Les contes de l'Oie Saoule

Chapitre 14 : L'hiver des loups - La battue de Thalion

2258 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 09/11/2016 03:39

L’hiver du loup Partie 2 - La battue de Thalion.

 

Ce matin à l’aube, qui s’annonçait clémente, le maître de l’auberge a convoqué les chasseurs de Thalion et organisé une grande battue. Depuis quelques jours, des nouvelles alarmantes entamaient le moral de ses amis et voisins – une bergerie forcée, une basse-cour décimée, d’étranges rumeurs de chasse au fond des bois, un troupeau en fuite et dispersé…

Ancien mercenaire et capitaine de la milice de Thalion, Finran a décidé d’attaquer le mal à la racine et d’entraîner ses camarades à forcer l’adversité. Rien de tel qu’une traque victorieuse pour chasser le spectre de la meute errante !

Les rabatteurs sont postés en lisière du fermage le plus lointain. Les tireurs, quant à eux, sont embusqués sous les frondaisons d’une épaisse haie dominant un long talus, loin au nord sur le chemin vert. Entre ces deux groupes s’étend un bois, que les rabatteurs devraient débarrasser de ses prédateurs et nuisibles, et si possible de quelque bête noble. En outre, une équipe de traque au gros gibier se tient aux écoutes, attendant les signaux du maître de la chasse.

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Un pâle soleil hivernal inonde les vallons immaculés de lueurs éblouissantes. Dans l’air sec et piquant du matin, les chiens jappent joyeusement, halant le traineau de leur maître sur la neige étincelante. La meute halète au rythme des foulées rapides de la chienne dominante, attelée en tête.

Finran, le géant blond, a ramené de sa terre natale, les marches septentrionales de l’Anduin, un trio de chiens-loups dont les ancêtres, disait-on dans sa famille, auraient combattu l’invasion des hordes nordiques d’Urd. Le mâtin noir du meunier, solide et trapu, a accepté l’attelage bien qu’il ne s’entende guère d’ordinaire, avec ses congénères. Enfin une petite bâtarde, vive et mutine, pleine de sentiment[1], court le nez au vent, attelée avec les autres chiens.

Maitre Finran a paré à tout. Il lance le signal ordonnant la chasse, déclenchant un tintamarre sur le front des rabatteurs qui s’ébranlent. Les cris farouches et conquérants des hommes envahissent l’espace secret des bois. Leurs glapissements incongrus, qu’étouffe l’épais silence des halliers enneigés, enhardissent les esprits sans vraiment calmer leurs appréhensions.

Avec son rapide traineau, Finran inspecte la crête, d’où seront tirées les bêtes débusquées. Excitant l’ardeur des chiens, il court et pousse l’attelage, grisé par la brise ensoleillée en ce matin des hommes.

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Posté sur une colline au sud-est du bois, Finran observe les frondaisons chargées de givre et de lourds glaçons. D’après son estimation, le tapage à peine audible des rabatteurs les plus proches les situe à une demi-lieue de lui. Plus loin, le vaste arc de leurs rangs devrait se refermer par le nord-ouest, rabattant le gibier vers le chemin vert qui file au septentrion.

Au fil des heures, hulottes et grands-ducs fuient le tapage en poussant des cris indignés. Comme le soleil projette les premières ombres des crêtes dentelés sur le plateau des hauts du sud, les corbeaux s’assemblent aux branches des arbres isolés, en attente de la curée.

Quelques lièvres vêtus de leur claire livrée d’hiver surgissent des bois. Finran doit ordonner aux chiens de se tenir tranquilles – ce menu fretin n’est pas menacé aujourd’hui. Déjà la jeune lice, sa traqueuse préférée, fait mine de s’élancer à leur poursuite. Le maître de chasse la réprimande sévèrement – les jeunes chiens dotés de sentiment ne doivent pas contracter l’habitude de travailler à vue.

Alors un changement se produit dans l’air limpide – des abois furieux sonnent dans le lointain, la rumeur assourdie de galopades effrénées s’enfle par les collines boisées. L’ancien mercenaire fait le calme en lui, sentant approcher le moment de l’engagement. Son souffle s’apaise et s’amplifie, rejetant des bouffées argentées dans l’air glacé, tandis que les battements de son sang irriguent ses tempes et ses membres de la vitalité de ses jeunes années.

Bientôt surgit la première bête fauve[2], débuchant[3] en tête de sa harde, en travers du large espace découvert qui sépare le bois du chemin vert. La troupe en fuite se précipite vers l’orient, droit vers le piège.

Mais à deux sillons du ravin, le grand mâle tombe brusquement en arrêt, élevant fièrement ses andouillers en défi aux tireurs mal embusqués. La harde des femelles se groupe craintivement derrière lui, tandis que quelques daguets [3b] présomptueux se ruent tête baissée au-devant des chasseurs. Les flèches fusent, fauchant leur fougueuse inconscience.

Profitant de cette opportune diversion, le cerf s’élance alors vers une brèche de la haie et culbute deux piquiers en ouvrant la voie pour sa harde. Le maitre de chasse observe ses acolytes débordés, reconstituer leurs rangs et soigner leurs blessés, tandis que les restes de la harde fauve s’échappent vers les hauts enneigés.

