La Communauté après l'Anneau
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La garde serrait les rangs, prête à défendre son roi. L’officier scrutait la pénombre inquiétante des bois qui surplombaient la grande route de l’Est. Les récits de désastres survenus dans les déserts du septentrion hantaient sa mémoire de Gondorien. Longeant de sombres bosquets, ils cheminaient sur la lande par un vent d’ouest vif et frais qui délavait le ciel de nuées blanches. La troupe quitta enfin la route, empruntant vers le nord, un sentier se perdant dans un bois de conifères tordus et couverts de mousses grises.
Le couple royal chevauchait à présent en avant de l’escorte. La haquenée de la reine marchait bon train, comme à l’approche de l’écurie. Sa cavalière semblait perdue dans ses pensées moroses, vaguant au temps incertain des Elfes, entre présent et souvenir. A ses côtés sur son destrier, le roi partageait son trouble, ému de revenir au refuge de son enfance. L’esprit assailli d’images d’autrefois, tous deux anticipaient la douleur - l’absence du maître des lieux.
Bientôt le sentier se perdit sous la pénombre des arbres, les contraignant à démonter puis à ralentir le pas sur le tapis d’aiguilles qui étouffait les sons. Arwen et sa jument se coulaient avec aisance dans le labyrinthe végétal. Aragorn peinait tout comme autrefois, les ramures entrelacées entravant sa progression. Derrière eux l’escorte dispersée s’efforçait de maîtriser ses chevaux, meurtris aux flancs par les branches basses. Curieusement, les gardes trouvaient toujours plus facile de progresser de biais, ou même de revenir sur leurs pas.
Puis le sol devint très inégal, encombré de rochers coupants. Les montures refusant d’avancer, Aragorn entonna un petit air elfique à l’oreille de Roheryn, qui finit par traverser la rocaille, guidé par la détermination de son cavalier. Les gardes durent, de l’épée, écarter quelques serpents agressifs, sans toutefois les tuer, pour complaire aux ordres de la dame.
Des vapeurs leur montaient à la tête, chargées de senteurs enivrantes de résine et de miel. Certains parmi l’escorte durent mobiliser toute leur force de caractère pour résister à cette brume de sommeil. D’autres se sentirent assaillis de dangers. Des craquements sourds et des froissements fugitifs fusaient des arbres noueux. Un énorme tronçon de branche sèche tomba avec fracas devant eux. Ils durent lutter contre un enchevêtrement croissant de racines et de branches, sentant sourdre autour d’eux la rumeur menaçante de la forêt en colère.
Ignorant délibérément les menaces et faisant taire leur peur, les hommes arrivèrent soudain au bord d’un précipice, que masquait un fin brouillard odorant qui s’en échappait.
La reine Arwen, la gorge nouée, fouillait du regard la brume autour d’eux, s’attendant à chaque instant à voir surgir du brouillard, de sveltes silhouettes d’archers brandissant leurs armes sous les frondaisons de mélèzes. Mais la garde d’Imladris s’était évanouie.
- Par ici, souffla la reine en suivant l’arête du précipice sur leur gauche.
Aragorn se surprit lui aussi, à anticiper les chuchotements de bienvenue, et à regretter les quolibets amicaux, qui ponctuaient autrefois la lente avancée des voyageurs fatigués.
Enfin Arwen retrouva l’entrée dissimulée de la vallée secrète : l’à-pic se fit moins vif et les volutes dévoilèrent par instants un petit chemin muletier qui descendait dans les brumes, environné de sapins. L’écho confus d’une puissante rivière coulant en contrebas leur parvenait tamisé par le brouillard dense mais lumineux. Ils descendirent longuement par l’étroit chemin, chaque homme tenant sa monture par la bride, à la suite de la reine.
Soudain la brume se dissipa dans leur descente sur le sentier. Au détour d’un lacet, une large vallée se dévoila, surmontée d’un arc-en-ciel scintillant.
Sous un précipice d’une douzaine de toises, une pente raide de pins s’adoucissait en un dévers de chênes et de hêtres, pour se terminer par un espace clos en pentes douces de champs et de vergers. La vallée de la combe fendue était alimentée à l’est par une puissante chute d’eau, du pied de laquelle s’élevait un fin brouillard. La rivière traversait la vallée en chantant, et s’échappait vers l’ouest par un étroit défilé. L’air se réchauffa au fur et à mesure qu’ils dévalaient les degrés, révélant des effluves de sèves et de pollens.
Des bosquets aux multiples nuances de vert avoisinaient de nombreuses petites cultures qui luisaient dans l’air serein. Une harde de chevaux paissait au loin près du défilé occidental, dans les ombres projetées par un soleil déclinant. À présent, un ciel radieux régnait au-dessus de la combe, sans la moindre nuée. A l’orient de la vallée, sur les pentes supérieures près de la chute, de petites chèvres blanches gambadaient et faisaient tinter leurs clochettes en un joyeux chant de bienvenue.
La douceur du printemps effleurait les voyageurs de ses fragrances de vergers en fleurs. Les sons enchanteurs du renouveau allégeaient leurs membres fatigués et les transportaient en une époque d’innocence et de paix lorsque le monde était jeune. L’escorte devait à jamais se remémorer cette descente sinueuse parmi les terrasses de la vallée secrète, où s’attardait encore un peu de la splendeur des créatures féériques qui avaient vécu là, en marge du temps des mortels.
