Sur les pas de Bilbon
Chapitre 1 : La communauté de l'anniversaire
4093 mots, Catégorie: T
Dernière mise à jour 22/12/2023 16:08
Quand M. Frodon Sacquet, de Cul-de-Sac, annonça qu’il donnerait à l’occasion de son soixantième anniversaire une réception d’une magnificence particulière, une grande excitation régna dans Hobbitebourg, et toute la ville en parla. Cet événement, estimait-on, resterait gravé dans les mémoires jusqu’à la prochaine génération.
L’humeur était à nouveau à la fête, maintenant que les événements déclenchés par Saroumane ressemblaient aux sombres souvenirs d’une nuit agitée. L’on se mit à évoquer l’undécante-unième anniversaire de l’oncle de Frodon, Bilbon Sacquet, qui avait durablement marqué l’histoire de la Comté par sa splendeur et aussi par sa fin inattendue. «Bilbon se tenait là, devant nous, à faire un discours. Et soudain, il a disparu ! », racontait Liah Boulot à qui voulait l’entendre, assise au Buisson de Lierre, une petite auberge de la route de Lézeau, comme autrefois Ham Gamegie, dit l’Ancien. Frodon connaissait bien entendu la vérité sur cette affaire. Son oncle avait simplement mis à son doigt l’Anneau Unique, ce maudit Anneau qui avait occasionné tant de peines et qu’il avait porté jusqu’à la Montagne du Destin. Ces événements remontaient parfois à la surface de sa mémoire, lors de ses cauchemars, et il se réveillait couvert de sueur, haletant, le cœur palpitant, avant de se souvenir qu’il était de retour dans la Comté, bien vivant et en sécurité. Quant à l’idée de célébrer son anniversaire, elle n’était pas de son fait mais venait de Merry et Pippin, qui voulaient ainsi impressionner, peut-être un peu par amour-propre, les autres Hobbits, et se souvenir du bon vieux temps. La vie dans la Comté était certes paisible, mais le frisson de l’aventure se faisait parfois ressentir, et Frodon, qui n’avait pourtant jamais voulu partir de son trou de Hobbit, surprenait parfois quelque nostalgie en lui. C’est pourquoi il avait fini par céder face à l’insistance de ses deux amis et avait naturellement promis d’inviter les membres de l’ancienne Communauté de l’Anneau.
Les préparatifs commencèrent et il y eut fort à faire. Frodon souhaitait inviter tous les habitants de Hobbitebourg, si ce n’était plus, et il fallut commander boissons et nourriture en abondance. Il se fit conseiller en cela par Merry et Pippin, qui se vantaient de connaître les vins les plus fins et les meilleures bières de la Terre du Milieu. Le fidèle Sam s’occupa de trouver les ingrédients pour les nombreux plats et fut aidé par sa tendre épouse Rosie, qui géra l’affaire de main de maître, comme si elle eût fait cela toute sa vie. La question de l’emplacement fut vivement débattue : Cul-de-Sac, où vivait Frodon, ne pourrait pas accueillir tous les invités, alors il fut décidé de s’inspirer de l’anniversaire de Bilbon et de monter tentes et pavillons sur le grand champ au sud de la porte de devant du trou de Hobbit. Frodon dépensait sans compter, ayant à cœur d’organiser la plus belle fête possible, et mit un point d’honneur à rédiger lui-même toutes les invitations qui furent envoyées et qui manquèrent de paralyser les postes de Hobbitebourg et de Lézeau. Heureusement, l’on se souvenait d’une telle mésaventure lors de l’undécante-unième de Bilbon, et l’on prit prestement les mesures nécessaires. Les réponses commencèrent à fuser, si bien que Frodon dut faire installer trois boîtes aux lettres supplémentaires à Cul-de-Sac, qui commençait de plus en plus à ressembler à un camp de base.
