Parmi mon peuple
La légère brise de fin d’été s’engouffrait dans le cou d’Amerys, lui donnant quelques frissons au passage. Elle avait revêtu pour ce voyage une tenue qu’elle avait gardée bien au chaud jusqu’à ce jour. Habituée aux robes, elle se sentit déjà différente rien que dans ces habits de cuir et de tissus épais. La jeune femme avait enfilé pour ce périple une chemise couleur écrin à manches longues sur laquelle reposait un corselet de cuir brun serti de dorures et de métal délicat que son père se fut un plaisir de façonner. Il maintenait et couvrait à la perfection sa poitrine généreuse, lui laissant une certaine fluidité dans ses mouvements. Elle portait également une jupe mi-longue patineuse dans un tissus de couleur bleu nuit, le tout par-dessus un pantalon brun et des bottes de cuir. A son cou, pendait une merveille de bijou, une création de son géniteur, humblement offert pour ses cinquante ans. Ce collier fait d’or et d’onyx était imposant sur son poitrail. Elle était si fière de porter le savoir de son père près de son cœur et elle ne l’aurait échangé ou vendu pour rien d’autre au monde. Elle s’était d’un autre côté munie d’un arc et de flèches. Elle n’était pas trop mauvaise archère mais avait néanmoins encore beaucoup à faire pour s’améliorer. Puis d’une épée courte forgée par son cher papa, une magnifique arme, légère pour ses bras de femme mais non moins tranchante. Elle savait, de même que son arc, s’en servir mais n’était pas une guerrière chevronnée. La demi-naine était même, il fallait l’avouer, un peu maladroite et manquait cruellement d’entraînement.
Le soleil était déjà à son zénith quand son estomac commença à crier famine. En plein environnement boiseux elle stoppa alors sa monture, flairant au passage l’odeur d’humus qui se décuplait tout autour d’elle. Retrouver le contact du sol fut un réel plaisir et elle en profita pour se dégourdir les jambes, après quoi elle s’installa sur un tronc d’arbre avachi sur le sol et autrefois brisé par le vent. Elle engloutit avec une rapidité surprenante son pain et sa viande sèche, puis déterminée à avancer, enfourcha Plumerette et continua sa marche, désireuse d’atteindre les Montagnes Bleues aussi vite qu’il lui serait permis. Néanmoins, le beau temps fut de courte durée car la pluie vint à sa rencontre, s’écrasant sur ses joues rougies. La demi-naine déplia alors sa cape de voyage en laine bouillie et l’enfila, rabattant le capuchon pour se protéger de l’intempérie. C’est toujours dans ces moments-là qu’on regrettait son doux foyer, quand on était bien au chaud auprès des gens que l’on aime et à l’abri de la colère du ciel. Mais les gens qu’elle aimait étaient morts, elle n’avait plus de famille et sa maison, même si elle lui manquait, ne lui appartenait plus.
L’après-midi passa et quand elle émergea de la forêt, la pluie cessa à son plus grand plaisir. Si près du crépuscule elle félicita sa jument pour la journée de dure chevauchée et se posa près d’un grand pin à l’allure rassurante. La nuit tombante, la jeune voyageuse tenta d’allumer un feu et ce fut seulement après une bonne heure que les flammes crépitèrent sous les étoiles de cette nuit noire. Elle se réchauffa et s’allongea près de Plumerette, soyeuse et chaude, s’abandonnant à la fatigue ainsi qu’à ses souvenirs et ses espoirs d’avenir dans les Montagnes Bleues.
Alors que son esprit semblait partir loin dans un autre monde, elle fut réveillée en sursaut par de petits tremblements. Elle sentit Plumerette se relever à une vitesse fulgurante avant d’essayer de s’enfuir au trot. Mais cette dernière n’en eu pas le temps car elle fut saisie en pleine course par une créature aussi laide que géante. « Un troll ! » compris Amerys. Elle se releva paniquée et sortit son épée tant bien que mal, souhaitant voler au secours de sa pauvre jument qui hennissait de terreur.