Quelques bêtes puantes[4] paniquées, que les chiens ont chassées de leurs trous hivernaux, fuient à leur tour l’invasion. Les chasseurs ont recommandé de ne point s’attaquer aux fossoyeurs de la forêt, pourtant les paysans abattent sans pitié les petits nuisibles qui visitent et ponctionnent leurs poulaillers.

Mais le maître de chasse garde son sang-froid et n’intervient pas – la battue a déjà récolté assez de viande pour un mois de disette, et il laisse les hommes se défouler, en exutoire contre leur peur de l’hiver. Il se réserve car la rumeur qui court l’air glacé, lui souffle que la véritable épreuve reste à venir.

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Les cors ont appelé à la retraite. Les hommes satisfaits de leur battue victorieuse assemblent leurs trophées et soumettent leurs rapports – une portée de jeunes loups, honteusement débusqués, s’est enfuie vers le nord, la queue basse. Quelques hommes blessés ont été secourus et soignés – la plupart se sont navrés eux-mêmes par maladresse au cours de la chasse. Et le dernier groupe de rabatteurs, le plus au nord, a cerné quelque bête dans une fondrière, au fond d’un profond ravin, et la tient aux abois depuis une heure. On a préparé piques et arcs, et l’on retient les chiens, car l’on pense qu’il s’agit d’un ours.

Le maître de chasse hausse un sourcil inquiet et lance son attelage en hâte vers le septentrion. Il connait la triste réputation de ce ravin. Son compère Rhast le nomme le « Val sans retour ». C’est là, il y a quelques années, que furent retrouvées au printemps, les dépouilles éviscérées de quelques chasseurs, perdus au plus fort d’un « hiver du loup »…

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En cette fin d’après-midi, un vol de corbeaux cercle en planant dans un ciel sombre au-dessus du Val sans retour. Comme Finran s’approche de la stèle de pierre érigée en mémoire des victimes de jadis, les chiens s’arrêtent soudain, désorientés et le poil hérissé. S’échappant du ravin en minces volutes cendrées, une odeur infecte lui lève le cœur, rappelant l’immonde fadeur des champs de bataille et la putréfaction des charniers.

Le maître de chasse est arrivé trop tard. Le pays sauvage a repris ses droits. Finran croise en arrivant les survivants d’un massacre, hirsutes, blêmes et hébétés, à peine capables de soutenir les blessés, roulant des yeux terrorisés sans répondre à ses questions. Les chiens décimés se sont enfuis par les taillis – on ne retrouvera pas vivants la moitié d’entre eux. Les quelques chasseurs expérimentés qui peuvent témoigner de la mêlée font des rapports étranges et discordants, parlant d’une charge sauvage, de bêtes noires[5] vicieuses, d’autres évoquant un cerf gigantesque. Rhâst lui-même, entaillé à l’aine, peine pour décrire ce qu’il a vu, tant la tête lui tourne – une bête, dit-il, a brutalement lancé sa horde sur les novices, étripant et piétinant les pauvres bougres dans la fange des bauges.

Les traces confuses révèlent à Finran, perplexe, la présence de plusieurs bêtes, qui ne cohabitent pas d’ordinaire. Mais jamais le veneur n’a rencontré une telle malice, une ruse si meurtrière envers l’homme. Il en est ébranlé, d’autant que les fourrés révèlent des fientes de carnivores et des abatis que seules des portées de louveteaux peuvent semer autour de leur antre…

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Finran lit la terreur et le doute dans les attitudes et les gestes de ses hommes. Même ses lieutenants le fuient du regard, terrassés par l’horreur du Val. L’hiver du loup semble avoir imposé sa loi immémoriale de résignation et de peur…

Il a pris sa décision. Sobrement, avec l’assurance du mercenaire qu’aucun revers n’a pu vaincre, il rassemble les réserves de viande séchées, empile fourrures et toiles cirées sur son traineau, et joint quelques sagaies et piques de chasse à son équipement.

Finran ordonne d’emporter les blessés et les morts avant que la nuit ne se referme sur ce tombeau de la combe maudite. Ses lieutenants acquiescent en baissant le regard – voilà une tâche à leur portée.

Puis le géant blond part en chasse, seul avec ses chiens.

Le maître de l’hiver lui a lancé un défi, qu’il relèvera quoiqu’il puisse lui en coûter.

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A suivre…

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NOTES

 

[1] Chien capable de sentir les voies des animaux chassés, ou même d’humer dans le vent, l'odeur de voies ou d'animaux qui sont près de lui.

[2] En vènerie, « bête fauve » signifie « animal de couleur fauve », c’est-à-dire beige. Il s’agit d’un cerf ou daim, mâle ou femelle.

[3] Sortir des taillis, du couvert.

[3b] Cerfs dont la tête porte de simples dagues, c’est-à-dire des mâles de moins de deux ans.

[4] En vènerie, la dénomination « bête puante » désigne à peu près l’ensemble des mustélidés : belettes, fouines, blaireaux, martres, hermines, loutres, furets, putois.

[5] En vènerie, la « bête noire » désigne le sanglier. Naturellement il s’agit plutôt du sanglier adulte, et non du jeune sanglier dont la livrée est rayée.

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