dôme de vigilante pénombre, s’éclaira d’éclats intermittents.
L’attention malveillante du grand œil se tourna vers son palantir.
Ainsi le roitelet, prudemment retranché dans sa forteresse, s’enhardissait à consulter sa pierre ! Sans doute sa récente et pitoyable victoire en Ithilien, le poussait-elle à quelque bravade ?
La pierre distante d’Anor s’animait de velléités maladroites, parcourant les étendues sauvages, s’aventurant sur les terres du Mordor et au-delà, en des arcs erratiques qui trahissaient la folle présomption d’un novice.
Le grand œil jaugea cette volonté qui s’affermissait, à l’aune de sa propre malice. Ainsi l’héritier des Intendants se risquait à sonder le palantir de son père ? Il était temps d’affirmer la suprématie du Seigneur des Ténèbres sur les pierres de voyance. Le grand œil brandit son pouvoir.
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Citadelle de Minas Tirith
La pierre d’Anor, d’abord fébrile et fantasque, s’assoupit brusquement, comme asphyxiée sous une chape de pénombre.
Denethor rentra en lui-même, se pénétrant de la majesté de son éminente mission. Son attention focalisée, il tâcha de raviver le regard du palantir.
Il n’obtint, loin en son centre, qu’un vacillement indistinct, comme un souffle d’air ténu balayant une plaine de cendres noires.
L’héritier des Intendants contempla son image défaite, vaciller à la surface de la pierre muette. L’esprit volontaire et subtil de Denethor n’avait guère connu l’échec jusqu’ici.
Cette cuisante morsure à son amour-propre, s’aggravait d’un doute, pernicieux et lancinant. N’était-il pas l’héritier légitime ? N’était-il pas digne ? Ne lui suffisait-il pas d’ordonner pour voir sa volonté exaucée ? Pourquoi ce Thorongil le mettait-il encore en échec, ici dans le saint des saints ? Ce pouvait-il qu’il y eût plus digne que lui ?
La rage au cœur, Denethor se dressa de toute la hauteur de son orgueil, arquant sa volonté sur la pierre inerte. Il s’emporta, tempêta, darda sur la sphère des imprécations impérieuses, invoquant à son secours les gloires du passé et les promesses de l’avenir.
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Barad-Dûr
Le déferlement de cette légitime fierté bafouée, déstabilisa un instant le Grand Œil. La pierre d’Anor s’ouvrit à nouveau aux secrets de la terre du milieu.
Mais le Seigneur des Ténèbres rit.
Car une faiblesse inexpiable se révélait sous les rodomontades malhabiles de Denethor. Le doute quant au passé, et la peur de l’avenir rongeaient le cœur de Minas Tirith.
Aussi le Grand Œil se prêta-t-il parcimonieusement aux investigations fébriles de son adversaire, voilant ici l’étendue de son pouvoir, desserrant là son emprise, aiguillonnant obligeamment la suspicion de son vis-à-vis.
Bien sûr les visions octroyées à Denethor restaient inaccessibles au Grand Œil, mais le fier entendement du Dunadan se trouvait biaisé par une pernicieuse jalousie, et son subtil discernement entaché d’une crainte de félonie.
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Citadelle de Minas Tirith
Dans la pierre d’Anor, le passé de Thorongil s’étalait en scènes éloquentes sous le regard avide de Denethor. Le labeur ingrat des rôdeurs d’Arnor révéla ses grandeurs et servitudes. Il fallut peu de temps à l’érudit pour reconnaitre l’anneau de Barahir ([4]) et en tirer toutes les funestes conséquences. L’abnégation et les succès anonymes de Thorongil le lui rendirent encore plus détestable.
Aveuglé par la jalousie, Denethor aperçut son épouse danser une pavane avec le capitaine honni, sous le regard bienveillant de son propre père. La haine le submergea. Livrant ses pensées soupçonneuses au palantir, il ordonna que lui fût révélé l’avenir de ce tableau ignominieux.
Le visage de Finduilas, sa clairvoyante épouse, lui apparut alors dans la grâce épanouie et sereine de la maturité. Thorongil était absent, à des lieues de là, et Denethor se réjouit.
Mais la souveraine gisait sur son lit de mort, pleurée par deux jeunes garçons. Et Denethor se reconnut, terrassé par la douleur au chevet de son cadavre embaumé.
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Les pierres de vision ne mentent pas. Mais les maléfices de l’ennemi en rendent l’usage périlleux, même pour les plus sages.
Ce jour-là, Denethor perdit une partie de sa raison, lorsque sa foi en l’avenir lui fut ravie. Tel fut l’odieux prix à payer, pour la certitude que son épouse lui resterait fidèle.
Ainsi par la suite, l’Intendant se mesura fréquemment au Grand Œil, mais jamais il ne sut discerner les artifices de son ennemi.
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NOTES
[1] Minas Anor, la tour du Soleil, était autrefois le nom de la capitale de l’Anorien. Elle fut renommée Minas Tirith, la Tour de Garde, lorsque sa cité jumelle, Minas Ithil, la Tour de la Lune capitale de l’Ithilien, tomba aux mains de l’ennemi.
[2] Construite en TA 1900 par le Roi Calimehtar, la Tour Blanche Couronnait la citadelle de Minas Tirith. Agrandie en TA 2698 par l'Intendant Ecthelion Ier, elle abrite le palantir d’Anor.
[3] Sindarin « Palan », lointain, et « Tir », regard, vision, surveillance. L’une des sept pierres de voyance ramenées par Elendil en terre du milieu.
[4] L’anneau de Barahir, est le trésor de famille de la lignée des rois d’Arnor, les descendants d’Isildur. A l’époque de Denethor, c’est Aragorn qui le détient.