Il faut sauver le Roi Thraïn
Chapitre 3 : Le Nécromancien
2516 mots, Catégorie: T
Dernière mise à jour 09/11/2016 13:59
Le nécromancien
Oppressé par une culpabilité lancinante, Gandalf quitta ces lieux, suffocation des âmes et tombeau de l'espoir. Dépouiller un moribond de son dernier trésor l'avait mortifié. Il se jura de transmettre cette dernière volonté à celui à qui Thraïn avait cru la donner.
Son masque de sévérité avait fondu sous la douce chaleur de sa compassion, mais les dernières paroles de Thraïn l'avaient plongé dans un doute inquiet. Le dernier anneau de pouvoir des nains avait été arraché à l'héritier de Dùrin. Qui pouvait donc revendiquer l'avoir un jour possédé ? Une prémonition honnie assombrit encore les pas du magicien, au cœur de la forteresse du nécromancien.
Gandalf se dirigea au jugé, habité par un malaise grandissant. Le magicien devait savoir. Il rejoignit un couloir majeur et emboîta le pas aux sectateurs du maître.
La volonté inique du volcan le faisait gronder de sourdes et profondes sommations, appelant ses serviteurs vers une obscure assemblée. Les esclaves convergeaient vers le tréfonds de la forteresse, aux sons lugubres des battements étouffés de la roche. Comme une créature monstrueuse, le vieux volcan semblait drainer son propre sang de serviteurs et d'esclaves, qui affluaient vers le cœur de la montagne, le pas mécanique et le regard halluciné.
Orques et gobelins s'avançaient en rangs serrés, une flamme rouge, lubrique et cruelle, vacillant au fond de leurs prunelles de félin. L'attrait puissant du sang unissait cette lâche vermine prédatrice, sublimant leur terreur individuelle dans une ferveur hypnotique.
Quelques hommes, vêtus de tuniques sombres et de l’équipement des rôdeurs, jetaient des regards fanatiques à la foule de ces victimes expiatoires, transportés par un envoûtement morbide et contagieux. La cohue grégaire et exaltée affluait vers une salle immense et rougeoyante, jouant des coudes dans une excitation croissante.
Le rythme obsédant des tambours s'accélérait lentement, entraînant les cohortes dans des transes inquiétantes. Parfois un troll écrasait quelque gobelin, en marquant le rythme de son pas lourd, tandis que les multitudes se massaient dans une salle immense, à l'extrémité de laquelle trônait une sorte d'autel. Deux bassins rouge sang encadraient une pierre sacrificielle, autour desquels grouillaient les séides exaltés.
Gandalf réalisa soudain quel genre de curée réunissait les adeptes d'un sombre culte. Il s'écarta discrètement, tachant d'éviter de se retrouver pris au piège au milieu de milliers d'ennemis. Le magicien se dissimula derrière les piliers périphériques de la salle.
Mais soudain la trame de ses réflexions s’interrompit – une pensée venait de traverser le monde que seuls parcourent Maïa et Calaquendi 1. Une pensée brève et servile mais tenace, comme une pierre jetée dans un étang, résonnait en écho dans l’esprit du magicien alerté. Puis passa une seconde pensée en réponse, rapide également mais profonde, impérieuse et impatiente.
Le magicien sut que la conscience de la montagne avait répondu à son plus puissant serviteur. Le sang de Gandalf se figea dans ses veines. Il connaissait cette présence orgueilleuse, cette puissance omnipotente et cette volonté sans merci. La litanie de ses méfaits passa devant les yeux accablés du magicien.
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Il l’avait côtoyée autrefois au Royaume Bienheureux, parmi les suivants d’Aüle, avide déjà de savoir et de puissance. Le Maïa honni s’était ensuite enfui, trahissant les siens pour suivre Morgoth Bauglir en terre du milieu. Il s’y était fait tristement connaitre comme le prince des loups-garous, écumant la vallée du Sirion. Lors de la guerre de la grande colère, on avait perdu sa trace, mais il était reparu au Second Age comme Annatar auprès des elfes d’Eregion.
