Les contes de l'Oie Saoule
Chapitre 38 : L'otage du Harad - Hommage
2529 mots, Catégorie: G
Dernière mise à jour 09/05/2019 21:53
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Au cœur de la nuit, la Déesse avait dispensé ses larmes de joie sur la plaine. Ses fidèles avaient retrouvé l’espoir. Des volutes parfumées de figue et de tamarin s’élevaient de la terre humide, dans les rayons vermeils de l’aube.
Le caïd avait convoqué le ban et l’arrière-ban de son fief – à peine une douzaine de guerriers, drapés dans leurs burnous en poil de chameau, tous trop âgés ou trop jeunes, mais armés comme des seigneurs, et qui avaient fière allure, unis en dévotions autour de la source sacrée.
Lorsque la lune pointa son mince croissant au-dessus des montagnes, les hommes saluèrent l’augure et se mirent en selle, avant que l’or du jour ne chassât la fraicheur de la nuit.
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La file des cavaliers éreintés cheminait lentement sous la chaleur accablante, grimpant le long de l’erg rouge qui surplombait la rivière. La place forte de Sûk Abarrim, siège du protectorat gondorien pour cette région du Sud, commandait le carrefour de trois importantes routes commerciales. Les délices de la ville, la fraîcheur des terrasses ombragées, les jardins dominant l’estuaire de la Harnen, les merveilles du souk, se payaient d’une montée harassante, pour montures et cavaliers, dans un nuage de poussière rouge qui pénétrait les vêtements, la bouche et les yeux.
Enfin la troupe du caïd atteignit la grande porte. La garde gondorienne, dont les lourdes mailles et les surcots noirs juraient parmi les robes claires des bédouins, scrutait attentivement les allées et venues, et les salua sobrement. Comme l’exigeait l’usage, Hadhar laissa son escorte dans la ville basse, prendre soin des chevaux et se désaltérer d’un thé brûlant. Son rang l’autorisait à circuler monté dans les ruelles étroites, mais Hadhar aimait prendre son temps, sollicité de tous côtés par le luxe débordant des étals.
Drapé dans sa mante de fête, le caïd monta à la citadelle, fier et grave comme en pèlerinage. Le chambellan gondorien le reçut avec cérémonie, lui disant qu’on s’attendait à sa visite et lui accordant audience auprès du gouverneur, le jour même, juste après la sieste.
Hadhar ressortit, soulagé de la simplicité de ces démarches, contre lesquelles l’Oncle l’avait pourtant mis en garde, et pour tout dire assez flatté qu’on le traitât avec autant d’égards. Les Gondoriens n’étaient peut-être pas de si mauvais bougres, après tout.
Le caïd vagabonda dans la ville haute, l’humeur clémente aux badauds et la bourse généreuse aux mendiants. Il fit ses dévotions au temple des Trois Sœurs, auquel il consentit une offrande magnifique. Il flâna un peu pour se faire voir, commanda des douceurs, s’attarda à la terrasse de l’auberge, jouissant innocemment du bruit qui lui semblait se répandre : « C’est Hadhar nen Hakhim ! Les Assadhini sont rentrés en grâce ! Il est venu prononcer son hommage ! »
Le caïd dévalisait brodeurs et tanneurs, achetait sans guère marchander des coffres en bois précieux pour son épouse, une fiole lustrale en nacre pour sa mère, des eaux de senteur pour ses sœurs, des loupes montées en besicles pour l’Oncle, des poupées bariolées pour les gamins du douar, des bottes de cavalier pour ses jeunes neveux, des soies multicolores, des velours tout passementés d’argent. Pour son aîné, qui bientôt gravirait avec lui le Tell de la Déesse, il acquit à prix d’or, une selle d’apparat, digne du roi de Gondor lui-même !
Et les marchands le couvraient de louanges !
Et les gondoriens s’écartaient pour le laisser passer, éberlués par tant de magnificence !
Et les femmes de la cité, qui déambulaient au marché, coulaient des regards d’admiration vers ce chef si prodigue, qui avait restauré la dignité de sa lignée !
Ah ! La vie réservait quelques bons moments, grâce soit rendue à la Déesse !
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Radieux et rafraîchi, Hadhar sortait des bains sacrés, où il était allé se purifier avant l’audience, lorsqu’il croisa son vieil ennemi, Khayin-Agha, qui sortait du palais du gouverneur.
Le caïd s’arrêta, prêt à en découdre ! La Déesse lui en était témoin, ce vaurien ne méritait pas de vivre ! Il avait refusé l’appel de l’Émir pour faire la guerre au Gondor ! Puis le renégat avait tiré parti de la faiblesse de ses voisins vaincus, en s’appropriant plusieurs de leurs caravanes ! Hadhar avait retrouvé ses propres marchandises, vendues dans les souks, par des sbires de ce serpent ! Mais le caïd se maîtrisa : ici, sur l’esplanade de la citadelle, devant tant de gardes, le jour de son hommage, juste après sa purification, il ne pouvait réclamer vengeance !