─ « Regardez-nous que voilà ! s’exclama la créature d’une voix profonde, visiblement ravie de sa découverte. Un cheval et une humaine, en voilà des morceaux alléchants, ça sera toujours mieux que rien pour le dîner. »
Amerys, tétanisée devant ce troll si grand et si effrayant ne put faire un pas et resta confuse devant la scène. Face à ce manque de réaction la créature en profita pour la saisir à son tour de sa grosse main sale et poisseuse.
─ « Relâchez-moi sale troll ! s’exclama-t-elle alors, se débattant comme une forcenée. Je ne suis pas bonne à manger, laissez-moi partir ! »
Mais c’était se débattre en vain, le troll était trop puissant contre elle. La portant d’une main et Plumerette d’une autre il s’en alla rejoindre ses deux compères qui eux aussi n’étaient pas revenus les mains vides. Assis autour d’une marmite bouillante dont l’odeur laissait à désirer, ils semblaient se chamailler. Quatre poneys étaient retenus dans un petit enclos – « sûrement une part de leur dîner » pensa Amerys qui s’agitait dans tous les sens. Le troll puant et dégoûtant posa sa jument avec les autres poneys mais en ce qui la concernait elle resta prisonnière de son emprise.
─ « Encore du canasson ! Nous en avons déjà assez Bill !
─ Non regarde ce que j’ai trouvé ! ricana-t-il en montrant Amerys. De la viande humaine en guise de petit encas, nous allons nous régaler !
─ Pfff, couina l’autre, même pas de quoi se faire une tartine et moi j’ai faim, vite cuisons les poneys. Ils sont plus gras que ta petite trouvaille.
─ Cette femelle est aussi grassouillette, si vous n’en voulez pas je la garderai pour moi, répliqua Bill mécontent de la réaction de ses congénères. »
La jeune femme ne pipa mot et continua de se débattre même si elle n’avait pas d’espoir de leur échapper. Elle devait se rendre dans les Montagnes Bleues et n’était pas censée finir dans l’estomac d’une de ces affreuses créatures bon sang ! Elle était désespérée, d’autant plus qu’elle avait laissé tomber son épée un peu plus loin et était sans défenses. Elle pensa à cet instant précis qu’elle était définitivement idiote.
Mais alors que ses pensées étaient tournées vers sa future mort elle vit un mouvement furtif sur sa droite. La voyageuse tenta d’identifier ce qui avait pu provoquer cette ombre et tandis qu’elle scrutait la pénombre elle aperçut une silhouette derrière un des trolls, tout près de l’enclos. Il entra dans la lumière et ce qu’elle vit la laissa sans voix. C’était un homme, un homme de la taille d’un enfant pardi ! Un simple regard lui fit comprendre que ce petit être l’avait vue lorsqu’il porta son index à sa bouche en signe de silence. Un espoir naquit alors en elle, peut-être pourrait-il la délivrer ? Mais comment pouvait se défendre un si petit homme ? Etait-il seul ? Il sembla alors s’intéresser de près aux poneys et après une tentative ratée de chaparder le couteau de l’horrible géant il fut découvert à son tour. Le pauvre malheureux ! Quelle poisse !
Il affirma être un « cambrihobbit » mais Amerys ignorait ce que c’était, elle n’avait jamais entendu ce nom ni rencontré de pareille créature. Le troll lança alors à l’adresse de la jeune femme :
─ « Dis-nous serait-ce un de tes amis par hasard ? demanda le plus imposant. Il porte la même odeur que toi sur lui. Hummm, je connais cette odeur, si savoureuse. Mais ce n’est pas l’odeur d’humain. Nous aurais-tu dupés jeune femelle ?! Il y en a-t-il d’autres ? Où se cachent-ils ? Dis-nous ! » Le troll la secoua tellement qu’elle faillit vomir et dû attendre quelques secondes avant de reprendre ses esprits.
─ « Je… Non ! Je ne le connais pas, réfuta-t-elle perplexe par cette histoire d’odeur. Il n’y a personne d’autre. J’étais seule. Laissez-le partir et mangez-moi à la place, je suis bien plus grasse !
