Sorcier !
Cette nouvelle est publiée dans le cadre du défi de Février-Mars « Les uns contre les autres - Une relation qui marque », évoquant des liens forts entre deux individus. Heureuse, malaisée ou dramatique, cette relation sera évoquée sous hypnose épanadiplose en mille cinq cents mots ou plus, après un premier paragraphe imposé.
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« C’était une nuit sombre et orageuse ; la pluie tombait à torrents – sauf par intervalles occasionnels, lorsqu’elle était rabattue par un violent coup de vent qui balayait les rues, crépitant le long des toits, et agitant violemment les maigres flammes des lampes qui luttaient contre l’obscurité. » 1
Jamais auparavant il n’avait pénétré dans le sanctuaire. Les éclairs dressaient des ombres soudaines le long des murs de grès clair. Sa silhouette solennelle glissait entre les colonnades de marbre. Des roulements de tonnerre dévalaient du Mindolluin jusqu’aux avenues trempées de la cité en contre-bas, mais sous ces voûtes séculaires reposaient les trophées et veillaient les statues, dans une quiétude attentive.
Le jeune homme, malgré lui, s’arrêta devant un sombre miroir, où dansaient les souvenirs de fêtes compassées. Lui seul en savait les secrets – ses précepteurs, vieillards quinteux et pontifiants, serviteurs bornés de traditions qu’ils ne comprenaient plus, ne savaient que répéter vers obscurs et mises en garde frileuses. Jamais ils n’exploraient les sources, ne fouillaient les archives, ni ne sondaient les arcanes du pouvoir...
La reine Berùthiel avait convoqué les esprits à travers ce miroir ; elle avait ourdi ses sortilèges et envoyé ses neuf chats tourmenter ses sujets, espionnant leurs cabales à cette fenêtre hermétique. Ses crimes punis et l’exil de la reine prononcé, le roi avait effacé son nom des annales, mais le miroir au teint moiré était resté.
Seul, le jeune homme, héritier des intendants, avait su braver son mystère et maîtriser ses secrets. En sondant le miroir de la reine maudite, Denethor avait pu raffermir le pouvoir de sa lignée, renforcer la discipline, traquer les traîtres...
L’image droite et sobre du fils de l’intendant se refléta un instant, drapée dans la toge des clercs de Minas Tirith. Denethor détourna son visage juvénile, déjà tendu et sévère. D’autres secrets l’attendaient.
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Les cieux noyaient la cité sous des trombes furieuses. Les vents mugissaient, tourbillonnant à l’assaut de la tour d’Ecthelion. Bravant la colère de la nuit, Denethor en gravit les dernières marches. Les armes d’Elendil gardaient l’entrée, gravées dans le chêne sombre de la porte - sept étoiles encerclant un arbre d’argent. Levant sa lanterne, le jeune homme énonça avec autorité :
– « De grands vaisseaux et de grands rois
Trois fois trois,
Qu'ont ils apporté de la terre effondrée,
Sur le flot de la mer ?
Sept étoiles et sept pierres
Et un arbre blanc. » 2
La porte s’entrouvrit avec un claquement sec. Sa lanterne s’éteignit, comme soufflée par les vents qui harcelaient la tour. Denethor frémit. Il se rappela son amertume en essuyant la réprimande aveugle d’Ecthelion, son père l’Intendant, lorsqu'il avait demandé l'autorisation :
– « Sonder le trésor de la tour ? Il n’en est pas question ! Ma loi l’interdit ! Ce péril ne doit jamais être approché ! Crois-tu que j’ignore la portée du prodige dissimulé là-haut ? Ces secrets sont trop lourds encore pour un freluquet incapable d’observer la moindre réserve, ou même d’obéir à son père ! »
Mortifié par le manque de confiance et l’obscurantisme d’Ecthelion, le jeune homme avait dû s’incliner. Mais cette fois il était prêt. Il savait à présent ce que la tour abritait : une pierre de voyance, un palantir, une des merveilles elfiques sauvées de la submersion de Númenor par leurs ancêtres. Du moins avait-il trouvé un récit qui mentionnait les pierres – plusieurs pierres – comme des sources de connaissance inégalables ! Et il avait surtout déniché des notes manuscrites qui, patiemment déchiffrées, révélaient comment le propriétaire légitime pouvait soumettre la pierre à sa volonté !
Denethor poussa la porte. La pénombre l’appelait, écrin du mystère et présage du péril. Mais il n’était pas en Terre du Milieu, d’outil de pouvoir que sa volonté et son travail ne pussent conférer à un si vaillant jeune homme. Il devait surmonter ses craintes !
Une veilleuse vacillait, suspendue à la clef de voûte. Des volutes tortueuses dansaient dans sa lumière ténue. Denethor les suivit du regard, cherchant leur source.
Assis tranquillement dans un coin, un vieil homme l’observait, sa pipe aux lèvres.
Denethor sursauta et s’écria :
– Que faites-vous ici ?
Entre deux bouffées grises, sans cesser de scruter le nouveau venu, le vieillard répondit avec douceur :
– Je vous attendais…
Le jeune homme, encore sous le coup de la surprise, reprenait l’empire sur lui-même. Fâché de s’avérer si prévisible, il toisa longuement le vieil homme. Un conseiller de son père, sans cesse en vadrouille, qui s’éclipsait et revenait à l’improviste pour commander comme en pays conquis…On le connaissait sous le nom de Mithrandir, mais en son cœur, Dénéthor le surnommait "Corbeau des tempêtes"...
Le bonhomme persistait à le dévisager, une curieuse lueur un peu inquiète dans le regard. Denethor se drapa dans une autorité mal assurée et lança en se redressant :
– Comment êtes-vous entré ?