Son rival, qui l’avait reconnu, passa près de lui tranquillement, lui adressant même un sourire – un sourire jaune, une grimace malveillante, le mauvais œil !
L’eau lustrale ne rendit pas son humeur au malheureux caïd, et c’est en tremblant d’indignation qu’il fut introduit dans le bureau du gouverneur.
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Le fonctionnaire le reçut avec la courtoisie onctueuse et fausse des soldats de salon. Hadhar répondit au salut comme son Oncle le lui avait enseigné, mais l’entrevue prit tout de suite un tour inquiétant. Sans même partager les menues nouvelles, le gouverneur se lança dans de longues phrases grandiloquentes et absconses, se gardant d’en venir à l’hommage :
- Des troubles avaient éclaté dans les collines, Gondor avait gelé le processus de restitution des otages. Mais ces regrettables circonstances n’entamaient en rien l’estime du Roi pour les Assadhini. D’ailleurs Gondor souhaitait l’appui du Caïd dans sa lutte contre les rebelles des Montagnes. Du reste, on ne parlait pas d’une rébellion ouverte, seulement de l’agitation d’une ou deux tribus, pas plus de mille feux…
Le caïd peinait à comprendre, recevant le verbiage administratif du fonctionnaire, comme d’une grande distance, comme dans un cauchemar où sourdrait la menace sournoise de vos craintes secrètes.
Devant la mine inquiète du caïd, que son port digne ne parvenait plus à contenir, le gouverneur finit par interrompre le flot de ses analyses stratégiques, demandant à son hôte ce qu’il « pensait de tout cela ».
Avec une emphase timide, le caïd lui tendit la lettre, comme une relique toute-puissante, en demandant si la charte du Roi serait bien honorée.
Le gouverneur, l’air grave, prit le parchemin et après seulement quelques lignes, pâlit :
- Mais, mon ami, ce document n’est pas une charte de reconnaissance diplomatique ! Certes, le papier à lettre provient de la chancellerie, mais il s’agit d’un simple courrier, qui en aucun cas n’émane du Roi ! Quelle terrible méprise ! Vous êtes donc venu ici, persuadé que nous allions prêter serment et que votre fils allait être libéré ? Croyez que je suis désolé de ce malentendu ! C’est tout-à-fait impossible pour le moment !
Enfin le caïd comprit.
Il eut un violent soubresaut, son visage cuivré blêmit, ses yeux flamboyèrent, tandis que sa main, la main vengeresse d’une âme blessée, la poigne d’acier du juste bafoué, se fermait sur la garde de son sabre. Il se vit décapiter ce pantin d’un revers de sa lame. Il se vit rejoindre les rebelles des montagnes, fondre sur les garnisons isolées, rallier les tribus, châtier Khayin-Agha le félon… Mais il se vit aussi perdre son fils, exécuté comme un chien, loin de son pays…
Hadhar se maîtrisa. Ce fonctionnaire n’y était pour rien… Honteux de la méprise des siens, accablé, vidé de sa hargne, il baissa la tête, et en silence contempla la lettre, instrument dérisoire d’une si cruelle déception.
Le gouverneur fut parfait. Il ne se rendait pas compte qu’il venait de côtoyer la mort d’aussi près ! Compréhensif, il s’empressa auprès de son hôte, essayant avec maladresse de lui rendre espoir :
- Je suis persuadé que la libération n’est plus très lointaine ! Pour le moment il est impératif de montrer une grande fermeté envers les rebelles qui pillent les caravanes, je n’ai pas le choix ! Mais le processus de paix reprendra ! Je me porte garant que dès la fin des troubles, un geste sera fait ! …
Plein de bonne volonté, il tachait de retenir le caïd en le réconfortant :
- Parlons de tout cela autour d’un bon thé, dans mes appartements ! Mon épouse insiste pour que vous passiez voir votre fille, que nous avons invitée !
Ou encore :
- Jiradia, je dois vous le dire, est une véritable perle du Sud ! Figurez-vous que mon épouse ne jure plus que par elle ! Non seulement elle est la meilleure élève des maisons de guérison, mais elle s’est mise en tête de…
Rien n’y fit. Le caïd salua tristement et s’en fut, la mort dans l’âme.
