La Folie du Roi Scar

Chapitre 1 : De la Genèse au Sacre

9336 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 02/11/2018 01:41

Yo tout l'monde, c'est Madou !

Voilà un texte qui me trotte dans la tête depuis que j'ai écouté la chanson La Folie du Roi Scar. Elle était censée être dans le film, mais a été coupée au montage pour se retrouver dans la comédie musicale. Dispo sur YouTube, mais il faut lui préciser qu'on cherche bien celle de Broadway.

Cette chanson est glaçante. Elle renoue avec les origines shakespeariennes de Scar, et le rend tellement plus intéressant que le cliché de méchant efféminé du film... sombre, torturé, bouffé par la démencePlongée dans les profondeurs du cerveau du lion à la cicatrice. Un seul bloc au départ, mais comme c'était apparemment indigeste, le voilà découpé en chapitres. Bonne lecture !

Griseldis, Clélia Kerlais, ce OS est pour vous deux !

Bonne lecture !


***oooOOOooo***


Toute sa vie, Scar avait eu peur.


Bien que fils de roi, il avait toujours eu un aspect fragile, presque maladif : les os saillants sous sa peau mate en avaient déstabilisé plus d'un. Les yeux verts d'une nuance absinthe peu commune luisaient toujours d'une étincelle étrange, indéfinissable, qui avait le don de mettre mal à l'aise tout individu conversant avec lui ne serait-ce que quelques minutes. Ironique pour un lionceau lui-même dévoré par la peur, et par une rivale de taille à cette dernière : la frustration. Une frustration irritante, fiévreuse, viscérale, si grande qu'elle en pût dévorer le monde.


Taka, qui ne s'appelait pas encore Scar, avait pris l'habitude de se voir refuser des rations de nourriture sous prétexte qu'il n'avait pas participé à la chasse : bien moins fort physiquement que la moyenne, frêle, chétif et malade au premier coup de vent, il avait manqué plusieurs fois de se faire piétiner. Les lionnes de la garde royale le sauvaient toujours de justesse. Il revenait toujours la queue entre les pattes tremblantes, les oreilles basses, le poitrail couvert de sueur, le cœur résonnant comme un perdu, à moitié mort de terreur. Mais il ressuscitait toujours. Une demi-vie, scindée par la peur lancinante d'un nouvel exercice de chasse, là où la terreur était la reine incontestée. Elle remplaçait la reine en titre en quelque-sorte : Uru décédée peu après la naissance de Taka, le lionceau trouva peut-être en la peur une mère de substitution.


Mais la sœur jumelle de cette dernière, une sorte de tante qui se disputait le titre maternel avec la peur, était une intarissable colère coulant dans ses veines, du sang empoisonné qui l'alimentait et le consumait à la fois. C'était un cercle vicieux : plus il s'affaiblissait, moins on le laissait chasser et vice versa. Mufasa, qui avait pitié de ce petit frère à la faiblesse maladive, lui apportait en cachette des restes de charognes dont Taka ne mangeait que ce qui était strictement nécessaire à sa survie : en manger plus eût dévoré sa fierté déjà bien entamée.


De nature anxieuse, Taka laissait toujours ses griffes sorties sans s'en apercevoir, comme pour se défendre, même en présence de visages familiers.


Aucun animal de la Terre des Lions, excepté peut-être le vieux mandrill Rafiki, ne sut jamais pourquoi Ahadi avait dès la naissance pris son plus jeune fils en grippe au point de le prénommer Taka. Taka, qui en swahili signifie le boulet. Taka, l'accident. Taka, l'erreur. Taka, la saleté. Taka, le déchet. Taka, le détritus. Peut-être avait-il vu la faiblesse du lionceau à peine né dont on doutait franchement de la survie, cette faiblesse qui le marquerait toute sa vie. Peut-être avait-il décidé de lui faire sentir quotidiennement le poids de son impuissance pour que jamais il ne puisse envisager de la dépasser, et ainsi intérioriser sa place de fils cadet du roi, de petit frère du futur roi et d'oncle du roi suivant. Peut-être Ahadi n'avait-il pas pu accepter la mort de son épouse Uru, décédée juste après la naissance de Taka, et en rendait responsable le lionceau sans s'en rendre compte lui-même.


Taka avait une approche plus rusée de la chasse. Lorsque Mufasa se contentait d'attendre que l'occasion se présente pour se jeter sur sa proie et la déchiqueter avec force rugissements musclés, Taka élaborait longuement des plans détaillés avant de passer à l'attaque, qui devait toujours être la moins risquée possible quitte à chasser des vers de terre. Pour Taka, c'était de la ruse. Pour son père Ahadi, c'était de la lâcheté. Pour son père, Taka avait peur. Et il avait raison. Taka avait peur. Taka était terrifié. Et Ahadi le lui fit si cruellement sentir tout au long de son enfance, qu'il dégoûta à jamais Taka de la chasse et de l'idée même de famille. "Imbécile !" hurlait Ahadi alors que Taka se dissimulait dans les hautes herbes à une antilope. Le hurlement la faisait fuir, et continuait vers Taka : "Ne t'attaque pas à ce fumier, elle est bien trop forte pour toi ! Et d'une manière générale, arrête de chasser. Ta laideur fait fuir les proies... "


Éprouvé par ces insultes quotidiennes, le lionceau ne chassa plus que les taupes, les vers de terre et les souris, et ses os saillirent de plus en plus sous sa chair. En revanche, Mufasa portait en lui toute la noblesse, la force, le courage, la sagesse du monde et de l'univers et de l'infini et au-delà. Ahadi prétendait qu'il l'avait toujours su : dès la naissance, disait-il, ces traits étaient visibles chez le fils aîné. Tout dans sa posture, sa démarche, son sourire, tout criait sa future royauté par chacun de ses poils au point que Taka avait parfois l 'impression que leur père voulait faire passer le moindre de ses mots, ne serait-ce que "Il y a bien du monde à ce point d'eau aujourd'hui" pour parole d'évangile.


Face au courage, a la force, la noblesse, la sagesse innée, la perfection en tous points, Taka avait ramassé les restes : l'intelligence et la détermination. Avec un caractère extrêmement introverti, solitaire. Ho, bien sûr, pour rééquilibrer la balance, Taka apprenait à utiliser sa langue. Son vocabulaire était bien plus étendu que la plupart des autres lions, son père inclus, et il ne se privait pas de s'en servir. On se sentit méprisé par ce lionceau faiblard qui se permettait de parler comme un livre alors qu'il n'était même pas capable de rentrer ses griffes ou de capturer autre chose que des souris, et encore. D'un commun accord, sans se concerter, on l'isola. On cessa de lui adresser la parole. Seul son frère venait lui rendre visite ou lui apporter une part de gibier. Et même lui sentait sa patience s'effriter devant les sarcasmes affectés de son petit frère. La petite pique lancée dans une exacte synchronisation avec la réplique, les sous-entendus, les non-dits, les tabous. Et si possible, employer des mots savants pour faire sentir aux autres brutes leur ignorance.