─ Mangeons-les tous les deux Bert ! s’extasia Bill. »
Elle croisa alors le regard de ce petit homme qui ne semblait pas plus affolé que cela, tandis que son cœur à elle battait aussi fort que des tambours de guerre. Tous deux se retrouvèrent saisis dans les mains des trolls prêts à être lancés dans la marmite quand des cris guerriers retentir sous leurs pieds. Un vacarme de hurlements, de couinements et d’armes remonta à ses oreilles et un seul coup d’œil vers le sol lui fit comprendre qu’ils étaient beaucoup d’hommes à se battre contre les créatures. Elle fut un instant balancée à droite et à gauche, prisonnière de la main du troll qui s’agrippait de plus en plus fort à elle, écrasant ses pauvres membres. Mais celui-ci recevant alors un coup dans la jambe la lâcha de douleur. Elle tomba à la renverse dans un cri perçant, pensant alors se briser les os dans sa chute jusqu’à ce qu’elle atterrisse aussi étonnant soit-il dans les bras d’un homme barbu qui l’avait rattrapée de justesse sans difficulté aucune. Ou devrait-elle dire… un nain, car oui c’était bien un nain fort et trapu ! Un jeune nain aux longs cheveux blonds et tressés qui la regardait de ses yeux bleus étonnés. Ni une ni moins, il la reposa brutalement au sol avant d’ajouter :
─ « Reculez ! Eloignez-vous si vous ne voulez pas perdre un bras. J’ai du troll à passer au fil de mon épée ! lança-t-il de sa voix claire en faisant tournoyer son arme lourde et tranchante. »
Amerys ne se fit pas prier deux fois et prit ses jambes à son cou. Elle le remercierait plus tard de l’avoir sauvée. Enfin… s’il s’en sortait vivant bien sûr. Elle s’accroupit, haletante près d’un buisson et regarda la scène de bataille qui se déroulait devant ses yeux. Le spectacle était si splendide. Il y avait une quantité infinie de nains en train de se battre contre trois affreux trolls. Elle ne put même pas les compter tant ils remuaient dans tous les sens, habiles de leurs grosses haches et leurs lourdes épées, voltigeant de part et d’autre. Elle n’avait même pas encore atteint la montagne qu’elle rencontrait déjà ses congénères, quelle chance extraordinaire ce fût pour elle ! Elle y vit même une lueur d’espoir, son destin qui s’en venait à elle naturellement. Malgré la bataille elle ne put qu’esquisser un sourire face à cette situation qui s’offrait à elle.
Malheureusement le combat tourna très vite au vinaigre quand le Cambrihobbit se fit une fois de plus attraper par deux trolls, menaçant ainsi de le mettre en miettes. Les nains durent rendre les armes et se laissèrent capturer pour éviter la mort de leur étrange ami. L’un des géants porta furtivement son regard sur Amerys, toujours cachée près de son buisson. La jeune demi-naine n’eut pas le temps de s’enfuir qu’il l’attrapa au vol et l’empaqueta dans un tissu en toile de jute avec les autres nains. Balancée comme un vulgaire sac à patates parmi le tas d’hommes elle se retrouva nez à nez avec un nain très imposant à l’immense barbe rousse. Elle entendit alors un autre grogner dans une voix étouffée.
─ « Pardon, marmonna-t-elle à l’adresse du nain qu’elle venait de percuter et écraser dans sa chute. »
Tous la regardèrent avec étonnement mais n’entamèrent néanmoins pas la conversation au vu de la situation critique. Elle entendit juste des murmures entre eux.
- « Qui est-ce ?
─ Comment est-t-elle arrivée jusqu’ici ?
─ C’est une femme ?
─ Est-t-elle seule ?
─ Je l’ai rattrapée en plein vol avant qu’elle ne s’écrase comme une galette sur le sol, lança à la dérobée le nain qui lui avait effectivement évité semble-t-il d’affreuses douleurs.
─ Ça aurait été mieux que de finir dans le ventre d’un de ces trolls puant, grogna l’un.
─ Je te préviens Gloïn que nous ne sommes pas mieux car nous allons tous finir dans leur estomac, ironisa dans un roulement de voix fluette un petit nain âgé et à l’œil plein de malice.