Une fois son anneau forgé, Sauron s’était dévoilé et avancé pour asservir la terre du milieu. Il y serait parvenu sans l’intervention des hommes de Numenor, qui lui firent rendre gorge et l’emprisonnèrent dans leur île. Mais sa malice parvint à répandre le mensonge, pervertissant les hommes du roi en faisant miroiter l’immortalité d’Aman. Lorsque l’armada numenoréenne y débarqua, les Valar en appelèrent au créateur du monde, qui submergea l’ile sacrilège.
Ayant perdu pour toujours son enveloppe charnelle dans le désastre, Sauron revint en terre du milieu et, grâce à son anneau, repartit à l’assaut des terres de l’ouest. La dernière alliance des elfes et des hommes lui fit face. Lors de la dernière confrontation sur les pentes du volcan Orodruin, le seigneur des ténèbres avait perdu son anneau et s’était évanoui dans le néant.
Et voilà qu’il avait repris pouvoir et volonté, à défaut de forme, tissant résolument la toile de sa puissance. A présent, Sauron le nécromancien semblait suffisamment sûr de son fait, et ne fuyait plus devant lui, comme il l’avait fait lorsque Gandalf s’était faufilé pour la première fois à Dol Gûldur 2…
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Le magicien revint soudain de ses pensées. Une rumeur de terreur se répandait parmi les masses d’orques assemblées dans la caverne. Gandalf sentit la présence d’un Nazgûl, qui pénétrait dans la pièce par la même entrée que lui. Déjà une garde de trolls s’établissait à chacune des autres portes. La seule sortie libre se trouvait derrière l’autel.
Le magicien se déplaça, aussi vivement que le permettait son déguisement, pour se dissimuler dans la masse des sectateurs. Les hordes serviles s’écartaient du Nazgûl et de sa garde qui s’avançaient.
Un cri retentit alors, perçant le cœur d’une lance et paralysant l’esprit de désespoir. Gandalf n’attendit pas de savoir si les séides de Sauron l’avaient percé à jour. Profitant de la terreur qui avait paralysé l’assistance, il se dirigea vivement vers l’autel.
Bientôt des bruits de poursuite et des beuglements de trolls s’élevèrent derrière lui – il s’élança au pas de course. Tout autour, les orques abasourdis relevaient à peine la tête. Lorsqu’un uruk au regard louche tenta de lui barrer la voie, il dégaina son épée et lui trancha la tête dans un éclair blanc. Sans perdre un instant, il poursuivit sur son élan et se dirigea vers l’autel.
Lorsqu’il l’atteignit, les criailleries cessèrent et la salle tomba dans un profond silence. Gandalf se retourna, prêt à faire face à ses poursuivants. Mais le Nazgûl, sûr de sa victoire, ne se pressait pas.
Entouré de quelques Olog-Hai, il s’avança jusqu’aux marches du catafalque. Gandalf réalisa avec horreur que la victime attendue pour le sacrifice solennel n’était autre que lui-même.
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Le magicien recula sur le long catafalque, bordé de part et d’autre par des bassins d’un liquide saumâtre et rouge vif. Au bout de cette estrade, béait l’ouverture de son espoir. Il allait s’engager sous le linteau, lorsqu’il s’aperçut qu’une sombre porte de pierre en barrait le passage.
Le Nazgûl était monté sur l’estrade, une longue et pâle épée en main. Un chant guttural s’éleva. Les notes aigres évoquaient la peur et le désespoir, promettant au fil lancinant de l’envoûtement, la fraicheur et la pénombre reposantes du tombeau. Il sembla à Gandalf qu’au-dessus des bassins, une fine brume rousse élevait ses volutes au rythme de l’indicible mélodie. Les nuées s’insinuaient autour de leur victime en un irrémédiable enveloppement. L’abandon de toute volonté semblait la seule issue aux terribles menaces proférées en morbeth 3. Les membres de Gandalf se raidissaient.
