Du crépuscule à l'aube

Chapitre 1 : Narnia, et après...

Chapitre final

2498 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 22/12/2023 16:13

L’air vibra. La flèche siffla et se planta à deux centimètres du cœur de la cible. Manqué.. Susan ferma brièvement les yeux, se mordit la lèvre et se contraignit à expirer doucement, calmement. D’où venait l’erreur ? Certainement de son poignet, qui avait bougé à la dernière seconde. Elle inspira longuement, plaça une flèche sur l’arc et arma en bloquant son souffle.

Un battement de cœur.

Deux.

Trois.

Susan relâcha légèrement les doigts. La flèche fila dans les airs, et…

-       On mange ! lança la voix de Peter.

Oh. Déjà. Ses séances de tir à l’arc en solitaire avaient tendance à lui faire oublier le monde extérieur, songea Susan. C’était aussi naturel que de respirer ou que de sentir le sang pulser dans ses veines. A ce moment-là, le temps semblait arrêter sa morne avancée et le monde devenait plus vif, plus net. Il lui arrivait même de se sentir vivante. Vivante

   Son ventre émit soudain un grognement sonore, et elle dut se résoudre à rentrer au manoir du professeur Gregory. Derrière elle, sa dernière flèche vibrait depuis le cœur de la cible.





Une odeur de gibier grillé flottait dans les couloirs. C’était presque comme se rendre dans la grande salle du château de Ker Paravel pour festoyer avec quelque dignitaires ou ambassadeurs, se dit Susan, le cœur serré. Le professeur faisait son possible pour leur rendre la vie plus agréable, à Lucy, Peter Edmund et à elle, en demandant à la gouvernante de mitonner leurs plats préférés. Il était le seul à savoir, pour l’armoire magique et leur séjour à Narnia. Les souvenirs défilèrent, éclatant et douloureux. La victoire sur la sorcière blanche, qui faisait régner un hiver éternel, le couronnement, les fêtes, les voyages diplomatiques, la chasse au cerf blanc puis…. Non, elle ne voulait pas y penser ! Franchir le seuil de l’armoire magique et revenir dans le monde réel avait été comme tomber dans un gouffre. Depuis elle chutait sans personne pour la retenir, exception faite de ses frères et sœurs, les rares fois où ils se voyaient. Le néant était devenu son avenir… aucune joie, aucun espoir, aucune réjouissance, juste une obscurité sans fin.

Susan contempla sa jupe de laine et son chandail. Les belles robes en soie, richement brodées, n’étaient plus qu’un souvenir, tout comme sa couronne. Ici, elle était Susan Pevensie, une lycéenne comme les autres. Ses formes de femme, sa beauté avait disparu, elle n’était plus qu’une adolescente dégingandée, à la peau blafarde et aux yeux cernés. Comment accepter ce corps ? Comment supporter d’être traitée comme une enfant ? Les secondes s’écrasèrent au fond de son âme, et le nœud familier dans sa gorge se resserra d’un cran. Elle battit des paupières afin d’empêcher les larmes de couler et serra les poings, si violemment que quatre croissants écarlates apparurent sur ses paumes.

Le souper se déroula avec un entrain qui sonnait faux. Le professeur Gregory parlait comme de coutume de ses recherches et maman écoutait d’une oreille distraite, tandis qu’Edmund et Peter hochaient de temps à autre la tête, alors qu’en réalité, ils étaient encore moins attentifs que maman. Susan ne les avait plus vraiment vus depuis leur retour de Narnia, quelques mois en arrière, car ils étaient allés en pensionnat. Il semblait qu’Edmund avait repris ses mauvaises habitudes, faisant bêtise sur bêtise, tandis que Peter était devenu sombre et renfermé. En arrivant ici pour les vacances, il avait des bleus sur ses avant-bras, signe qu’il s’était peut-être battu. Quant à Lucy, elle restait la plus vaillante. Son éternel optimisme en bandoulière, elle semblait être contente d’avoir retrouvé son statut d’enfant, même si Susan l’avait quelquefois surprise en train de murmurer « Aslan » dans son sommeil.