– Vous oubliez que votre père m’a confié les mots de passe de sa garde… et que les magiciens sont maîtres en tradition. Tout comme vous, je puis discerner la logique secrète, dissimulée sous les rimes d’autrefois…
Denethor s’approcha de la table de marbre où reposait la pierre. Une étoffe épaisse la recouvrait.
– Il suffit de voiler le palantir pour s’en protéger, souffla Gandalf…
Le sourcil altier de Denethor se leva en un arc interrogatif et agacé. Le magicien en savait donc un peu plus long que lui sur les prodiges elfiques...
Le souffle rauque, Gandalf égrena lentement, semblant choisir ses termes avec précaution :
– Il est périlleux, même pour moi, d’approcher la pierre sans y laisser errer le regard… car alors quelque chose pourrait l’accrocher… quelque chose ou quelqu'un... véritablement dangereux !
Ainsi, le vieux fou avait lui-même sondé le palantir de Minas Tirith ! La colère gagna le cœur de Denethor – de quel droit ?
Quoi qu’il y ait vu, le souvenir de la pierre tirait des traits las sur le visage du magicien :
– Je vous en conjure, Denethor, jeune capitaine et déjà maître du savoir de Minas Tirith, de renoncer à affronter le palantir ! A tout le moins, remettez à plus tard cette entreprise si difficile. Vous ignorez la malice implacable qui s'opposera à vous, défiant votre bonne foi...
– Repousser le combat ! s’exclama le jeune homme, plein de mépris pour cette compassion pusillanime. N’est-ce pas ce que nous faisons depuis des décennies, sans oser relever le gant ?
Une foi inflexible vibrait dans la voix du jeune homme :
– Quelle folie de mépriser un tel instrument de pouvoir ! Il nous a été légué par nos pères ! Apprenez que pour l’élite qui en est digne, utiliser la pierre n’est pas question de pouvoir, mais de devoir ! La maison des intendants, légataire de la majesté du Gondor, tiendra en respect l’ombre qui se lève à l’est ! Je ne recherche que le moyen de protéger mon peuple, et je tiendrai parole !
S’appuyant sur son bâton, Gandalf se leva et s'interposa entre le palantir et le jeune homme. Son long visage trahissait une grande fatigue, mais il parut grandir en s’approchant de Denethor :
– Voilà une promesse digne d’un vaillant seigneur des hommes ! Mais prenez garde ! Ce serment vous lie à présent ! Tout comme vous lie votre promesse d’obéissance à l’intendant votre père !
Gandalf observa le jeune homme s’éloigner, frémissant d'indignation. Le magicien se rassit, tirant sur sa pipe d’un air dubitatif. Il avait retardé l’inévitable, mais à quel prix ? Il avait échoué à gagner la sympathie de l’héritier du Gondor, et perdu un allié dans les luttes à venir.
Sur le pas de la porte, le bouillant Denethor se retourna, s’imposant visiblement un effort considérable pour retrouver le port majestueux qui sied au seigneur des lieux. Etre tenu en échec par un vieux touche-à-tout ! Après quelques instants seulement, toute trace de colère s’évanouit de son visage et ses traits se durcirent en un masque régal, sous lequel affleurait une détermination implacable. La sentence tomba :
– Mithrandir ! Vous gagnez pour cette fois ! Mais un jour je serai l’intendant de ce royaume ! Et alors mes vues feront loi ! Pour tous, vous compris ! Je ne permettrai plus que quiconque usurpe l’autorité de ma lignée ! Jamais !
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Bien des années plus tard...
Une brise de printemps coulait entre les pinacles de l'austère et vaillante Minas Tirith.
Assis à côté d'un piédestal de marbre, l’Intendant Denethor posa son regard d’aigle sur ses garçons :
– Qui se risquera le premier ?
Le plus massif des deux adolescents fit un pas en avant, le poing serré sur sa poitrine :
– Moi ! C’est le rôle de l’aîné !
Denethor sourit malgré lui, fier de cette fougue – tout-à-fait lui au même âge !
Le cadet s’avança à son tour:
– De quoi s’agit-il précisément, père ?
Le sourire de l’Intendant s’estompa.
– De courage et de volonté ! énonça-t-il froidement.
L’adolescent s’approcha du palantir, recouvert d’une soie sombre :
– … Mithrandir m’a parlé des secrets de la Haute Tour et mis en garde contre leurs séductions...
– Qui est le maître du savoir de cette cité ? rugit Denethor, interrompant son cadet. Je n’admettrai pas que mon fils soit le grimaud d’un magicien ! Que sait Mithrandir de notre besoin et des trésors de Nùmenor ? Et qui est le seigneur légitime de Minas Tirith ?
Boromir s’interposa, tachant de calmer l’ire paternelle :
– Faramir est d’un naturel prudent, père, voilà tout ! Mais avec votre enseignement, lui et moi pourrons vaincre la pierre, s’écria-t-il en tirant son épée.
Denethor inspira profondément, retenant le bras de son aîné :
– La pierre s’affronte seul, mon fils ! Et la seule lame qui vaille est l'âme acérée ! Tu as bien des choses à apprendre, mais il n'est pas encore temps...
L’Intendant se détourna des garçons :
– Allez, tous les deux ! Je sais à présent ce qu’il me faut savoir !
Denethor jeta un regard narquois à la pierre recouverte :
– Boromir n’est pas encore prêt ! Quant à Faramir, il ne le sera jamais !
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NOTES
1- Paul Clifford, Edward Bulwer-Lytton
2- Le Seigneur des Anneaux - Livre III - Chapitre Onze