Mais le magicien n’était pas encore à la merci de son ennemi. Son bâton flamboya d’une lumière tour à tour forte et dorée comme le soleil de midi, douce et argentée comme la lune montante, ou scintillante comme les étoiles. Les orques et les gobelins gémirent de douleur. L’esprit de Gandalf se fit plus clair, mais les doigts de brume l’enlaçaient à présent, lui laissant la sensation de longues algues visqueuses sur la peau. La conscience de la montagne, toute entière tendue vers son serviteur, renforçait sa volonté en lui prêtant sa malice.
Gandalf, étouffant à moitié, faillit mettre un genou à terre. Il recula encore, s’appuyant à la porte qui fermait le chemin de son salut. Il hésita à déchaîner sa puissance sur la porte, mais il savait qu’un ouvrage des nains de jadis ne céderait qu’en prononçant le mot de passe. A défaut, il libérerait le feu d’Anor sur ses assaillants pour leur dernier assaut. Voilà une fin que n’aurait pas boudée le roi nain qui siégeait en ses salles au temps où la tribu des Boucle-noires prospérait sous l’Amon Lanc !
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Mû par une soudaine inspiration, le magicien fit un effort pour se remémorer la formule protocolaire qu’utilisaient les nains à la cour de Drùin4 pour annoncer l’arrivée du Roi sous la Montagne. Se redressant, il murmura d’une voix rauque :
-« Gabil Uzbad u-dum ! » 5
Dans un fracas épouvantable, les battants s’ouvrirent. Lorsque le Nazgûl lança son cri de fureur devant sa victime qui lui échappait, l’envoûtement s’interrompit dans un claquement libérateur. Gandalf bondit au-delà des portes et les referma vivement derrière lui.
Un flot de fureur déferla sur le magicien comme l’attention du maître de la montagne quittait le Nazgûl. Gandalf n’en pouvait plus douter : il s’agissait bien de l’aura de Sauron le renégat, mâtinée il est vrai d’une formidable impuissance !
Mais le magicien ne s’attarda pas : il rejoignit un escalier en spirale et grimpa les marches quatre à quatre. Il ne fut pas inquiété et s’arrêta pour se reposer au niveau de la cinquième hauteur, probablement les anciens appartements royaux. Essoufflé, il explora rapidement les salles, dans l’espoir de trouver une ouverture vers l’extérieur.
Lorsqu’il entendit le bruit de ses poursuivants, il était trop tard : deux trolls débouchèrent sur le palier en beuglant, lui coupant toute retraite.
Mais le magicien avait vu juste : au bout de la dernière salle, un balcon surplombait la forêt, ombre noire et silencieuse, sous le vaste ciel étoilé.
On ne le prendrait pas vivant.
Lorsqu’il s’élança dans le vide, plusieurs cris retentirent – le premier d’une rage servile et impuissante, le second d’une fureur angoissée et revancharde. Gandalf lui-même cria, sans doute pour se libérer de la tension accumulée.
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Heureusement, un grand aigle poussa lui-aussi un cri de satisfaction en rattrapant le magicien au vol. Comme convenu, l’habile Radagast avait envoyé son allié Thorondor recueillir Gandalf au sommet d’Amon Lanc.
NOTES
1 Calaquendi : les elfes de lumière, qui se rendirent en Aman et contemplèrent la lumière des deux arbres. Il s’agit des Vanyar, Noldor et ceux des Teleri qui parvinrent jusqu’aux terres immortelles. Ces elfes ont de grands pouvoirs ; ils sont capables de ressentir le monde des morts et de la magie.
2 En 2063, notre magicien favori a pénétré à Dol Gûldur. Mais le nécromancien, averti de sa présence, ne souhaite pas se dévoiler si tôt et fait précipitamment retraite, loin dans l’est. Pour les peuples de l’ouest commencent alors la période de la Paix vigilante, jusqu’au retour du nécromancien environ 400 ans plus tard.
3 Langue noire.
4 Drùin, père de la sixième maison des nains et roi sous la montagne en Tumûn-Gabil, Amon Lanc.
5 Le roi est grand dans sa demeure !, ce qui, chez les nains, est la formule consacrée pour imposer le respect envers le maître de céans lorsqu’il siège en grande pompe.