Reste qu’elle était terriblement heureuse d’être à nouveau en famille. C’était comme inspirer de grandes bouffées d’oxygène après des mois passés à essayer de surnager, au milieu d’une tempête déchaînée. Les moments où ils se retrouvaient dans un des salons, tous les après-midi, pour se remémorer leurs années à Narnia étaient ses préférés. En fermant les yeux, elle arrivait presque à revivre ce temps béni et l’ombre d’un sourire affleurait au coin de ses lèvres, tandis que le nœud dans sa gorge se desserrait un peu. Depuis le début des vacances, combien de fois ne s’était-elle pas plantée devant l’armoire magique, le cœur gonflé d’espoir? Hélas, comme l’avait dit le professeur, le passage s’était refermé et il était vain de croire qu’il se rouvrirait. Les poings de Susan martelant le bois, sa peau se couvrant peu à peu de zébrures rouges et d’échardes n’y changeraient rien.

-       Ma chérie, dans quel état t’es-tu encore mise ?

   La voix de sa mère fut comme un coup de tonnerre. Susan reprit brutalement pied dans la réalité et se mordilla les lèvres.

-       Tu es toute crottée. Quand cesseras-tu tes enfantillages et te montreras-tu plus féminine ? Et c’est sans parler de ce… ce tir à l’arc. Ce n’est pas une occupation pour une jeune fille.

    Les joues de Susan s’embrasèrent et son cœur s’emballa. Une colère sourde se mit à gronder dans ses entrailles, menaçant d’entrer en éruption. Elle était bien plus adulte que sa mère ne le pensait, simplement, elle ne voulait plus rentrer dans le moule de jeune fille bien sage que la vie ici lui infligeait. Ces années à Narnia l’avaient changé. Elle avait goûté à l’indépendance, à la liberté – elle avait dirigé un royaume, bon sang !

   Mais le regard de Peter croisa le sien et elle ravala sa réplique brûlante. Ils s’étaient tous fait une promesse en revenant en Angleterre : personne ne devait être au courant de leurs aventures, sans quoi ils risqueraient de finir dans un centre de redressement, ou pire encore, à l’asile. Ce qui rendait les choses encore plus difficiles ; devoir étouffer la vérité donnait à Narnia une saveur aigre de mensonge ou d’élucubration.

-       Le tir à l’arc est une passion, maman, et tu sais bien que je ne m’entraîne qu’ici, répliqua Susan, un sourire tremblotant aux lèvres.

-       Mais tout de même…

-       Elle a bien le droit de s’amuser de temps en temps, intervint Peter. Et puis, je lui ai bien montré comment s’y prendre, tu n’as rien à craindre.

Susan lança un regard reconnaissant à son frère. Ils avaient prétendu que c’était lui qui avait commencé le tir à l’arc, dans son lycée, et qu’il lui prêtait son matériel depuis le début des vacances. Leur mère n’avait pas mis cette version en doute.






Durant la nuit, le sommeil ne vint pas. Les minutes s’étiraient, floues et infinies. C’était une habitude tristement familière et durant ces moments-là, Susan ne cessait de rejouer la scène du cerf blanc dans sa tête. Que se serait-il passé si elle ne l’avait pas suivi ? Elle n’aurait sans doute jamais retrouvé l’armoire magique… En soupirant, elle prit la lampe de poche sous son oreiller et, sa couverture tirée au-dessus de sa tête, se plongea dans un roman d’aventures, attendant que son cerveau et ses yeux s’épuisent au fil des pages. Son imagination s’envola aux côtés du héros, faisant régner l’ordre et la justice. Ces livres ne représentaient bien entendu qu’un radeau de fortune, mais il y avait si peu de choses auxquelles se cramponner.

-       S’il-te-plaît, éteint ta lumière. Je n’arrive pas à dormir, fit la petite voix de Lucy depuis le deuxième lit de la chambre.

Susan faillit la rembarrer, finit par s’arracher à la page qu’elle avait quasiment finie.

-       S’il-te-plaît, répéta Lucy.

La lumière s’éteignit et les ténèbres engloutirent la chambre. Un silence épais s’installa, seulement brisé par le bruit des respirations.

-       Vous êtes bizarres, avec Edmund et Peter, finit par dire Lucy.

-       Bizarres ?

-       Vous faites tout le temps la tête, vous ne discutez presque plus, sauf quand on parle de Narnia.

-       C’est parce que nos vies là-bas nous manquent, Lucy.

-       A moi aussi, ça me manque.

-       Mais tu n’as par l’air triste… souffla Susan, en se maudissant pour la note d’amertume qui teintait sa voix.

-       On a retrouvé papa et maman, le professeur Gregory…

Susan secoua la tête sur son coussin avec une ébauche de sourire. Il n’y avait que Lucy pour voir le positif dans chaque situation.

-       Et puis, le professeur est malade, je ne veux pas lui faire de la peine.

