La maraude du Vieux Touque
Chapitre 52 : Duel au sommet - Le collier des nains
3094 mots, Catégorie: G
Dernière mise à jour 18/03/2020 23:14
À l’annonce de la cachotterie des nains, le magicien entra dans une sourde colère, annonçant qu’il préférait immédiatement quitter la compagnie si cela venait à se reproduire. Thráin dut donc supporter les regards égrillards d’Arathorn lorsque ce dernier fut mis au courant. Le chef dúnadan eut pourtant la sagesse de prétendre qu’il restait persuadé de la bonne foi du nain. Il en tira un surcroît de prestige qui exaspéra Thráin.
Bera, qu’une telle atmosphère de soupçon et de non-dit mettait profondément mal à l’aise, s’en fut relever Gràr qui montait la garde au fortin. Gerry, navré de la tournure des événements, murmura pour lui-même que pour sa part, il ne souhaitait aucune récompense et s’en remettrait à la générosité des nains. Arathorn qui fumait assis à côté de lui et de Gandalf, lui fit remarquer assez sèchement qu’en tant qu’écuyer à son service, il ne recevrait de récompense que de son seigneur, si celui-ci y consentait.
Ce rappel à l’ordre plongea le magicien dans ses pensées, qui ne le quittèrent pas de la nuit. La troisième heure n’était pas encore passée, Gandalf se tournait et se retournait sur son lit de fortune.
Soudain il se redressa, se leva et réveilla Arathorn et Thráin. Il devait absolument vérifier quelque chose, disait-il. Tous trois descendirent à la Salle du Trésor, où Thráin entra seul.
Comme il posait ses mains sur le couvercle, le cœur de la montagne sembla s’accorder au sien. Le grand nain inspira profondément et prononça, en Khuzdul, le mot de passe qu’avait suggéré le magicien. 1
Le couvercle se désolidarisa du coffre de marbre veiné de rose !
Fébrile, le nain appela alors Gandalf et Arathorn, qui l’aidèrent à le dévisser et à le déposer délicatement à côté.
Thráin se pencha au-dessus du bord. Son visage avait retrouvé l’ardeur et la candeur de ses jeunes années, éclairé par une lueur ambrée provenant du fond du coffre. Il tendit des mains tremblantes, et retira un collier de grande taille.
Des rivières de diamants, semées de quelques saphirs et traversées d’éclats de mithril, tournoyaient en élégantes boucles. Au centre une place vide aurait pu accueillir la paume entière d’Arathorn. L’ensemble formait une parure couvrant les épaules, le cou, le torse et le haut du dos. L’ornement aurait aussi bien pu convenir aux fines épaules dénudées d’une princesse elfe qu’au large torse d’un roi guerrier. Et, de fait, le bijou épousait parfaitement les épaules de Thráin, rehaussant sa prestance, ennoblissant son port, magnifiant sa carrure et donnant à ses gestes une ampleur régale – la parure du véritable Roi sous la Montagne !
Arathorn marqua son admiration cependant que Gandalf restait un instant confondu :
– Ce ne peut être ce qu’il parait ! Le Nauglamir fut perdu lorsque Elwing se précipita des falaises marines aux bouches du Sirion !
Le magicien examina de plus près la magnifique parure, sous l’œil soupçonneux du nain.
– Je ne puis être catégorique, mais cette merveille me parait véritablement très ancienne ! Qu’en pensez-vous, Thráin ?
Arathorn avait perçu l’éclat d’avidité dans la prunelle de Thráin. Il s’empressa de mettre les choses au point :
– Elwing est ma très lointaine ancêtre. Mais ma lignée ne revendique rien de ce qui engendra les guerres entre Elfes et Nains. Vous seriez bien avisé, O Thráin, de faire de même !
– Ce qu’il convient de revendiquer comme héritage pour les nains, c’est à l’héritier de Dúrin d’en décider ! répondit le nain d’un air revêche.
Le coup d’œil d’expert de Thráin ne lui laissait aucun doute :
– Ce collier ne pèse quasiment rien sur les épaules, il s’adapte à son porteur. Il s’agit en effet d’une œuvre de nos pères, provenant, je pense, de Nogrod. Les secrets de cette fabrication se sont perdus il y a bien longtemps, dans les guerres avec les Elfes Gris ! Mais Le mithril est la base de ce travail – en aucun cas il ne peut s’agit du Nauglamir, dont la trame était d’or ! Mais c’est là, je pense, un travail de la même main, du grand Telchar lui-même !