- Abruti, ricanait Ahadi, avoir le sens de la répartie ne fait pas de toi un bon roi. Prends plutôt exemple sur ton frère. Je ne sais pas si tu as remarqué, mais il est toujours au-dessus de toi...


Peu importait ce que Taka pouvait tenter pour plaire à son père, il ne récoltait que du mépris.

- Papa ! Je t'ai attrapé une taupe pour ton petit-déjeuner !

Taka le réveillait parfois à l'aube, dans la grotte centrale, au milieu de toutes les autres lionnes. Ahadi ouvrait des yeux remplis d'irritation, regardait le fruit d'heures entières de travail, fronçait les sourcils, puis se levait et sortait de la grotte sans prononcer un mot. Taka retenait une envie de pleurer montant du fond de la gorge -il ne voulait pas faire honte à son père et encore moins devant toute la cour des lionnes. Sinon il allait encore se faire humilier devant ces imbéciles, puis consoler par son frère aîné, le frère parfait, le cher enfant de la famille... Tous les autres lionceaux de la meute, qu'ils aient des frères ou non, avaient l'air plus heureux que lui. Il comprenait que ce que lui faisait subir son père n'était pas normal. Mais il n'osait pas demander des explications, il avait bien trop peur pour ça...


Ahadi concevait pour son fils aîné le futur roi les plus grandes espérances. Gouverner la Terre des Lions représentait une tâche colossale. Maintenir l'ordre strict du Cycle de la Vie, chaque espèce sait où est sa place, les hyènes hors du territoire, c'est ainsi, et ainsi de suite.

Taka avait admiré, à une époque, les compétences exceptionnelles de son chasseur de frère. Mais à mesure qu'il constatait son infériorité grandissante qu'Ahadi ne manquait pas de souligner à coup de remarques assassines, Taka se sentait dévoré par une envie féroce de prendre la place de Mufasa. D'enfin récolter un compliment sincère, et non une insulte ou un pauvre sourire compatissant. Ou au moins un regard d'admiration, voire d'acceptation, tout sauf ce mépris cinglant et cette pitié bigote. Il ne supportait plus de voir son père réveiller Mufasa à l'aube et l'entraîner hors de la grotte du Rocher des Lions pour lui inculquer des préceptes royaux. Taka ne supportait plus de voir Mufasa mal cacher sa fierté face au pouvoir qui serait sien sous un masque insupportable de compassion envers son pauvre petit frère trop faible ! Taka voulait le lui arracher, ce regard désolé, cette gueule compatissante, cette mimique compréhensive. Il voulait l'arracher, lui déchirer les yeux, le visage, le poitrail, la crinière, la queue, mais pour cela, il aurait fallu affronter Mufasa, surmonter sa peur, et ça, il ne pouvait pas.


Et comme si cela ne suffisait pas, Mufasa avait tendance à le suivre partout. Soi-disant pour surveiller ses fréquentations, s'assurer qu'il ne tombait pas malade, du pipeau. Taka en était certain, sous cette apparente sollicitude se cachait l'hypocrisie la plus ostentatoire. Pour prendre soin de lui, bien sûr, en fait pour mieux lui faire sentir son écrasante supériorité. C'était insupportable. Taka aurait voulu au moins lui dire très franchement ce qu'il pensait. Arrête de me regarder comme ça, tu me pompes l'air, tu peux mettre ta pitié sous ta queue. Mais Taka ne parvenait qu'à une demande polie, trop polie, qui lui hérissait le poil en la prononçant :


- S'il te plaît, Mufasa, arrête de me suivre partout où je vais, ça devient ridicule…


Mufasa haussait les épaules.


- Je suis ton frère, abruti. Je veillerai toujours sur toi.


Ho, par pitié, qu'il garde ses bons sentiments pour lui. Rien que de voir la face de son frère, la colère du lionceau remontait de ses entrailles, bouillonnait dans ses veines. Mais la peur lui bloquait la gorge dès qu'il voyait les muscles bandés sous la fourrure de son frère, et il devait se contenter de sarcasmes si légers que Mufasa ne les entendait même pas. Au moins, se consolait Taka, était-il trop stupide pour en comprendre la moitié ! Enfermé dans son mépris, il ne venait même pas à Taka que Mufasa faisait exprès d'ignorer ses insultes... Bien sûr, la patience du frère aîné s'effritait parfois, et il lâchait d'un coup toutes ses questions à son petit frère blasé, solitaire et sarcastique :


-Pourquoi tu sors toujours les griffes ? T'as peur de moi ? Pourquoi tu me traites comme ça ? Qu'est-ce que j'ai fait de mal ? Pourquoi tu ne réponds jamais à mes questions ? Pourquoi

tu me fuis ? Pourquoi tu me mens tout le temps ? Pourquoi tu me racontes tout le temps n'importe quoi ?


- Si je te disais la vérité, tu ne me croirais pas.


- Quelle vérité ? Tu racontes tellement n'importe quoi que tu te contredis sans arrêt dans tes mensonges et tes insultes ! Ça ne te suffit pas d'être menteur, il faut en plus que tu sois méchant ?


- Je ne suis pas méchant. Je dis ce que je pense. Je suis franc. Bien sûr, il m'arrive de mentir, assez souvent d'ailleurs, mais...


- C'est ce que je dis : tu te contredis.


C'était justement une des choses que Taka ne pouvait pas supporter chez Mufasa : il le comprenait si mal et si bien à la fois...


Lorsque tous les autres lions et lionnes, et même lionceaux se bâfraient d'antilopes ou de zèbres, Taka se contentait de souris, de taupes et de vers de terre. Cela le nourrissait à peine. Mais la taille réduite de ses proies ne l'empêchait pas de s'acharner sur elles. Élaborer de savants stratagèmes pour les suivre, les scruter, les approcher, les amadouer par quelques mots polis, les laisser trottiner entre ses coussinets, entretenir l'illusion qu'elles pourraient lui échapper ... Puis les saisir, leur sauter dessus et les déchiqueter, planter ses griffes dans les douces fourrures, tacher ses griffes de rouge, arracher les chairs, écouter son propre cœur s'emballer aux convulsions, se délecter des râles d'agonie, au dernier raidissement se sentir défaillir, se vautrer dans les carcasses sanguinolentes; et surtout, surtout, admirer cette lueur d'épouvante pure dans leurs yeux, cette lueur si familière, qu'il connaissait si bien et qu'il ne voyait pourtant jamais, parce qu'on ne voit pas son visage sans miroir. Sentir cet éclat de terreur dans un autre regard que le sien était pure satisfaction. Non c'était plus que cela, c'était une jouissance sans comparaison. Être enfin le chasseur et non plus la proie ou celui dont on a pitié. Plaisir éphémère, comme un rêve, où le réveil est un cauchemar permanent.