Susan se redressa, croyant avoir mal entendu. Mais les mots s’imprimèrent un à un dans sa tête et elle écouta Lucy comme dans un rêve. Gregory restait alité toute la journée, ne se levant que pour manger et dans ces moments-là, il réussissait à faire croire que tout allait bien. On ne savait pas vraiment ce qu’il avait, parce qu’il refusait d’en parler, mais le médecin était venu souvent. Et Susan n’avait rien remarqué. Elle n’avait vraiment rien remarqué.

Le monde se mit à tourner. Elle réalisa qu’elle s’était tant enfoncée dans son malheur qu’elle s’était coupée du monde extérieur. Avec les pierres de son passé, elle avait construit une muraille invisible que le présent venait de faire voler en éclats.

Inconsciente de ce maelstrom de pensées, Lucy reprit la parole :

-       Si tu veux, viens lui tenir compagnie avec moi, demain matin. Même si… tu ne sais pas à quel point je regrette d’avoir laissé mon cordial à Narnia.

Ce breuvage magique pouvait guérir presque toutes les blessures et maladies. C’était un cadeau d’Aslan pour un certain Noël, lorsqu’il avait donné son arc, ses flèches et son cor à Susan, ainsi qu’un bouclier et l’épée Rhindon à Peter. Il s’agissait de leurs biens les plus précieux et en être séparés était un sentiment horrible, comme s’ils étaient coupés d’une partie d’eux-mêmes.

Il n’y avait rien à répondre à cela, alors le silence se remit à planer durant de longues minutes. La tristesse avait balayé la nostalgie, la frustration et les regrets. Susan songeait que ça aurait été à elle de consoler Lucy et non l’inverse, alors une honte brûlante lui monta aux joues. Sa petite sœur avait acquis une sagesse, à Narnia, que personne n’avait remarquée. Elle, elle ne faisait qu’étouffer sous le poids de sa peine ; elle était un monstre d’être aussi désespérée alors qu’elle avait retrouvé ses parents, le professeur Gregory, comme l’avait rappelé Lucy, et même la pointilleuse gouvernante.

Ça ne pouvait plus durer.

Il fallait arrêter la chute, trouver une échappatoire. Et pour cela, la première chose était peut-être d’admettre que Narnia était inaccessible, peut-être pour toujours, et que sa vie là-bas n’était plus qu’un souvenir… un souvenir aussi beau qu’un tir parfait, aussi douloureux qu’un éclat de verre, mais un souvenir quand même. Cette prise de conscience fut comme un coup et Susan laissa échapper un gémissement de bête blessée. Elle se recroquevilla, tandis que les larmes luttaient pour couler. Sa gorge se serra à faire mal. Comment accepter cette horrible vérité ? Comment envisager de ne peut-être jamais revoir Narnia ?

La gentille proposition de Lucy lui revint alors en tête. Aller voir le professeur représentait une manière de se rendre utile. Et si elle essayait de continuer sur cette voie, une fois les vacances terminées ? Elle songea aux discussions futiles des filles de sa classe, à leur langue de vipère quand elles décidaient de s’en prendre à quelqu’un. Susan la douce, la surnommait-on. Elle se rappela toutes les audiences durant lesquelles ils avaient rendu justice, Lucy, Peter, Edmund et elle. Peut-être que tout compte fait, elle pouvait elle aussi utiliser les enseignements de Narnia, même si ce n’était que dans une école, perdue parmi d’autres écoles d’un pays dont elle n’était pas reine. Et pourquoi ne pas rêver plus grand ? Pourquoi ne pas devenir, un jour… avocate ? Et continuer ainsi à défendre les plus faibles ?

Il n’y avait pas que ça. Tant de choses perdureraient, même si l’armoire magique devait rester close à jamais: la capacité à s’émerveiller, à rêver, à s’amuser, à imaginer, à créer. Un legs coloré et brillant que tant d’adultes laissaient lentement étouffer en eux, écrasés par le poids des responsabilités, du quotidien et du temps. Non, personne ne pourrait lui arracher ça…

Bien sûr, le chemin serait semé d’embûches. On ne pouvait pas faire disparaître le passé d’un coup de baguette magique, et il y aurait forcément des moments – oh, sûrement beaucoup de moments - où la tristesse et le découragement l’emporteraient. Au fond de ces précipices, Susan ne pourrait que serrer les dents et remonter du mieux qu’elle le pourrait jusqu’à apercevoir enfin l’aube…


 


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