Les derniers pas d'un condamné
Chapitre 1 : Les derniers pas d'un condamné
1273 mots, Catégorie: T
Dernière mise à jour 05/02/2021 10:53
Les derniers pas d'un condamné
Fanfiction écrite dans un cadre particulier, en 2016 - Elle contient beaucoup de références littéraires, des fois, forcées.
Parmi les thématiques que je devais travailler, il y avait le temps, la poésie.
Alors que je monte les marches une à une, je revois les derniers jours de ma vie. Un pas, j’ai fui, j’ai tenté d’échapper à cela.
Deux pas, je revis ce jour là, ils m’ont retrouvé, m’ont enfermé. Trois pas, mes premiers et derniers jours de condamné sont gravés dans ma cellule : je n’ai plus rien à laisser.
Quatre pas, la foule est dense, l’assemblée est immense. J’y vois une femme, je la connais.
Cinq pas, le Temps semble l’avoir usé mais c’est elle.
Six pas, de grâce, qu’ils me laissent constater combien il l’a maltraité ! je perçois déjà qu’elle n’est plus ce qu’elle était. Le Temps a revêtu son habit de blanchisseur et a exercé son dur labeur. Sous ses fils d’argent dépolis, son nez brisé n’est plus caché.
Au-delà de ce cap brûlé par la lumière de l’été, sous cette peau pâle tacheté de pourpre, elle n’est plus la jeune femme chaleureuse qui m’a maintenu vivant. Son teint hâlé a rendu les armes, en roi vaincu, contre la maladie, il ne domine plus. Cette peau si longtemps caressée par mes mains a perdu sa splendeur, ce n’est plus qu’une écorce de chêne, dure et craquelée, bien loin du lisse bouleau que les hommes ont connu. Cette nana-là a traits raidis et fermes. Son arcade est ébréchée, ses poignets marqués et tremblants.
Ce n’est pas là l’œuvre du Temps, qui donc a osé ? Cette violence l’a emplie d’un sentiment nouveau. Un chagrin bercé par un désir de vengeance : les méfaits des hommes sur son corps ont forgé cet air grave inédit que dessine son visage. On pourrait croire qu’elle porte sur ses épaules le lourd héritage des Rougon-Macquart.
L’humanité a injecté dans ses veines son poison et l’incurable mal s’est propagé. De ses veines à ses artères et de son cœur à ses muscles tout se meurt de cette éprouvante lutte dont un coup brisé, plié à jamais, semble être l’unique butin.
Pourtant sa nuque, avant cela, était sa fierté que tout homme voulait posséder. Je ne vois rien d’autres que le grand cycle, désireux de détruire chaque être, pour exercer une telle violence, semblable à un forgeron acharné à sa tâche.
La vérité est là. Le Temps l’a peu à peu effritée, et elle, comme une falaise, années après années, a combattu l’érosion, impassible mais debout. Et le jour, où de par Zephyr, les flots se sont déchaînés, elle a fléchi. Son dos, sculpté comme une œuvre grecque, elle a accepté de courber. Elle s’est inclinée face à son ennemi, défaite.
Ce squelette-là n’a plus ni souplesse, ni forme. Seul Baudelaire y trouverait encore des qualités, quelque chose à sublimer. Ses mains sont si marquées que je ne sais pas s’il me serait possible d’apprécier à nouveau l’époque où je les tenais. Cela remonte à si loin, je n’étais ni fugitif, ni condamné, seulement un cynique libertin… libre.
Et pourtant je parais plus heureux qu’elle, moi, qui m’apprête à mourir. Son sourire à elle n’est plus qu’un vieux souvenir. Une image brûlée avec ferveur par le feu. Les dents blanches que présente en ce jour Bérénice ne sont ni belles, ni attirantes, seulement fascinantes et trompeuses. Le sourire rieur marqué à jamais sur son jeune visage a lui aussi cédé et ne reste gravé que dans mes pensées.
Sept pas, ma marche lourde fait craquer le bois ferme et d’un regard, je la contemple.
Elle tient debout, encore, malgré la ruine de ses appuis. Elles sont invisibles à l’œil nu, mais je devine à sa posture ses deux jambes frêles qui la soutiennent. La gauche est blessée, cela se sait, mais je ne peux voir quel mal la ronge ou quelle bête humaine l’a blessé.
Ses jambes lisses et musclées, qui m’avait séduit autrefois, ne sont plus. Son corps tremble mais je n’en suis pas la cause. Son dos se hisse et retombe à un rythme brisé, ses lèvres sèches, fripées, suivent ce triste ballet. C’est spectacle forain bien désolant qui se produit devant moi. À chaque minute, son souffle désynchroniser semble la tuer d’avantage.
N’y a-t-il donc rien pour l’aider à lutter ? C’est pourtant moi qui avance à enjambées saccadées vers la mort.
Huit pas, sous ses cheveux et sa frange dégarnie, je cherche à entrevoir son regard. Sous les plis de son front, derrière ses cils appauvris autrefois objet de convoitise, je sais qu’ils sont là, quelque part. Mais mon regard s’humidifie à la fin de cette quête. Ce ne sont que deux vitres sales, rayées par le vent et regards insistants comme ceux que je lui ai porté durant tant d’années.
Ces yeux à la légère teinte de bleu semblent avoir été séché par un excès de chagrin. Je ne sais pas qui le Temps lui a volé, mais il est coupable. Bien plus que moi. Tel un mauvais impressionniste, il l’a tacheté de ses méfaits, ne me laissant que l’illusion de sa beauté perdue. Elle avait la grâce d’une habitante de Thélème, aujourd’hui, aucun homme ne voudrait d’elle à ses côtés.
Je n’ose penser à se voix, elle aussi doit être brisé. Mais voilà un de mes souvenirs que rien ne pourra altérer.
Neuf pas, sous mes pieds les planches grincent, le bois ancien se meurt lui aussi. Ma dernière vision d’elle sera celle-ci : ravagée par le Temps dans une vieille toge brunie. N’a-t-elle plus l’argent ou la stature de porter ces robes qui tournaient et dont les plis faisaient chavirer le cœur des marins ?
Je la vois encore, droite et fière, gracieuse et joyeuse dans sa robe rouge. Un rouge digne de la Mort Rouge. Rouge comme mon sang qui coulera bientôt.
Dix pas. Je suis en haut. L’échafaud est debout et usé, elle se tient encore en équilibre sur ces fébriles jambes. Le bois est marqué, fissuré, sa peau à elle flétrie, laisse entrevoir ses veines empoisonnées. Le parquet sera peint de pourpre mais elle plus jamais ne revêtira sa Mort Rouge. Le Temps, noble ouvrier, a bien fait son travail et Sade lui-même n’aurait su mettre tant de volonté et de patiente à meurtrir ce corps.
La mort, en complice, viendra poursuivre son ouvrage et peut-être une dernière fois l’accueillera-t-elle son sourire, signe de sa belle jeunesse. Mais je ne le verrai pas, mon teint blanchit, mes mains trembles et mon sourire s’efface. Il n’aura fallu que dix pas au Temps pour accomplir sur moi son œuvre macabre.
- Œuvres citées/références & Personnalités citées-
Rougon-Macquart - Emile Zola
Contes macabres - Edgar Allan Poe
Gargantua - Rabelais
Marquis de Sade
Charles Baudelaire