Dépréciés depuis l'enfance et alimentés par une frustration dévorante, l'introverti se mue en narcissique, l'intelligent devient calculateur et la détermination se change en obsession. Mais la peur aurait dû s'effacer, ou se muer en un sentiment voisin qui aurait servi de carburant. Suite à un dysfonctionnement que Taka comme Scar comme tous les animaux de la Terre des Lions savaient dater, la peur resta gravée à jamais en lui comme un tatouage : une cicatrice de l'âme. On aimerait dire qu'on s'y habitue au bout d'un moment, mais rien n'est plus faux.


Ahadi avait construit un mur entre ses deux fils à coups de louanges admiratives et de piques blessantes -au moins avait-il appris cela à son fils. Sa réplique préférée combinait les deux et il la sortait pour un oui ou pour un non. Mufasa est né chanceux. Toi, Taka, tu as eu la chance de naître.


Taka avait agrandi ce mur jusqu'à ne plus laisser passer de lumière : le lionceau apprit à construire des murs d'ironie et de sarcasmes, mais certainement pas à les détruire.


Les deux frères se comprirent de moins en moins.


Dépecer des souris et disperser des insultes à demi-mot ne suffisait plus. Taka avait besoin d'un plus grand défouloir pour évacuer sa frustration : une frustration grandissante de secondes en minutes, d'heures en jours, de semaines en mois puis en années, pourquoi lui et pas moi, pourquoi sa force brute et non mon intelligence, une frustration si grande qu'elle en pût dévorer le monde. Une frustration fratricide.


Mais même si Taka avait conscience de sentiment furieux d'injustice, il espérait encore le contenir. Tout parfait, tout imbécile, tout aveugle qu'il fût, Mufasa restait son grand frère. Il devrait mourir, c'était tout ce qu'il méritait pour le suivre sans cesse de sa perfection accablante. Mais non. Impossible de le tuer, c'était son frère, celui qui veillait toujours sur lui... Pourtant, s'il le voulait... Si seulement il le voulait ...


Mais il ne le voulait pas.


La fleur de la folie était encore en germe. Elle était certes présente, mais ses pétales étaient repliés sur eux-mêmes. Elle aurait pu se flétrir et tomber en poussière, si l'accident n'avait pas eu lieu.


Lorsque le jeune Mufasa manqua de finir piétiné par des buffles, Taka ne s'était pas aperçu qu'il leur avait indiqué le point d'eau où se rafraîchissait justement son frère. Taka n'avait pas fait exprès. Il avait oublié ça. Ça lui était complètement sorti de l'esprit. Mais peut-être qu'il l'avait fait exprès. Il l'avait sûrement fait exprès, ce déchet ambulant, pensa Ahadi en voyant revenir Mufasa à peine conscient, soutenu par le vieux Rafiki et par l'immonde traître qui lui servait de cadet. Ce déchet était trop lâche pour affronter son frère en face et avait organisé cet accident.


C'était bel et bien un accident. Mais Ahadi, persuadé de la responsabilité de Taka, possédé de fureur, manqua de lui arracher l'œil d'un seul coup de griffe et l'aurait sûrement tué si Rafiki ne s'était pas interposé, Mufasa n'étant pas en état. La terreur pure avait succédé à la jalousie : les griffes perpétuellement sorties d'angoisse de Taka ne lui furent d'aucune utilité. Le lionceau tentait de se reculer, voire de fuir, mais la fureur qui étincelait dans le visage de son père le captait, le magnétisait, l'empêchait de fuir, le paralysait sans pour autant le clouer sur place. La rage dans ses orbites et dans la moindre vibration de sa voix, comme s'il rugissait sans le faire, les crocs à l'air, les yeux injectés de sang, le corps tremblant comme si chaque pulsation de son cœur poussait la rage dans ses veines. Taka, se tenant le visage en larmes et en sang d'une patte, suppliait son père à s'en déchirer la gorge, à s'en arracher les poumons. Une boule de souffrance et d'injustice à vif. Papa, ce n'est pas moi, c'était un accident, je voulais pas ce qui est arrivé, je suis désolé, pardon, pardon d'être aussi faible... Il avait l'impression que son œil allait exploser en un millier de gouttes de sang, et avec lui tout son être. Résonnant contre les parois de la grotte comme ils résonneraient à jamais dans son crâne, les rugissements de fureur que poussa Ahadi ce soir-là ne le quittèrent qu'avec sa vie.


Lorsque Taka se réveilla en sursaut, dans le baobab de Rafiki, il faisait encore nuit noire. Ses oreilles se baissèrent, ses yeux s'agrandirent, il tremblait de tous ses membres, et gémissait pitoyablement. Son œil n'était pas le seul touché : des griffures encore sanguinolentes parcouraient tout son corps. Le lionceau ne voulait qu'une chose : se rendormir. Dormir d'un sommeil sans rêve, là où il ne verrait plus rien, n'entendrait plus rien, ne sentirait plus rien, ne serait plus rien, quelque part où la souffrance ne serait plus et où il ne serait plus Taka. Mais la douleur l'empêchait de sombrer : chaque pore de sa peau le transperçait comme des flèches, chaque respiration était un supplice. Il ne voulait pas respirer, il ne voulait plus rien, mais même le vide le rejetait. Alors son œil droit s'ouvrit -le gauche resta fermé malgré ses efforts, l'iris vert regarda de tous côtés pour chercher une issue, une échappatoire à ce monde qui ne l'attirait à lui que pour le rejeter. Personne ne voulait de lui. Et certainement pas son père. L'image d'Ahadi fila devant ses yeux, ses yeux pleins de fureur l'empalaient, Taka se couvrit le visage de sa patte, se recroquevilla en gémissant. Rafiki dut déployer mille précautions pour ne pas le faire hurler de terreur. Le lionceau avait déjà déliré toute la nuit, et jusque dans son sommeil, ses griffes étaient à l'air. Le bois autour de lui était couvert de marques.


Le mandrill lâcha, visiblement navré :

- Alors, j'ai pu sauver ton œil, mais tu garderas une cicatrice. Enfin ç'aurait pu être pire. T'as eu beaucoup de chance, tu ne seras pas borgne. Et Mufasa a veillé sur toi toute la journée et la nuit.


Taka ne daigna même pas tourner la tête du côté de son frère endormi pratiquement sur lui.


Tout en lui faisant boire de l'eau fraîche dans une coque de fruit dont Taka ne parvenait pas à avaler la moitié, Rafiki continuait son babillage -façon grossière de ne pas faire attention à l'œil de Taka, ce qu'il y voyait lui faisait froid dans le dos.


- Tu sais, ton frère tient à toi. La vie peut être rude, nous ballotter d'une souffrance à l'autre…


Un long silence, troublé par le clapotis de l'eau et la respiration hachée de Taka.