Plusieurs chariots commencèrent à arriver, contenant des cadeaux en provenance de toute la Terre du Milieu : orfèvrerie naine, vases elfiques, vaisselle du Rohan, tissus du Gondor. La curiosité déjà aiguisée des Hobbits monta encore d’un cran et nombreux furent ceux qui cherchèrent à pénétrer à Cul-de-Sac sous divers prétextes afin de voir ce qui s’y tramait.
Personne n’était aussi excité que la petite Eléanor, fille de Sam et Rosie, qui passait ses jours dans les pattes de ses parents, à essayer de voir les fabuleux cadeaux venus d’ailleurs. De nature gaie, elle aimait chanter et faisait fondre jusqu’aux Sacquet de Besace. Pour sa part, Bill Bongosier, qui rêvait secrètement de marcher sur les traces de Bilbon et de Frodon, avait décidé de consacrer sa jeune existence à la préparation de l’anniversaire et il proposa tant de fois ses services que Sam finit par le prendre en pitié et par lui trouver quelques tâches. Même cet original d’Hodan Sanglebuc brandissait à tort et à travers son invitation, clamant que Monsieur Frodon était bien bon d’avoir songé à lui. Car Hodan vivait dans une sorte de palissade arrondie couverte de paille, qu’il nommait « La Chaumière », au Chemin des Trous-du-Talus. Certains Hobbits murmuraient qu’il s’était bâti cette étrange demeure parce qu’il n’avait pas les moyens de s’offrir un meilleur logis, d’autres attribuaient cette extravagance à son caractère excentrique. De fait, Hodan avait des vêtements rapiécés et ses chaussettes étaient si trouées qu’on aurait dit des toiles d’araignées, mais il était toujours le premier à offrir une soupe aux nécessiteux, avec les maigres produits que son modeste jardin voulait bien lui offrir. Seule la vieille Himelda, sœur de Lobelia des Saquet de Besace, émit quelque reproche à l’encontre de Frodon et de ces « fous de Hobbits » qui l’aidaient à organiser son anniversaire. De son temps, jamais quiconque n’aurait osé dévaliser pareillement les stocks des magasins, caves et entrepôts des environs, privant les honnêtes gens de s’acheter à manger dans les prochaines semaines, répétait-elle. Mais on la fit bien vite taire, et tous commencèrent à regarder le ciel avec inquiétude, espérant que le soleil serait au rendez-vous pour le grand jour.
Deux jours avant la Réception, Gimli, fils de Glóin, arriva à Cul-de-Sac accompagné d’une délégation naine. Il poussa un rugissement avant de prendre Frodon dans ses bras, tandis que Merry et Pippin entamaient une gigue endiablée et que Sam souriait avec tendresse. Puis il demanda : « Je suis arrivé avant l’Elfe ? » Et il poussa un grognement de satisfaction quand ses amis répondirent par l’affirmative, déclara qu’il viderait bien un tonneau de bière entier, voire deux, ou même trois, et pourquoi pas quatre ?
Legolas fils de Thranduil roi de la Forêt-Noire, arriva quelques heures plus tard, accompagné de gens de son royaume qui convoyaient des tonneaux ventrus remplis d’hydromel – dérivé du précieux miruvor -, tandis que le jour éclatait d’or et de pourpre, lançant ses derniers feux avant de céder la place à la pénombre. Il fut amusant pour Frodon de constater l’expression craintive et incrédule de ses voisins Hobbits à la vue des cavaliers, dont la finesse et la posture gracieuse indiquaient qu’il s’agissait d’Elfes. Lui-même se souvint de ses premiers pas dans la grande salle d’Elrond à Fondcombe, et de son ébahissement devant tant de perfection. Il se rappela de Glorfindel à la voix claire et pure, d’Elrond, au visage sans âge et à la chevelure sombre comme les ombres du crépuscule, et d’Arwen, épouse d’Aragorn, aux yeux gris abritant la lueur des étoiles. Le cœur gonflé par la nostalgie et la joie, il serra chaleureusement la main de Legolas et souhaita la bienvenue à ses compagnons. Aragorn n’avait hélas pas pu se soustraire à ses obligations, mais il avait fait mander de précieux écrits de la bibliothèque de Minas Tirith ainsi qu’une magnifique plume et plusieurs pots d’encre, car il savait que Frodon poursuivait l’œuvre de Bilbon. Il y avait aussi une lettre écrite de sa main ainsi que des vêtements destinés à Pippin, qui avait été un temps soldat pour le Gondor. Quant à Gandalf, comme à son habitude, il n’apparaîtrait que quand il l’aurait décidé. La gorge de Frodon se serra à l’idée que le magicien pût ne pas venir, car celui-ci avait assisté au dernier anniversaire de Bilbon dans la Comté, et il l’aurait ardemment souhaité à ses côtés.