Après quelques instants durant lesquels Gandalf et Arathorn le contemplèrent dans sa splendeur de Roi sous la Montagne, Thráin ajouta :
– Par l’anneau de la tribu de Dúrin, dernier témoin de la résistance victorieuse des nains, je revendique cette œuvre comme l’apanage de ma maison et le gage de ma souveraineté sur Barum-Nahal ! Je la nomme du nom secret que je ne dirai pas devant vous. Vous la connaîtrez sous le nom de Naugwar Mithmirion, l’éclatant collier de mithril des nains ! Je vous commande de ne pas révéler cette découverte pour le moment !
Le Roi sous la montagne glissa le bijou sous sa tunique pour le dissimuler, et replaça sans effort le couvercle du coffre. Il distribua quelques lingots, en prit quelques-uns lui-même et tous remontèrent aux niveaux supérieurs, dans un grand silence.
.oOo.
L’espoir insensé de reprendre possession complète des mines avec seulement douze compagnons, s’était donc réalisé pour Thráin. Il restait de nombreux tunnels à explorer, vers l’ouest, mais la menace des hydres semblait maîtrisée.
Gandalf, quant à lui, passait de longs moments à la porte de la mine, prenant le frais, sa pipe aux lèvres, en observant les alentours par tous les temps, comme s’il attendait quelque chose.
De leur côté, les dúnedain considéraient l’objectif comme atteint, et commençaient à échafauder des plans de retours. Ils avaient poussé des reconnaissances à l’ouest, et escaladé une cordillère de crêtes. De ce promontoire, ils avaient établi une carte des cols et des vallées, sans toutefois descendre dans la combe au-delà. L’heure des choix, et surtout du partage, approchait.
Un matin, Arathorn sonda donc Thráin en présence du magicien, se demandant ce qu’attendait le chef nain pour appeler à lui son peuple :
– O Thráin, Roi sous la montagne ! C’est un grand exploit d’avoir investi Barum-Nahal. Les hydres de feu sont détruites. Désormais la menace principale me semble provenir des gobelins, qui ne tarderont pas à avoir vent de vos exploits. La disparition des hydres, leur fléau, et votre reconquête des mines les attirera certainement à brève échéance. Barum-Nahal subira l’assaut tôt ou tard et doit se renforcer !
Jusque-là Arathorn avait emporté l’assentiment des nains et de leur chef. La haine viscérale que les nains vouaient à leurs ennemis héréditaires les gobelins s’accordait aux justes propos du dúnadan. Mais celui-ci commit l’erreur d’évoquer les richesses :
– Je suis d’avis d’emporter l’or conquis pour prouver à vos alliés, à vos cousins, à votre peuple, que la forteresse est sous votre contrôle. Je vous propose d’établir une route qui permette de joindre vos alliés et les porter à votre aide.
Thráin devina peut-être la pensée du dúnadan – il imagina qu’Arathorn proposait d’ouvrir une route vers l’ouest. C’était en effet son souhait ardent, mais le rôdeur avait accepté en son for intérieur, de prolonger son aide pour consolider la position des nains en attirant à Barum-Nahal des forces naines plus conséquentes. Quoi qu’il en soit, le grand nain lança avec une certaine amertume, soupçonnant quelque duplicité :
– Vous souhaitez donc nous quitter ! Vos sages paroles n’ont d’autre but que d’emporter l’or pour vous-même. La route que vous préconisez mènerait à Bree, je présume !
– Mon cœur reste avec les miens pour toujours, et j’ai le devoir de penser d’abord aux intérêts de mon peuple, comme vous le faites vous-même ! Nous avons conclu une alliance et un accord. Si vous jugez que la situation présente nécessite que nos forces restent à votre disposition, nous resterons. Mais comme je vous l’ai dit, je ne crois pas que nous puissions tenir contre les gobelins du nord lorsqu’il leur reviendra le courage de convoiter ces lieux. C’est pourquoi nous devons établir des routes pour permettre à nos alliés de nous rejoindre. Nous devons en outre justifier de notre victoire à leurs yeux – l’or en est le meilleur moyen !