- ...Mais il y a toujours un côté lumineux aux nuages les plus sombres, Taka.


La respiration de Taka se fit plus profonde. Il avala de travers, toussa, s'étrangla. Son visage était ravagé de tics nerveux. Il n'avait plus assez de voix pour articuler, et Rafiki dut se pencher pour entendre :


- S-Scar... Appelez-moi Scar...


- Qu'est ce que tu racontes ?


- M'appelle plus Taka, chuchota le lionceau d'un ton respirant la folie. Appelle moi Scar. Appelle moi Scar ou je te tue.


Puis il sombra dans une inconscience peuplée de songes effrayants, laissant Rafiki seul avec ses doutes.


La blessure sur son œil cicatriserait. Mais celle infligée à son âme ne se refermerait sûrement jamais.


***oooOOOooo***


Parfait.


Il voulait un rejeton souffre-douleur ? Il voulait un rejeton faire-valoir de son précieux fils aîné ? Il voulait un lionceau faible, vicieux, méchant, pour contrebalancer la force, le courage, la bienveillante perfection de l'autre ? Le détritus ambulant dévoré jusqu'à la moelle par la peur et la jalousie envers le noble gardien de l'ordre établi, de son cher Cycle de la Vie ?


Oh, il allait l'avoir.


La fleur de la folie était encore en germe avant cela. Elle aurait pu se faner, se flétrir, pourrir et ne laisser qu'un petit tas de cendre dont on rirait plus tard comme d'un jeu d'enfants, tu te souviens comment j'étais jaloux avant ?


Mais elle poussa, se déploya, grimpa au mur de sarcasmes, elle s'accrocha, s'agrippa et ne le lâcha plus, emplit tout son être de son lierre étouffant, laissant sur cette construction toute en frustration et en terreur bâtie une marque indélébile dont le lionceau porterait désormais le nom.


Scar aussi grandit, passa de lionceau à lion adolescent. Il surmonta sa peur et s'aventura aux Terres interdites, au Cimetière des éléphants, avec une cuisse de zèbre fauchée aux réserves de son père. La poussière de décomposition dans l'air était si épaisse que les rayons du soleil ne passaient qu'à peine. Scar surmonta sa peur en évoluant parmi les os, les crânes géants, les vertèbres, les tibias, les gigantesques carcasses qui le fixaient de leurs orbites vides. Il surmonta sa peur et parla aux hyènes. Ahadi et Rafiki leur avaient répété toute leur enfance, à lui et à Mufasa, à quel point les hyènes étaient stupides, méchantes et dangereuses. C'était vrai pour la stupidité. Quant à la méchanceté, c'était la même que la sienne. En moins forte. Elles n'étaient pas réellement méchantes, juste affamées, nourries d'un profond sentiment d'injustice :


- Dis, pourquoi les lions nous forcent à mourir de faim alors qu'il y a largement assez de nourriture pour tout le monde sur leur foutu territoire ?


- Et puis d'abord, si toutes les espèces ont leur place dans leur Cycle de la Vie, là, alors pourquoi nous on est exilées ? Hein ?


Quant au danger qu'elles représentaient, il était mince. Elles étaient si bêtes qu'elles en devenaient incapables de se battre pour quoi que ce soit sans chef, mais capables en revanche de se dévorer entre elles. Une en particulier, les yeux arrondis semblant tournoyer tous seuls dans leurs orbites, avait tendance à ronger son propre tibia lorsqu'elle était nerveuse. Au vu de ses crises de rire frénétiques et ininterrompues, elle se serait dévorée elle-même dans très peu de temps...


Une hyène avait tout de même manifesté de la curiosité vis-à-vis de ce jeune lion qui venait leur apporter à manger sans demander aucune contrepartie, à part de ne pas s'approcher trop près de lui. Ceux-là se croyaient toujours au-dessus de tout le monde, sur leur petit nuage de mépris, d'indifférence et d'abondance éternelle. Les lions n'étaient pas spécialement connus pour leur charité. Alors que l'un de leurs princes en personne s'inquiète de leur sort, c'était carrément étrange. Flairant anguille sous roche, elle demanda :


- Scar. Dis, qu'est-ce que tu gagnes en nous donnant à bouffer ? Tu veux quoi ?


Les yeux de Scar brillèrent et elle ne put se retenir de déglutir. Il lui avait retourné son regard le plus innocent. Le regard qui fait bêtifier sur le thème du "trop mignon". Mais ses crocs étaient nus, acérés, semblant capter toute la maigre lumière de la Terre Interdite pour la refléter en un sourire terrifiant. Il lui répondit alors :


- Moi ? Oh, pas grand-chose. Juste ce que je mérite.


La hyène n'avait plus ouvert la gueule, et franchement, cela lui allait. À chaque fois qu'il échangeait trois mots avec elles, la conversation finissait toujours sur des blagues grivoises, vulgaires, voire obscènes (Qu'est-ce qu'un usurpateur qui pète ? Un usurpèteur !). Scar connaissait bien le sentiment de supériorité vis-à-vis des autres brutes qui lui servaient de congénères, mais côtoyer les hyènes lui faisait l'effet de s'envoler au-dessus du vide abyssal. Il était si consterné par la bêtise de ces animaux qu'il ne cherchait même plus à le cacher. Et ces pauvres âmes en perdition avaient tant besoin d'un guide qu'elles étaient prêtes à lui servir de paillasson pourvu qu'il y ait un morceau de viande à la clé.


Bien sûr, elles tentaient de sympathiser avec celui qui se faisait appeler "leur bienfaiteur", mais à leur manière... Chahut grossier, plaisanteries lourdes, rires gras, clins d'œil complices, langage ô combien familier... Oh, bien trop familier pour lui. Oh, qu'elles se tiennent loin de sa personne. Qu'elles se gardent leur camaraderie vulgaire. Qu'elles n'empiètent pas sur son espace vital. Qu'elles fassent ce qu'elles veulent, mais qu'elles cessent de vouloir s'en faire un ami ...


Ou plutôt, non: hors de question qu'elles fassent ce qu'elles voulaient, hors de question qu'elles obéissent au diktat de leur bêtise crasse. Sinon, elles allaient finir par réclamer d'être un peuple sans roi -l'anarchie, quelle horreur, et puis quoi encore ? Non, il fallait qu'elles lui obéissent, à lui et à lui seul. Et vite. Qu'elles le placent sur un piédestal où leur stupidité ne pourrait pas l'atteindre. De là, il pourrait les guider vers ce que la monarchie de la Terre des Lion leur avait toujours refusé: de la viande. Et de l'eau, aussi. Sincèrement, Scar était presque curieux de voir à quoi ressemblait l'abîme cérébral des hyènes. Son museau se fronçait malgré lui dès qu'il les approchait : jusqu'à présent, il ignorait que le vide avait une odeur. Au moins avait-il appris quelque chose avec ces imbéciles ... L'intelligence subtile contre la profonde bêtise : apparemment, les contraires s'attiraient...