Puis enfin, le grand jour arriva. Le ciel gris provoqua tant de soupirs de désespoirs que des centaines de bougies auraient pu être éteintes d’un coup. « L’air était épais », comme on disait, et d’aucuns se demandèrent si la Réception allait être renvoyée. Mais comme la chape grise ne semblait pas près de libérer une cargaison de pluie, l’événement fut maintenu et les Hobbits commencèrent à affluer vers 11 heures du matin. Bill Bongosier accueillait les invités en leur remettant à chacun leur cadeau, ce qui généra une file d’attente aussi longue que la moitié d’Hobbitebourg, tandis que ceux qui étaient entrés découvraient d’un œil ravi les tentes, pavillons, et surtout les deux immenses cuisines dont provenaient des senteurs prometteuses. On saliva en imaginant de plus en plus précisément les trois repas promis dans le carton d’invitation (déjeuner, thé et dîner). Des musiciens créèrent la gaité qu’il manquait au ciel, tandis que des enfants Hobbits couraient dans tous les sens afin de montrer leurs cadeaux au plus d’invités possibles.
Un cavalier à la cape et au bâton blanc arriva par l’est. C’était Gandalf, bien sûr, qui n’était jamais en avance, ni en retard, mais toujours précisément à l’heure. Il amenait ses feux d’artifice à la légendaire renommée. Passant en courant à travers la petite clôture qui délimitait la fête, la petite Eléanor lui sauta sans façon au cou, pleurant pratiquement de bonheur tant elle avait eu peur que ce moment n’arrive jamais, et Gandalf éclata d’un bon rire, la faisant tournoyer dans les airs.
- Gandalf, bienvenue ! s’exclama Frodon en accourant lui aussi.
A ce moment-là, un phénomène étrange se produisit. Cela commença par les gémissements du vent, qui se transformèrent en faibles cris, alors que des grêlons commençaient à tomber, accompagnés d’un brouillard glacé. Surpris, les Hobbits se réfugièrent à l’intérieur des tentes, tandis que ceux qui étaient dans la file mettaient prestement leur capuchon. Puis une ondée blanche s’abattit et le vent se déchaîna, frappant à l’aveuglette. Sa puissance était telle que les tentes commencèrent à plier, tout comme la barrière. Les musiciens cessèrent de jouer, des cris s’élevèrent et des chaises s’envolèrent. Certains, parmi les Hobbits les plus sensibles, crurent que Saroumane était de retour et s’évanouirent de terreur. C’était la débandade dans la file d’attente, les parents poussant leurs enfants jusqu’au trou de Hobbit le plus proche. Hélas, les portes d’entrées étaient verrouillées, car tout le monde était à la réception. Des mères se mirent à tambouriner, désespérées.
Frodon se tourna vers Gandalf et l’effroi qui se lisait dans ses yeux rendait toutes paroles inutiles. Il implorait de l’aide, car il savait que seul un miracle, ou quelque tour magique, pouvait sauver la situation.