Thráin soupesa longuement la logique du dúnadan. Ce dernier crut devoir insister :
– Nous ne pourrons pas attendre au-delà de la mi– Úrui. 2 Nous devons nous mettre en route à cette période pour rejoindre Eriador ou les monts du Fer. Au-delà, nous risquerions d’être pris dans les terribles orages de montagnes. Plus la saison froide approchera, plus les gobelins se montreront curieux et moins nous trouverons de nourriture ou de secours.
– Soyez honnête, Arathorn, si je vous renvoie en Eriador avec mon or, vous ne trouverez pas le courage de revenir !
– Si vous me donnez l’or promis, je pourrai lever des milices dans le sud qui me permettront de rassembler ici la fine fleur de mes rôdeurs !
– Au bout de combien de temps ? Je ne puis me résoudre à vous délier en vous remettant mon or, de peur que vous nous laissiez seul à notre sort !
Arathorn prit fort mal cette défiance sans fard.
– Votre manque de confiance envers moi m’amène à douter d’être payé mes troupes arrivaient après vos propres renforts. Rappelez-vous que nous vous avons menés jusqu’ici, et que vous nous êtes redevables !
Gerry qui commençait à bien connaître son seigneur, fit alors diversion :
– Peut-être vous paraîtra-t-il possible de boire la bière à tour de rôle ? 3 Une partie de la part promise devrait suffire pour le moment.
Le silence dubitatif de Thráin encouragea le hobbit dans sa plaidoirie :
– Il vous suffit d’écrire le détail de votre arrangement sur un papier, qui fasse l’énumération des droits et des devoirs auxquels l’un engage sa seigneurie envers celle de l’autre. Vous devriez également y faire figurer l’exécution d’un juste don en or que Thráin souhaiterait effectuer dès à présent, avant qu’Arathorn revienne avec du secours ou que des renforts du sang de Dúrin vous parvienne ! Le restant serait expressément mis de côté, en gage de promesse de restitution pleine et entière lorsque la sécurité de la montagne serait assurée.
Le hobbit avait spontanément pensé aux actes notariés qui commençaient à se généraliser dans la Comté, comme les documents complexes que Maîtres Gratton, Fouille et Fouisse4 avaient rédigés devant lui pour son père. Le principe d’un écrit scellé devant témoin accentuait le caractère solennel et sacré de la parole donnée. Il évitait surtout les dérives d’interprétation. Gerry argumentait :
– Ainsi toute dispute serait écartée… Les dúnedain pourraient partir ouvrir une route, et revenir avec de l’aide et des vivres, avec l’assurance de toucher leur part. Et de même Thráin pourrait dépêcher un émissaire pour rassembler les siens.
Les nains trouvèrent l’idée baroque mais intéressante, et finirent par la mettre en pratique. On s’attela à la tâche autour du bureau de Thráin. Gandalf fut mandaté et muni d’une plume et d’un parchemin. Dès le début de nombreuses difficultés s’élevèrent, comme la valorisation du trésor que les dúnedain avaient déjà intercepté, la proportion d’or, d’argent, de pierreries, l’évaluation des richesses restant à découvrir ou encore celle des artefacts de très grande valeur. Bien sûr il fallut prendre un avis neutre sur un juste acompte, et ce fut naturellement Gandalf qui dut s’en charger. Màr, Nár, Ingold, Gerry, Bera et Gandalf furent sollicités comme témoins. Le magicien reçut en outre le contrat en dépôt. L’accord stipulait que les dúnedain s’attarderaient encore deux pleines semaines. Gerry, en gage de reconnaissance pour son habile médiation, se vit offrir un minuscule foyer portable d’orfèvre ou de joaillier, que les nains montèrent en pipe ! Ainsi fut créée la première pipe naine – en réalité un véritable petit fourneau – offerte à leur digne professeur de l’art de fumer l’herbe à pipe.
Les alliés se côtoyèrent donc quelques jours, s’épiant avec circonspection. Les nains exploraient frénétiquement les couloirs des profondeurs tandis que les dúnedain intensifiaient chasse et pêche. Bera et Hirgon enseignèrent à Bárin à fumer la viande et le poisson, tandis que les rôdeurs récoltaient les fruits précoces d’une châtaigneraie d’altitude nichée à l’abri entre les deux bras de la montagne.