Nombreuses, revendicatives, stupides et manipulables à souhait : les soldats parfaits pour ses plans de revanche. Pas à utiliser immédiatement, mais à garder sous le coude pour le moment venu...


Scar surmonta sa peur pour traverser la frontière, évoluer entre les carcasses géantes, parler aux hyènes et les rallier à sa cause à coup de morceaux de viande volés. Mais si sa peur envers elles se changea dès le premier contact en mépris et en dégoût, la terreur qu'il éprouvait à l'égard de son père était toujours là. Il en rêvait la nuit, se réveillait en sursaut, trempé de sueur, les oreilles basses, et bien évidemment, la terre marquée de coups de griffes.


Bien que Rafiki ait informé Ahadi de la volonté de Scar, le roi continua de l'appeler Taka. Taka -le détritus. Pour échapper à cette humiliation quotidienne, encore et toujours la peur, la fuite plutôt que l'affrontement, Scar déménagea près de la frontière. Il ne revenait au Rocher de l'Honneur que pour faucher des carcasses de zèbres et d'antilopes boudées par les lionnes. Mufasa savait pertinemment qui faisait disparaître les restes, mais il prétendait à son père qu'étant en pleine croissance, son appétit grandissait avec lui. Tout juste s'il ne gardait pas les meilleurs morceaux exprès pour Scar, qui ne prenait pour lui que le strict minimum. Trop fier pour manger le superflu, il le donnait aux hyènes ; tout juste si elles ne lui servaient pas de poubelles.


Parfois, Mufasa parvenait à coincer son petit frère lorsqu'il venait chiper une ration. Malgré leur année de différence, le plus jeune avait l'air tellement plus âgé que lui, sa peau trop fine, son corps osseux, ses yeux caves, sa voix excessivement grave, sa façon de prononcer les "R" comme s'il s'étranglait, cet air maussade figé sur ses traits ... Mufasa voulait tenter de le comprendre, de l'aider, de le sauver, de quoi, il n'en avait aucune idée, mais Taka allait mal, cela crevait les yeux.


- Tak… Scar ! Père est calmé. Tu peux rentrer à la maison, maintenant. Ça fait huit mois que je te le répète.


- …


- Je viens de t'adresser la parole, j'attends toujours une réponse.


- Oh ! Tiens, tiens, je ne rêve pas ?


Les sourcils de Scar s'étaient envolées vers son front en une caricature de surprise :


- N'est-ce pas mon grand frère chéri ô combien célèbre pour sa tendance à se porter au secours des membres de sa famille ?


- On en a déjà parlé, et tu sais très bien que j'étais inconscient à ce moment-là ! Si j'avais su, je ne l'aurais pas laissé…


- Cause toujours, cause toujours. Je sais parfaitement ce que tu cherches en me demandant de rentrer « à la maison ». (Scar mima des guillemets avec ses pattes).


- D'après toi ?


Scar le dévisagea longuement. Il ne présentait pas la moindre trace de colère. Seulement du mépris. Du mépris qui ouvrit la gueule et cracha :


- Ce n'est pas pour moi que tu t'inquiètes, mais pour toi. Tu t'en veux encore de n'avoir rien fait, tu cherches à laver ta conscience royale en prenant bien soin de ton pauvre petit frère faiblard. Oh, une cause perdue, quelle aubaine, c'est exactement ce dont j'ai besoin pour m'acheter une place dans les étoiles ! N'est-ce pas, votre majesté ?


Mufasa se figea. Estomaqué par ce qu'il considérait comme une insulte, les mots refusaient de sortir de sa gorge. Il ne parvenait même pas à feuler. Tout ce qui lui venait et qu'il tentait désespérément de contenir, c'était un rugissement de rage. Congestionné par la colère, les babines retroussées sur ses crocs, il dut mobiliser toute son énergie pour ne pas rugir et alerter les autres lionnes. Avant même d'avoir pu rassembler ses paroles, il voyait Scar sourire de l'air de celui qui a vu juste, attraper la viande entre ses dents, puis sortir de la grotte de sa démarche lourde.


- Ne te fatigue pas, cher frère, j'ai compris.


Impuissant à retenir son frère, Mufasa le regardait s'éloigner vers on-ne-savait-où, la consternation ayant remplacé la colère sur ses traits.


Scar, mangeur de souris et de miettes de gibier, conserva donc ce physique décharné et rachitique. Cette silhouette à laquelle tout le monde le reconnaissait de loin avant même de voir sa cicatrice, cette cicatrice hectique qui le dévorait jusqu'à la moelle pour plus ne laisser qu'une ombre ...


Un jour que Scar longeait une rivière, maussade et ruminant ses cauchemars, ses oreilles se dressèrent. Là, sous le murmure de l'eau, il avait entendu quelque chose qui ressemblait à une voix. Mais il n'y avait que le courant, là-bas. Intrigué, il descendit la rivière et constata que c'était bien une voix. Une toute jeune lionne tentait de remonter le courant, ses pattes brassant vainement l'eau qui l'emportait droit vers le territoire des crocodiles. Elle toussait, crachait, avalait de l'eau, et se noierait sûrement à moins d'être dévorée vivante... Les yeux verts de Scar s'illuminèrent.


La voilà, son action héroïque.

Non pas qu'il ait besoin de légitimité auprès de qui que ce soit. La loyauté des hyènes lui était toute acquise. Mais il se rendit compte qu'il lui manquait encore quelque chose pour consolider l'injustice de sa vie. Son père l'avait marqué à vie parce qu'il le trouvait lâche ? Il l'avait jugé sans le connaître : bien sûr qu'il était capable de courage. Son père s'était acharné sur lui sans lui laisser l'occasion d'être noble. Scar allait prouver, à lui-même, au monde entier, qu'il était capable de faire aussi bien que son frère : il sauverait cette petite lionne de la noyade.


Il descendit la rive en courant, dépassa le niveau de la petite lionne qui appelait à l'aide en crachant ses poumons, accroche-toi j'arrive, avisa tout près du bord un tronc d'arbre mort pourri jusqu'au cœur qu'il fit basculer d'un coup de griffe dans le lit de la rivière, formant ainsi une prise stable pour sa possibilité d'action héroïque, qui s'y accrocha de toutes ses griffes et l'escalada toujours en toussant jusqu'à la rive où elle se laissa tomber, trempée, complètement épuisée.


Scar avait enfin accompli son action héroïque. Sauf que dans l'histoire, il n'avait pris absolument aucun risque. Aveuglé par sa satisfaction, Scar ne s'en aperçut pas immédiatement.