Mais le magicien secoua la tête :
- Lorsque le vent rugit ainsi, soyez assuré que c’est la voix même des puissances anciennes qui s’exprime, Frodon. Je ne combattrai pas leur fureur.
Il leva néanmoins son bâton, articula un mot avec une voix qui ressemblait au grondement du tonnerre, et les portes des trous de Hobbit s’ouvrirent. La foule s’y engouffra aussitôt.
Pendant ce temps, la pluie s’était mise à tomber si dru qu’elle commençait à noyer le pré, son crépitement étouffant les cris des familles qui tentaient de se retrouver. Le vent en furie arrachait les chapiteaux de tente, les barrières. Le cœur empli de désespoir et l’âme glacée, tremblant de tous ses membres, tandis que la sueur se mêlait à la pluie sur son front, Frodon essayait de trouver Sam, Rosie, Eléanor, Merry et Pippin. Il s’imagina les voir, mais à chaque fois, il s’agissait de quelque autre Hobbit courant se mettre à l’abri.
- Sam ! Sam ! Merry ! Pippin ! Rosie, criait-il sans relâche.
Hélas, les bourrasques de plus en plus violentes lui arrachaient ces mots de la bouche pour les emporter au loin, à l’autre bout de Hobbitebourg, là où personne ne les entendrait. Se retournant vers une des grandes tentes, au nord du site de la fête, il s’aperçut que Les Nains et les Elfes avaient eu le réflexe d’en retenir les montants. Mais le vent jouait avec eux, s’infiltrant traîtreusement sous la grande toile, la gonflant telle la voile d’un navire. Cordes et montants cédèrent avec un bruit sec, rompant un instant les cris du vent, et Nains et Elfes durent se jeter pour ne pas être percutés par quelque table ou piquet, transformée en projectile mortel.
La grande tente, qui abritait une partie des cuisines, menaçait de connaître le même sort. Las, c’était là que la quasi-totalité des Hobbits ayant pénétré dans l’enceinte de la fête s’étaient réfugiés. La voile blanche enflait, enflait, s’agitant de manière de plus en menaçante, luttant pour se libérer de ses entraves de fer et de bois. Ce fut à ce moment-là que la voix de Gandalf s’éleva à nouveau, si puissante qu’elle s’entendit distinctement. Les mots étaient ceux, secrets, des Istari, mais en les entendant, les Hobbits sentirent les poils de leurs bras se hérisser et leur cœur s’emplir d’espoir. Bill Bongosier fut le premier à dire ce que tout le monde avait remarqué :
- Le vent ! Il ne souffle plus !
Effectivement, le chaos s’était brusquement arrêté. Certains se demandèrent quelle était cette diablerie, tandis que beaucoup, épuisé par tant d’émotions, éclataient en sanglots. Il apparut bientôt que la tempête n’avait pas cessé à l’extérieur, mais qu’un bouclier invisible protégeait la tente. Gandalf avait réussi à éviter une catastrophe dont le souvenir serait resté ancré dans la mémoire hobbite pour les dix générations à venir, si ce n’était plus – sans parler de toute l’excellente nourriture perdue dans l’affaire.
Ce répit permit d’attendre la fin de la tempête, qui cessa très précisément deux minutes plus tard. Lors d’une rencontre fortuite avec des Elfes dans le Bout des Bois, Frodon apprendrait dans quelques temps qu’un tel phénomène, extrêmement rare en Terre du Milieu, s’était néanmoins déjà produit dans les temps anciens. On voyait plus volontiers de tels débordements au-dessus des mers ou des océans : le vent tourbillonnait furieusement sur lui-même, et il valait alors mieux ne pas se trouver à proximité.