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Hadhar erra par les ruelles. Seul, reclus dans son désespoir, il cheminait au hasard de ses pas de somnambule. Devant son air perdu et hagard, les passants s’écartaient en le dévisageant avec étonnement. Il lui semblait entendre les femmes de la cité murmurer derrière lui :
- « C’est Hadhar nen Hakhim ! Les Assadhini sont deux fois maudits ! On lui a refusé son hommage ! »
Les gondoriens paraissaient ricaner, et les marchands le toiser de haut. Même les mendiants ne lui réclamaient plus rien ! Le pauvre caïd, mortifié par sa méprise, maudissait sa naïveté. Le spectre du déshonneur grimaçait devant ses yeux voilés :
Comment allait-il annoncer cette nouvelle à son épouse ? Pourrait-il se présenter devant l’Oncle, et reprocher son aide malheureuse au moribond ? Qu’allaient dire ses braves, qui l’attendaient en bas, la poitrine gonflée de fierté ? Aurait-il le courage d’annoncer aux femmes de la tribu, que leurs maris seraient encore retenus chez l’ennemi ? Il avait rallumé l’espoir et devrait l’étouffer ! L’avenir de la tribu, privée de ses bras et de ses défenseurs, lui paraissait bien incertain. Le pauvre caïd se voyait assassin de l’espérance et déshonneur de sa charge.
Du haut des terrasses, il ne ressentait qu’amertume, devant le panorama grandiose de la baie, grande gemme de saphir, toute miroitante, sertie de maquis émeraude et de falaises rubis. Rejoindre le sein de la Déesse, à présent, lui serait si doux…
- « Papa ! »
Le hurlement angoissé le tira de sa rêverie. Hadhar revint à lui, penché dangereusement à la balustrade, comme s’il avait voulu embrasser l’horizon d’azur. Sa fille, le visage bouleversé, à bout de souffle, le rejoignit et le tira énergiquement en arrière.
Ses yeux noirs orageux s’adoucirent en croisant le regard défait du caïd. Elle le contraignit à reculer et s’assoir sous un pin parasol. Alors le père conta leur disgrâce à sa fille, ses espoirs trompés, montrant pour preuve la lettre honnie.
La jeune femme s’y pencha et eut un cri de surprise joyeuse :
- « Mais c’est Khandar qui t’a écrit ! »
Elle parcourut la longue missive d’un trait, sous le regard ahuri puis impatient de son père.
Alors elle dut reprendre pour lui, avec cérémonie et en marquant toutes les pauses, la lettre de ce frère retenu en otage depuis si longtemps, ces nouvelles que l’on n’espérait plus, à force de les attendre.
Khandar se disait guéri des blessures subies dans la bataille. Il donnait les noms des hommes de la tribu, ceux qui étaient tombés, et ceux qui avaient survécu à l’atroce boucherie et l’accompagnaient dans son exil. Il décrivait son quotidien, l’attente qu’il trompait en apprenant les coutumes de leurs vainqueurs. À présent il maîtrisait suffisamment leur écriture pour leur adresser cette lettre, car la chancellerie gondorienne n’autorisait pas les missives dans une autre langue, qu’elle n’aurait pu contrôler.
Lentement, ligne après ligne, la sœur et le père se réappropriaient ce frère et ce fils à travers sa prose. Sans perdre la plus petite allusion, le moindre de ses gestes, tous deux s’imprégnaient des images du récit, qui retissaient pour eux la trame de vie de l’absent. Souvent, Jiradia commentait affectueusement les traits de son frère, reconnus à travers ses lignes. Quant au père, il interrompait sans cesse la lecture, faisait revenir en arrière, pour s’assurer qu’il avait bien compris, relever un détail ou interpréter une expression. Il s’exclamait bruyamment, pour s’indigner d’un mot ou s’enorgueillir d’un autre.
- … ensuite, Khandar dit que les gondoriens le nomment…
- La Déesse nous protège ! s’exclama vivement le père, ses lèvres crispées d’indignation. Ils veulent lui faire oublier son nom ! Déjà il a appris à écrire dans leur langue !
La jeune fille caressa son père d’un regard rassérénant et reprit, avec une infime nuance de reproche dans la voix :
- Ton fils Khandar nen Hadhar, qui ne saurait oublier sa lignée, a gagné auprès des gondoriens le surnom de « Cand-harnen ». Il dit que, dans leur langue, cela signifie « le preux du fleuve du sud », en hommage à son courage à combattre et endurer de lourdes blessures.
- Il souffre beaucoup de ses blessures ?
- Khandar en a déjà parlé plus haut ! Et là, il dit que dans le borj où il passe ses nuits, il peut se rendre librement aux bains ! Il est complètement guéri et il est bien traité !...
Tous deux se grisèrent longuement de cette présence lointaine et pourtant presque palpable, renouant avec le disparu, par la magie des mots.
Enfin, il fallut rentrer. Après avoir relu trois fois et contre-pesé tous les sens cachés que pouvaient porter les lignes de la lettre, la fille et le père rejoignirent l’escorte, qui attendait patiemment à la porte de la ville basse.
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A suivre...