La petite lionne en question était toute jeune, encore plus maigre que lui, les puces prospéraient entre ses poils, et il lui manquait un morceau d'oreille. Ce n'était pas elle qui lui ferait une princesse digne de ce nom. Une fois réveillée, Zira, c'était son nom, lui raconta son histoire, ce qu'elle faisait dans cette rivière, qui étaient ses parents. Il n'en écouta pas un mot, se contentant de l'admiration aveugle qu'il lisait dans les yeux de la jeune lionne. C'était une impression complètement nouvelle, et franchement agréable. Les hyènes le voyaient comme un réservoir de nourriture ambulante, et son père... Se sentir enfin valorisé, respecté, apprécié à sa juste valeur. Scar avait l'impression de vivre un rêve. En voilà une complètement acquise à sa cause.


Dommage qu'elle soit si collante ! Elle le suivait partout, sans une seconde de répit pour ruminer ses démons, tout juste s'ils ne les retrouvait seulement quand il allait se soulager. Sa silhouette squelettique ne le lâchait jamais, collée littéralement à lui. Il l'envoya gentiment paître de nombreuses fois, s'il te plaît, arrête de me suivre partout, ça devient ridicule ; mais elle le suivait toujours plus ou moins discrètement. Et puis il finit par s'habituer. Elle continua d'écouter sa vie, et elle continua de raconter la sienne tandis qu'il prenait l'air très intéressé. Ils se trouvèrent à marcher côte à côte de plus en plus souvent.


Et puis, un jour, ils se sautèrent dessus. Et ils recommencèrent. Quitte à jouer les Mufasa, à jouer les héros, autant en tirer tous les bénéfices. Scar convenait que ce moyen d'évacuer sa perpétuelle frustration était vraiment primaire. Défoulant sur le moment, mais la faim revenait à la charge à peine après avoir repris son souffle. À peine assouvi, déjà affamé. Jamais comblé. Un héros était légitime, un véritable héros n'avait pas une faim permanente de reconnaissance pour se sentir exister. Scar ne se reconnaissait pas dans ce déguisement de prince charmant qui se permettait de se faire la princesse après avoir vaincu le monstre sanguinaire. Monstre sanguinaire qu'il n'avait même pas affronté. Ses ébats prenaient de plus en plus un goût de cendre. Peut-être était-ce parce qu'il n'avait pas mérité cette récompense acquise sans aucune prise de risque. Mais sa lâcheté était gravée en lui : elle faisait partie de lui comme un organe. Quoiqu'il tente contre elle, ce serait toujours de façon détournée, sans se mouiller... de façon lâche.


L'idée qu'il n'accomplirait jamais rien de courageux comme son frère aîné lui fut petit à petit insupportable. Il envoya définitivement au diable la jeune lionne dont il avait oublié le nom sans se douter qu'il lui avait laissé un enfant. Et même s'il l'avait su, il n'y aurait pas accordé plus d'importance que cela.




Le temps passa. Si Mufasa devint le lion adulte tout en muscles dont la seule présence imposait le respect qu'il était destiné à devenir ; Scar resta le lion solitaire décharné au teint hâle, à la crinière charbon, aux yeux absinthe, à la voix gutturale, le lion amateur de sarcasmes et mangeur de souris. Il finit par apprendre à chasser lui-même les zèbres et autres gnous, mais il conserva pour les souris, si petites, si minuscules, si fragiles, si mignonnes, si lamentables, si faibles, une tendresse toute particulière. Une barbiche blanchâtre lui poussa. Sa cicatrice à l'œil lui resta. Et avec elle, sa frustration et ses rêves de revanche. Ahadi, dans ses derniers moments, fit promettre à Mufasa de ne jamais laisser Taka retourner au Rocher ; promesse que Mufasa s'empressa de rompre aussitôt son père décédé. Il avait hâte de revoir son petit frère, de lui présenter son épouse Sarabi, de lui dire qu'il serait toujours le bienvenu, qu'ensemble ils sauraient mettre leurs différents de côté, parce qu'il veillerait toujours sur lui.


Le cauchemar ambulant qui lui servait de paternel étant mort, Scar revint au Rocher de sa démarche si particulière, quelque part entre furtivité et nonchalance. Sa maigreur cadavérique impressionna la cour. Comment avait-il survécu ? Pourquoi ses griffes étaient-elles perpétuellement sorties ? Qu'avait-il mangé tout ce temps ? De la frustration et de la jalousie en pilules matin, midi et soir, répondit-il en levant les yeux au ciel. On rit jaune : il n'avait pas perdu son sens du sarcasme ! Scar grimaça en constatant à quel point Mufasa désormais roi était devenu physiquement une copie conforme de leur père. A part la crinière charbon, dont il avait hérité lui-même. Peut-être un peu plus de noblesse naturelle dans la démarche, alors qu'Ahadi se forçait visiblement à se tenir droit quand il aurait préféré ne pas cacher sa nature de brute épaisse. On voyait ce que ça avait donné.

Scar décida de rester, et d'attendre patiemment la mort de son frère pour enfin accéder à ce trône qui lui revenait après tout de droit. Crétin comme il était, il ne survivrait pas quelques années. S'il s'accrochait trop à la vie, Scar ferait appel à ses chères amies les hyènes...


Mais en apprenant que son frère avait eu un fils, Simba, Scar vit son château en Espagne s'effondrer. En tant que frère du roi, il aurait dû être le premier. Il l'était jusqu'à ce que cette boule de poils vienne au monde. Désormais condamné à rester dans l'ombre du Rocher, de son frère, rester dans l'ombre jusqu'à se ratatiner, et il n'aurait plus qu'à mourir sans connaître ce trône dont il avait été privé. Il ne parvint même pas à s'amuser de son propre lyrisme. Il bouda ostensiblement la cérémonie de baptême, comme un gamin, et aurait dévoré Zazu, l'insupportable oiseau qui servait de majordome à son frère, venu lui faire la leçon, si le frère en question n'était pas intervenu. Scar joua comme depuis son retour, à provoquer Mufasa, à le narguer, à se moquer de lui, à jouer l'insolence, à faire tout ce qu'il n'avait pas eu le courage de faire avec leur brute de père en bon lâche qu'il était. Il ne risquait rien : Mufasa était certes impulsif, mais il avait encore trop pitié de son frère pour le blesser. Scar, comme depuis l'enfance, détestait cette pitié, mais il devait avouer qu'elle était bien avantageuse. C'était comme avec les hyènes : utiliser ce qui le répugnait pour enfin accéder au trône. Même si tout espoir était désormais anéanti par la naissance de cette boule de poils, Scar avait conservé ce credo, par habitude. Qu'importe que les marches y menant soient couvertes de mensonges et de sang, pourvu qu'elles y mènent !