En attendant, les Hobbits blottis sous la grande tente n’osèrent d’abord pas y croire. Serrés les uns contre les autres, ils restaient immobiles, espérant sans doute que cela les protégerait de tout événement désagréable. Puis ils finirent par sortir d’un pas mal assuré, comme s’ils avaient bu tout le vin, la bière et l’hydromel elfique de la fête. Pataugeant dans le petit étang qui recouvrait désormais le sol, ils fixaient, hébétés, le ciel gris, et partout autour d’eux, une scène de désolation : chaises, cuisine, estrade, tentes… Presque tout avait été emporté. Des débris gisaient ça et là, émergeant de l’eau mêlée de boue. La deuxième grande tente s’était empalée sur un arbre et pendait misérablement, percée de toutes parts par des branches acérées. Les décorations n’étaient plus que de funestes souvenirs d’une fête qui n’aurait jamais lieu. Alertes, Legolas et les siens recherchaient les blessés, tandis que Gimli lâchait une bordée de jurons après s’être pris les pieds par mégarde dans les débris d’une chaise. Sa barbe couverte de boue avait pris une teinte brune, comme le reste de sa personne. Frodon le rejoignit, et le soulagement l’envahit quand il vit arriver Merry, Pippin et Sam. Le pire avait heureusement été évité, il n’y avait que des blessures légères et quelques Hobbits extrêmement choqués.
Hélas, c’en était fini de l’anniversaire, songea Frodon en regardant autour de lui. Tant d’efforts réduits à néant par un caprice du vent… Une complainte écrite par Bilbo lui vint à l’esprit mais il avait trop de peine pour la chanter.
- Allons Frodon, reprenez courage, dit Gandalf en lui posant une main sur l’épaule.
- Mais comment y parvenir ? C’est terrible, voyez tous ces malheureux Hobbits. Ah, que dois-je faire ? La fête est définitivement gâchée. Quelle pitié que je n’aie pas su lire les signes et choisi un autre jour !
- Un autre jour ! Ne désespérez pas, car aucun signe n’annonçait ce qui s’est produit aujourd’hui. Nombreux sont ceux qui laissent l’espoir s’éteindre lorsque l’adversité semble trop forte ou trop redoutable. Alors, ne soyez pas trop prompt à vous lamenter et à geindre comme Maître Peregrin Touque, car j’ai vu votre force, Frodon. Vous avez arpenté des routes dangereuses, affronté mains périls et porté l’Anneau jusqu’en Mordor, où vous l’avez détruit.
Ces paroles réussirent à attiser le courage vacillant de Frodon, et les souvenirs ces hauts faits remirent un peu de vigueur dans son cœur, car il était vrai qu’avant qu’il quitte la douillette Comté, il n’aurait jamais pensé être capable d’accomplir tout ce que Gandalf venait de décrire.
Il vit alors que tous les Hobbits commençaient à se rassembler devant lui, les yeux pleins d’espoir, comme s’ils attendaient à ce qu’il leur dise ce qu’ils devaient faire. Et peut-être était-ce en effet ce qu’ils voulaient, alors il se racla la gorge et songea à une scène qu’il rangeait parmi ses souvenirs les plus précieux, qu’il ressortait et contemplait lorsqu’il avait besoin de réconfort. Ce moment avait eu lieu ici même, bien des années plus tôt, et avait pour protagoniste Bilbo Sacquet, faisant son discours d’adieu avant de se volatiliser grâce à l’Anneau.