─ Tu es d’une perspicacité sans faille Balin, répondit alors le premier. Mais je n’ai pas l’intention de mourir mangé par Durin ! »
Mais Amerys n’écoutait pas leurs jacassements, regardant par-delà les autres nains rôtissant sur une brochette au-dessus du feu comme un vulgaire gibier de chasse, elle essayait de décortiquer les moindres faits et gestes des trolls sans oublier leur conversation. Une parole attisa sa curiosité et contracta toute son attention. Un troll espérait en finir au plus vite car à l’aube il ne souhaitait pas se changer en pierre. Cela voulait-il dire que le soleil les transformait en statues ? Oui c’est ce qu’elle comprit. Il fallait donc les retarder au maximum car l’aurore n’était pas loin. Mais comment ? Alors qu’elle cherchait une solution le petit homme se leva :
─ « Attendez ! scanda-t-il avant de se lancer dans un discours hésitant sur la cuisine et l’assaisonnement. »
Il a compris lui aussi, pensa Amerys. Ce petit homme paraissait bien malin malgré sa taille. Il essayait de gagner du temps ce qui était très réfléchi de sa part. Devait-elle aussi intervenir ? S’en sortirait-il seul ? La jeune prisonnière se leva alors aussi à son tour sous les yeux ébahis des nains et compléta le plan du cambrihobbit.
─ « Non, il serait mieux de les découper en morceaux, intervint à son tour Amerys. »
Le petit homme la regarda d’un regard surpris mais saisi tout de suite qu’elle jouait au même manège.
─ « Oui en petit dés, acquiesça-t-il. De tous petits dés frits à la poêle avec une pointe d’huile d’olive.
─ Nous n’avons pas de poêle petit idiot, tonna l’un des trolls.
─ Et encore moins d’huile d’olive, rajouta Bert.
─ Dans la marmite ça sera tout aussi bon, insista la jeune demi-naine."
Tandis que la conversation continuait de s’éterniser sur le repas de ces bons hommes elle entendit les nains s’exclamer derrière eux, ne comprenant toujours pas leur petit jeu. Etaient-ils stupides ? Perdant patience l’un des trolls attrapa l’imposant nain à la barbe rousse pour tenter de le dévorer. Sans attendre une seconde le petit homme réagit pour sauver son ami.
─ « Non, pas celui-là, il est infesté de parasites. En fait ils sont tous infestés de parasites c’est une horreur. »
Les géants se regardèrent, perplexes, et le troll, dégoûté, relâcha brutalement sa proie comme si celle-ci était atteinte de la vérole, tandis que les nains, toujours aussi stupides contestaient leur état de santé pieds et poings liés. Leur discours changea néanmoins lorsque l’un deux ayant enfin compris l’entourloupe qu’essayait de construire le cambrihobbit donna un grand coup d’épaule à son compagnon. A ce moment ils comprirent et tonnèrent en cœur qu’ils avaient des parasites partout. Cela fit rire la jeune fille tant la scène était comique. Elle jeta un regard à l’horizon, une légère lueur rosée pointait le bout de son nez, ils y étaient presque ! Plus que quelques minutes et ils ser aient sains et saufs. Alors que l’espoir renaissait une voix vieille et profonde s’exclama au loin.
─ « Que l’aube vous saisisse tous ! »
La jeune femme recula instinctivement lorsque que le mur de pierre derrière les géants se fissura en deux, laissant apparaître un soleil vermillon ainsi que l’ombre d’un grand homme au chapeau pointu muni d’un haut bâton de magicien. L’astre du matin dans toute sa force agit alors sur leurs geôliers qui en seulement quelques secondes se transformèrent en statue de pierre. Figés comme s’ils n’avaient jamais été vivants. Ses yeux écarquillés restèrent pantois devant la scène aussi surprenante fusse-t-elle.
Des trolls changés en pierre, des nains de toutes tailles et de toutes formes, un cambrihobbit et un magicien dans la même nuit, c’est sur elle devait être en train de rêver… et elle allait forcément bientôt sortir de ce rêve, si un tant soit peu elle voulait en sortir car il était vraiment palpitant…