Auprès de Simba, Scar parvint à faire illusion en tant qu'oncle un peu bizarre, mais pas méchant, et perpétuellement blasé et morose. Il fallait avouer ce que ce n'était pas difficile : la naïveté de son neveu en faisait un être manipulable à volonté. Il n'avait même pas besoin de se cacher. Il lâchait de sa voix gutturale tous les sarcasmes qui lui passaient par la tête et Simba, lionceau crâneur, bouffi d'insolence et d'entrain, riait comme à de bonnes blagues à l'étrangeté de son oncle, lui grimpait dessus, jouait avec sa barbiche, se roulait joyeusement dans sa crinière noire -décidément aucune notion de l'espace personnel. Scar, devant la stupidité manifeste de Simba, reprit espoir. Allons, haut les cœurs. Tout n'était pas perdu. Il restait encore une chance. Qu'est-ce qui l'empêchait d'accéder au trône ? Quelques préceptes absurdes, des dogmes, de la morale, un imbécile tout en muscles et un imbécile en petite boule de poils... Autrement dit pas grand-chose.


Scar suggéra donc à Simba, par un stratagème aussi subtil qu'une charge de rhinocéros, d'aller explorer les Terres Interdites où attendaient ses amies les hyènes. Avec une autre petite lionne, Nala, également la nièce de Scar par une autre de sa ribambelle de belles-sœurs, Simba se jeta droit dans son piège avec la naïveté de l'explorateur en quête d'aventures.


Mais la stupidité profonde des hyènes combinée à l'intervention musclée de Mufasa empêchèrent Scar d'obtenir son dû. Scar, dans un premier temps, eut envie de laisser parler sa colère, de se jeter sur cette boule de poils, de la déchiqueter, de déchirer ses chairs jusqu'à ce qu'il n'en reste qu'une petite carcasse nettoyée dont même les hyènes ne voudraient pas. Mais il la musela. Tout bien réfléchi, ça ne faisait rien. La première tentative avait oublié de prendre en compte sa brute de frère ; la seconde serait la bonne.


La veille du grand jour, il motiva ses troupes par un discours aussi savant que simple, moyennant effets de lumière, éruptions de geysers, jets de lave et défilés militaires. Après tout, la politique n'était qu'une certaine façon d'agiter le peuple avant de s'en servir. La lumière dorée de la lave qui bullait triomphalement, le quart de lune blafarde et souriante quelques centimètres au-dessus de sa tête, la fumée verdâtre et toxique ricanait et entrait dans ses narines comme de l'encens, le vent hurlait dans la nuit...


Pour la première fois, Scar se sentit libre. Libre de laisser vivre ses rêves les plus fous. Libre de laisser jaillir ses impulsions. Libre de laisser son amour-propre éclater au grand jour. Libre d'exhiber ce qu'il était, tout ce qu'il était, à la face de ce monde insignifiant. Une liberté certes factice, puisqu'elle ne se limitait pour le moment qu'à des mots ; un pouvoir certes maigre puisqu'exercé sur de sombres imbéciles ; mais le simple fait de les imaginer, de les prononcer le rendait ivre. Son cœur tambourinait à une vitesse inouïe. Son ombre projetée sur la paroi rocheuse lui parut gigantesque. Son ombre, n'était-ce pas l'image de lui-même ? N'était-ce pas en un sens, ce qu'il était appelé à être ? Il était en transe, submergé par ce pouvoir qui lui tendait les bras.


Les hyènes, ivres de promesses de gibier et de sang, l'acclamaient comme leur Messie. Qu'ils soient prêts pour son règne de lumière et d'abondance ! Que leurs crocs soient prêts à se nourrir non plus d'injustice et de persécution, mais de viande et de gibier ! Qu'ils sortent leurs griffes, qu'ils sortent leurs crocs, qu'enfin ils réclament ce qui leur était dû ! Qu'ils soient prêts à l'honorer, lui qui éclairait les cœurs solitaires, lui qui écoutait la misère, lui seul qui réclamait justice ! Qu'ils cessent d'être les mendiants du roi pour devenir les proches du dieu ! Qu'ils soient prêts à se battre pour lui, car ainsi c'était eux-mêmes qu'ils servaient ! Qu'ils laissent enfin éclater leur fureur ! Qu'ils soient prêts à suivre leur guide, leur roi, leur dieu, vers la lumière ! (1) Qu'ils soient prêts pour l'aube d'une nouvelle ère. Longue vie au roi, criaient-elles, ivres d'allégresse. Longue vie au roi ! Scar était réellement fier de lui pour cette catilinaire où il avait pu déployer tous ses talents d'orateur. Sa voix était même partie dans quelques aigus, et il avait poussé le vice jusqu'à exécuter quelques pas de danse, emporté par la puissance du discours. De véritables trésors de rhétorique à chaque phrase !


- Sincèrement ? Je crois que c'est mon chef-d'œuvre, commenta-t-il à l'intention des hyènes le félicitant pour la qualité de sa prestation.


Son second plan se déroula sans accroc. Scar, l'oncle bizarre mais pas méchant, promit à Simba une très belle surprise ; ça allait être grandiose, ton père a tout préparé, oh non, je ne reste pas, ce sont des affaires père-fils ; c'est quelque chose entre toi et ton papa, ce genre d'histoires… de famille. Allez, oncle Scar, s'il te plaît, dis-moi ce que c'est ! Garnement, si je te le dis, ce ne sera plus une surprise… Tout ce que tu as à faire, c'est de rester juste là, sur ce petit rocher, moi, je vais chercher ton père. Oncle Scar, dis, je vais l'aimer, la surprise ?


Oh, Simba, elle est à en mourir !


Scar supervisait l'opération du haut de la falaise. Une poignée de hyènes effrayèrent les gnous qui, incontrôlables, ne se rendant absolument pas compte de ce qu'ils faisaient tant leur panique était grande, chargèrent dans le ravin où Simba attendait bien sagement sa surprise. N'écoutant que son courage au lieu de son cerveau, Mufasa se porta au secours de sa progéniture. Aucun gnou n'eut non plus la présence d'esprit de se demander ce que fabriquaient leur roi et son fils sous leurs sabots : au contraire, ils s'en donnaient à cœur joie, se cognant les uns contre les autres, cavalant vers on-ne-savait-où, se donnant des coups de cornes, soulevant d'épais nuages de poussières. Certains tombaient de leurs blessures. La terre sous le martèlement de leurs sabots se vidait de sa poussière et se gorgeait de leur sang. Un échange de bons procédés, en somme. Après avoir mis Simba en sécurité en manquant de se faire tuer dix fois, Mufasa tenta d'escalader la falaise où l'attendait Scar.


Le galop effréné des gnous à quelques mètres en dessous lui donna soudain l'impression de roulements de tambour. Ils résonnaient dans les gorges comme autant de requiem. Grave, solennel, lent. Un requiem ou une marche triomphale... tout dépendait du point de vue.