Mais pour Arwen, chaque joie vécue autrefois dans la vallée, meurtrissait à présent son âme en ravivant la mémoire de son père le semi-elfe. Chaque souvenir heureux réveillait son deuil. La reine s’arrêta - son visage accusait les stigmates de sa condition mortelle. Son époux la prit doucement par la main, la menant par le pont de pierre étroit et sans parapet. La rivière coulait sur un lit de pierres multicolores, qui chatoyaient parfois comme des gemmes au fond du courant impétueux.
L’escorte contempla le grand château d’Elfes qui élevait ses pinacles non loin de la chute d’eau. Tous grimpèrent la dernière pente et atteignirent le perron de la dernière Demeure Accueillante [1] à l’ouest de l’ancien monde.
Le portail s’ouvrit silencieusement, et une compagnie s’avança pour les accueillir. La reine Arwen, qui redoutait ce moment, put enfin étreindre ses frères en laissant libre cours à son trouble. Ses larmes coulèrent longuement, emportant l’amertume et la peine dans les rires des retrouvailles.
Imladris était encore sa demeure.
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Le bassin d’argent luisait sous la lune. Lentement, Arwen souleva l’aiguière et y versa un peu d’eau. À la surface qui se troubla un instant, elle perçut le sourire énigmatique de Galadriel, qui semblait l’encourager.
Arwen étendit alors la main au-dessus de l’eau, adressant une brève prière par-delà les abysses de la mer.
Le noble visage d’Elrond apparut, aussi grave qu’en ce jour où ils s’étaient quittés dans le royaume du Sud. Mais bientôt le seigneur elfe arborait son sourire discret, tandis que le rejoignait Celebrian, son épouse à la longue chevelure d’argent.
Galadriel lui avait légué son miroir, avec la complicité de ses frères. Arwen calmerait son chagrin en contemplant le bonheur des siens, réunis en Valinor.
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Le foyer chatoyait dans la Salle du feu. Les Dunedain avaient adopté les traditions d’Imladris, où demeuraient encore quelques elfes qui souhaitaient s’attarder un peu en Terre du Milieu.
Sous la houlette d’une ancienne suivante d’Arwen, des jeunes filles humaines coiffées de couronnes de fleurs chantaient en Sindarin. Des jeunes gens déclamaient le lai de Tinùviel, encouragés par un Dunadan, maître du savoir venu consulter la bibliothèque des fils d’Elrond. Le roi Elessar avait ordonné que plusieurs copies fussent réalisées, pour enrichir ou reconstituer les bibliothèques royales d’Annúminas et de Minas Tirith. Imladris accueillait à présent la jeune génération des Dunedain d’Arnor, dernier refuge de la culture de l’ancien Ouest.
Alors que l’assemblée se laissait bercer par les strophes elfiques, Arwen, enfin rassérénée, posa son regard lumineux sur ses frères. Les jumeaux, par leurs attitudes, par la grâce et la force qui émanaient d’eux, lui rappelaient leur père, dont tous trois avaient hérité la chevelure de nuit.
Elladan s’entretenait avec Aragorn des progrès du royaume d’Arnor, des fondations réalisées et des entreprises qu’il préconisait. Il évoquait avec ferveur les terres à repeupler, les campagnes militaires à accomplir, les avant-postes à rebâtir, les cultures à semer. Se pouvait-il que la part humaine de ce frère se révélât plus forte en fin de compte ?
Le cœur d’Arwen balança un instant. La séparation au-delà des cercles du monde, serait une tragédie pour les jumeaux. Mais peut-être une telle séparation permettrait-elle à chacun d’eux de vivre sa propre destinée ?
Sa harpe à la main, Elrohir, de son côté, semblait revivre les scènes lointaines des batailles épiques du premier âge, par le pouvoir du haut-elfique qui donne forme aux mots ailés. Son fin visage, habité par le souvenir, se tourna un instant vers sa sœur. Elle sut alors qu’il partageait sa nostalgie, son sentiment ineffable de perte. Car une part irrémédiable de la beauté du monde s’en était allée, à jamais inaccessible pour les exilés à qui Valinor se dérobait.
Mais un rire cristallin retentit sur la majestueuse véranda - de jeunes novices des Dunedain jouaient, insouciants et joyeux, sous le regard de marbre des vénérables statues elfiques.
Certaines choses ne changeaient pas…
Arwen sourit en elle-même. Elle aiderait son roi à transmettre ce qui pourrait subsister de la beauté et du savoir de jadis. Mais la vie poursuivrait son propre cours, rythmée par le besoin de ces enfants, de réinventer le monde.
Imladris, ancrée dans le souvenir, dérivait déjà comme un vaisseau emporté par la marée du temps. Mais peut-être surgirait-elle de temps à autres, pour rappeler aux humains ce que le monde des forêts et des rivières, aurait à leur dire.
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NOTES
[1] Traduction personnelle de « homely home » dans les romans du Pr. Tolkien. Refuge pour les peuples libres. Les gens de bien y trouvent accueil, conseil, réconfort et guérison - tant sur le plan physique que moral - et surtout la capacité à se retrouver eux-mêmes avant d’affronter des épreuves dans le monde extérieur.