S’apercevant qu’une caisse retournée se trouvait devant lui, Frodon y grimpa afin d’être vu de tous. Sous le ciel maussade, sa tenue trempée de pluie avait piètre allure et ses pieds de Hobbits étaient frigorifiés. Personne ne le savait, mais ces derniers jours, il avait préparé un discours qui, l’espérait-il, resterait dans les mémoires. Ces mots soigneusement mémorisés ne franchiraient hélas jamais ses lèvres. Il devait désormais trouver de nouvelles phrases, qui empliraient les âmes de réconfort, comme l’eût fait du limpë, la boisson des Valar :
- Mes biens chers amis, commença Frodon d’une voix plus faible qu’il ne l’aurait voulu. Il regarda ses amis, derrière lui, se racla à nouveau la gorge et reprit avec davantage d’assurance. Mes chers Sacquet, Bophin, Touque, Brandebouc, Gouille, Boulot, Fouine, Sonnecor, Bolger, Sanglebuc, Bravet, Trougrisard et Fierpied. Ce jour devait être un moment de liesse en l’honneur de mon soixantième anniversaire. (Quelques regards baissés et de grosses larmes sur les joues d’Eléanor.) Hélas, un triste coup du sort en a décidé autrement, et je voudrais saluer les Hobbits héroïques que vous êtes. Sans votre bravoure et votre présence d’esprit, la situation aurait pu être bien plus grave. (Beaucoup moins de regards baissés et quelques fiers hochements de tête.) Nous pourrions décréter que mon anniversaire est définitivement gâché, bon à finir au fin fond du Trou, comme on dit, - et en réalité, il serait très aisé de s’en convaincre. C’est pour cela que je veux rappeler ce que disait souvent mon cher oncle Bilbon : qu’il y avait une graine de courage cachée, souvent profondément, il est vrai, au cœur du plus gras et du plus timide des Hobbits, attendant que quelque danger final et désespéré le fasse germer. (Le silence fut soudain rompu par la deuxième grande tente qui venait de gémir dans son arbre, sous l’effet d’une bourrasque retardataire. L’effet fut mi-théâtral, mi-effrayant, car de nombreux Hobbits crurent à une nouvelle catastrophe. Frodon poursuivit néanmoins.) Mes chers amis, le voici, ce moment ! Ce danger final et désespéré, nous venons tous de le vivre ! Voulez-vous pleurer sur notre malheur, ou redresser la tête, et vous battre pour sauver ce qui peut l’être de mon anniversaire ?
Il y eut quelques timides approbations. Le plus vieux Fouille poussa un « Oui » sonore, et trois jeunes Brandebouc se mirent à applaudir. Bientôt, tous les Hobbits claquaient leurs paumes l’une contre l’autre et martelaient le sol du pied. Certains commencèrent même à clamer : « Frodon ! Frodon ! Frodon ! »
- Le vieux Bilbon serait fier de toi, il n’y a pas d’erreur, souffla Sam, quand Frodon fut redescendu de son podium improvisé.
Merry et Pippin mirent chacun une claque sur le dos de leur ami et Gimli éclata d’un gros rire en hochant la tête. Avec plus de retenue, Legolas laissa un demi-sourire fleurir sur ses lèvres.
Ainsi commença ce qui fut appelé plus tard « Le grand nettoyage ». L’on évacua les débris, l’on sauva ce qui pouvait l’être, l’on constata qu’une grande partie des vivres était intacte, ce que plusieurs Hobbits appelèrent un authentique miracle, car même l’hydromel elfique faisait partie des rescapés. Les dégâts s’étaient étendus au-delà de l’enceinte de la fête : «La Chaumière » d’Hodan Sanglebuc avait été rayée de la carte, balayée par la tempête, et le petit jardin n’était plus qu’un pauvre amas de terre et d’épis de maïs renversés. Le Hobbit pleura à grosses larmes. Mais Sam Gamegie fit de la reconstruction une affaire personnelle, et quelques temps plus tard, une belle et solide chaumière avait remplacé la cabane branlante.
Les Elfes entreprirent de soigner les arbres blessés et les Nains déclarèrent qu’ils se chargeraient de la reconstruction du site de la fête. Grâce à leurs connaissances et à l’enthousiasme de tous les Hobbits – dont le plus zélé était sans aucun doute Bill Bongosier – le champ dévasté se transforma en un lieu enchanteur. Quant à l’anniversaire en lui-même… Soyez sûrs qu’il est resté gravé dans les mémoires hobittes pour les cinquante générations à venir.