Ignorant les appels à l'aide de son frère, Scar dévisagea Mufasa avec toute la morgue accumulée depuis tant d'années. Comme il était pitoyable ainsi, couvert de sang et de poussière, suffoquant, la peur imprimée sur ses traits ! Était-ce bien lui qui l'avait terrorisé durant toutes ces années ? Autrefois si puissant et désormais si fragile, et dire qu'enfin il avait le pouvoir de briser... Ce frère qui l'avait toujours regardé avec le plus profond mépris caché sous un masque de pitié implorait désormais la sienne. Scar était son petit frère, évidemment qu'il allait l'aider ! Après toutes les fois où il l'avait défendu face à leur père ! Mufasa était désormais au bord du gouffre ; il agitait vainement les pattes arrière, il griffait la falaise. La poussière lui brûlait les yeux et les poumons. Il était épuisé et perdait beaucoup de sang. La roche frottait contre ses blessures. Une plaie béante ornait son front. Il devait avoir plusieurs côtes brisées, Scar percevait ses halètements, chaque respiration devait le scier ; mais ce que Scar voyait et qui le transportait, c'était le regard de son frère : un regard empli de terreur.


En face, enfin, Scar n'avait plus peur. Au contraire.


La haine l'avait remplacée. Une haine posée, implacable, glacée, épaisse, infranchissable, cristallisée autour du cœur comme une forteresse imprenable.


Pourtant, dans cette supposée prison, Scar se sentit plus libre que jamais. Ses mots et ses rêves n'étaient plus des mots ni des rêves ; ils prenaient chair, prenaient roche, prenaient terre, ils prenaient corps, bientôt mort. Il se sentait libéré de sa peur. La pulsation de son cœur, froid et déterminé, poussa dans ses veines un mépris glacial. Serein. Calme.


Scar inspira profondément, et savoura sa première bouffée d'air en tant qu'être libre...


L'odeur de sang qui montait des blessures de Mufasa lui fit tourner la tête. Mêlée de poussière, ce parfum se muait en encens dans ses narines ... Il se sentit défaillir.


Ses griffes luisaient sous l'éclat du soleil. Elles ne lui avaient jamais semblé aussi brillantes. Elles semblèrent presque lui sourire.


N'avaient-elles pas toujours attendu ce moment ?


"Je suis ton frère, abruti. Je veillerai toujours sur toi."


Comme le jour où il avait laissé leur père le tuer ...


Mufasa était sous Scar, dominé, soumis, écrasé par sa stature. Il implorait son aide. Scar, meuglait-il, Scar, mon frère, aide-moi. Mufasa qui avait la même carrure, la même robe, la même queue, le même visage, les mêmes yeux qu' Ahadi. Voir son père terrorisé, suppliant devant lui, lui donna des ailes. Sa cicatrice lui brûla l'œil gauche. Il se jeta en avant, presque dans le vide, et planta les griffes dans les pattes avant de Mufasa. Il lui arracha un rugissement de douleur. Du sang perla entre les poils.


Puis, lentement, le visage illuminé d'un sourire satisfait, Scar approche son visage de celui de Mufasa. Il le regarde droit dans les yeux. En articulant chaque syllabe, il lui murmure, presque à l'oreille, d'une voix douce, comme une berceuse, ces mots ruminés par des années de frustration. Le souffle de son frère si près du sien le grise. Chacune de ses inspirations peut être la dernière. Lorsqu'ils sortent enfin d'entre ses lèvres, un par un, ces mots se déversent comme une délivrance, et l'expression de Scar se teinte de rage au moment où il les articule.


- Longue vie au roi !


Mufasa comprit en un éclair le danger qui menaçait son fils. Trop tard cependant. Pendant encore une unique seconde, Scar savoura le regard empli d'épouvante de son frère. Ou de son père. Il ne savait pas, et cela lui était égal. Qu'elle était douce, cette petite seconde...


Mais ce n'était qu'une seconde, et Scar jeta Mufasa du haut de la falaise.


Mufasa finit écrasé et piétiné par les gnous. Étrangement, lorsque Scar retrouva Simba parmi toute la poussière soulevée par le passage des gnous, il ne chercha pas à le tuer. Disparu le lionceau arrogant et amateur d'aventures. Simba était réduit à une boule de poils et de regrets à vif. En larmes près du cadavre de son père -comment chercher de l'affection auprès d'un père, cet enfant avait décidément un problème... Mais Scar ne chercha pas à le tuer. Du moins, pas de ses propres mains. Lui-même se demanda pourquoi il répugnait à achever lui-même un enfant d'un simple coup de patte alors qu'il venait juste de tuer son propre frère… Un reste de Mufasa subsistant en lui, peut-être.


Au contraire, il posa de nouveau sur sa gueule le masque de l'oncle bizarre mais pas méchant. Modulant sa voix gutturale pour la rendre la plus chaude et apaisante que possible, il prit son neveu dans ses bras pour le rassurer, chut, calme-toi, ça va aller ; il se reprit à jouer pour la dernière fois la vaste comédie de la famille. Mais son masque l'aveuglait. Il vit l'expression désespérée de Simba, lionceau dévoré de culpabilité, de désespoir et de peur. Mais il ne vit pas la sienne, celle qu'il arborait des années auparavant, ce fameux jour où Ahadi avait assassiné Taka.


Comme Ahadi, comme ce père à qui il s'était juré de ne jamais ressembler, Scar appuya de toutes ses forces sur la plaie béante de son neveu, pressant l'hémorragie pour mieux la faire durer. Des larmes coulaient en lieu et place du sang. Chacune de ses larmes lui procurait une jouissance presque égale à celle éprouvée lorsqu'il avait tué Mufasa. Bien sûr. Bien sûr que tu ne voulais pas ce qui est arrivé. Personne ne peut vouloir des choses aussi horribles. Mais (et Scar eut toutes les peines du monde à dissimuler des accents de joie dans cette phrase) le roi est mort. Et sans, toi, il serait encore en vie. Ah ! Qu'est-ce que ta mère dira ?


Être enfin le chasseur et savourer l'expression de terreur de sa proie... C'était tellement bon que Scar aurait voulu que cet instant dure éternellement. Mais les meilleures choses ont une fin, et Scar finit par envoyer Simba au diable.


- Sauve-toi, Simba, lui murmura-t-il. Pars. Pars très loin, et, ne reviens jamais.


Puis sitôt son neveu hors de vue, il envoya les hyènes le suivre et mettre fin à ses jours.


Le cadavre de Mufasa pourrissait, les os disloqués sous les nuages de poussière ; celui de Simba devait être déchiqueté et réduit à l'état de charogne.


Le roi est mort.


Vive le roi.




***oooOOOooo***


NdM : Voilà, c'était le pré-film et la moitié du film. Prochain chapitre : le règne de Scar. Enfin, comme ici ce sera plus l'évolution de l'état d'esprit qui sera abordée, pas vraiment le règne en lui-même.


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