Gandalf, indifférent aux calculs des uns et des autres, se lança quant à lui dans une exploration assidue et minutieuse des dessins et inscriptions parsemés sous la montagne. Il passa le plus clair de son temps à ausculter la roche, suivre les frises, tracer des marques secrètes, planter de mystérieux repères. Thráin, Màr et Nár tentèrent à plusieurs reprises de découvrir et comprendre ce qu’ourdissait le magicien. Le lourd chargement marqué de la rune G avait enfin trouvé son usage : Gandalf avait transporté les caisses une à une au cœur de la montagne, mais ce dont il s’agissait échappait encore aux nains. En désespoir de cause ils résolurent d’interroger le magicien. Mais ils s’étaient fait pincer plus d’une fois à l’espionner de façon maladroite et furent reçus sans aménité, comme des enfants curieux et malpolis. Le magicien monta un échafaudage de bois et s’attarda longuement sous la voûte de la salle du trône, inspectant les anfractuosités, fourrageant dans ses caisses, sondant les puits d’aération, déchiffrant les inscriptions. Il consentit seulement à révéler qu’il préparait la salle pour un jour spécial. Le centre de la cité serait prêt à recevoir des hôtes de façon royale lorsque le moment serait venu. Il suspendit des genres de lampions au plafond, et hissa là quelques décorations qui réveillèrent les souvenirs d’enfance de notre hobbit, lorsqu’il assistait aux fameux feux d’artifice du vieux Gandalf.
Un soir, les rôdeurs convièrent les nains à un repas qui leur tenait particulièrement à cœur. Chaque année, la maison d’Arathorn célébrait le triste anniversaire de la chute d’Arthedain, le dernier des royaumes du nord à courber l’échine face au roi-sorcier d’Angmar. À cette occasion, les dúnedain qui perpétuaient encore le souvenir de cette époque glorieuse, renouvelaient leurs vœux de gardien des peuples d’Eriador, les descendants des habitants du royaume. La compagnie se réunit sur le perron, rompant le premier pain de châtaigne cuit sous la montagne.
Sous un dôme d’étoiles scintillant dans l’air frais du soir, les dúnedain firent face à l’ouest. Leurs visages tournés vers leur patrie et, au-delà, Númenor la submergée, étaient graves de souvenirs et d’espérance. La lune montait à l’est et commençait à éclairer le perron d’une lueur intemporelle. C’est alors qu’une petite grive grise vint se poser sur la table de fortune. L’oiseau guilleret pépiait d’un ton qui semblait presque badin. Arathorn s’exclama joyeusement :
– Voici qu’en cette heure de recueillement nous parvient un messager envoyé par les miens !
Et cela sembla à tous un heureux présage.
Le rôdeur informa la compagnie que le succès de leur voyage était connu à Fondcombe et des refuges des rôdeurs. Des renforts étaient en route par les fourrés aux trolls, vers le versant occidental des Montagnes Brumeuses. Gràr fit généreusement circuler sa gourde de vin. On sortit les instruments de musique. La soirée allait bon train.
Thráin, particulièrement satisfait de ces nouvelles, allait prononcer quelques mots de circonstance – et probablement révéler le collier des Nains – lorsqu’une seconde grive se posa sur le bâton que le magicien avait rangé derrière le montant de son fauteuil.
L’oiseau semblait agité. Gandalf échangea quelques caquetages rapides avec la grive qui semblait à bout de forces. Quelques instants plus tard, le magicien déclarait, le visage sévère et soucieux, qu’il devait les quitter pour un temps.
Et cela parut un sombre présage.
Gandalf se leva, s’arrogea quelque nourriture qu’il fourra dans son sac, et lança d’un air brusque :
– Je serai de retour d’ici trois jours ! Si je venais à vous manquer, cachez-vous dans les appartements royaux ! Ne vous laissez pas surprendre !
Le magicien fit quelques pas, puis se retourna, hésitant. Se décidant finalement, il fit un signe d’adieu à la compagnie médusée et s’en alla pour de bon. S’il leur en disait d’avantage, ils seraient bien capables de se disputer !
.oOo.
NOTES
1 Seuls les impatients liront cette note ! Les sages passeront outre et trouveront eux-mêmes la réponse.
« Le vrai Roi puise dans cette ressource pour ouvrir son coffre. » La réponse est : la générosité.
2 Correspond au début du mois d’aout.
3 Expression des coteaux du Quartier Sud dans la Comté. Aujourd’hui on dirait plutôt « couper la poire en deux »
4 Traduction irrévérencieuse du nom du cabinet de notaires « Grub, Grub and Grub » mentionné par le Professeur Tolkien dans Le hobbit.