La Quatrième Dimension: Voyages inédits
Chapitre 5 : Episode 5 : Coup de tonnerre à Thunder Strike
8017 mots, Catégorie: T
Dernière mise à jour 22/02/2024 14:52
La Quatrième Dimension
Episode 5 : Coup de tonnerre à Thunder Strike
« Nous sommes transportés dans une autre dimension, une dimension faite non seulement de paysages et de sons, mais surtout d’esprits. Un voyage dans une contrée sans fin dont les frontières sont notre imagination, un voyage au bout des ténèbres où il n’y a qu’une destination : la Quatrième Dimension.
Bienvenue à Thunder Strike, une petite ville de l’Ouest américain en pleine effervescence au crépuscule de la Ruée vers l’or. Voici Alistair Burgess, le croquemort de cette charmante bourgade. Un homme pleutre, plus à l’aise avec les morts qu’avec les vivants au demeurant mais qui serait bien incapable de faire du mal à une mouche.
Pourtant, le hasard va mettre sur son chemin un dilemme affreusement éprouvant, un choix qui est sur le point de se manifester dans son monde par le biais d’une apparition inquiétante mais totalement ordinaire dans… la Quatrième Dimension. »
Le métier de M. Alistair Burgess n’était pas le genre de choses que l’on prenait à la légère. Un homme qui passe plus de temps avec des macchabés qu’avec de vraies personnes bien vivantes, cela finit forcément par faire jaser. Mais M. Burgess n’avait que faire des rumeurs et des affabulations.
Toute sa vie, il avait subi les brimades de ses camarades et de ceux qui se prétendaient ses amis. Il avait porté le poids des moqueries sur son physique ingrat et malingre. Il avait écouté avec les poings serrés les reproches de sa mère sur sa couardise. Jusqu’à ce que sa décision soit prise de quitter sa famille pour aller vivre à Thunder Strike.
Certes, la ville n’était plus aussi prospère qu’au début de la Ruée vers l’or, mais Alistair s’y sentait chez lui, à l’abri, malgré les hors-la-loi qui descendaient parfois des montagnes où ils se terraient pour débarquer dans la région. Dès que cela arrivait – et cela arrivait souvent – il était évident qu’il valait mieux rester chez soi, car les rues habituellement si sûres pouvaient devenir de véritables coupe-gorges. En dehors de cela, la vie semblait paisible. Les morts qu’ils recevaient dans son office succombaient plus souvent de causes naturelles ou de longues maladies que de plomb dans le crâne ; et cela lui allait parfaitement bien.
Mais lorsqu’il vit débarquer Bill Matheson, il sut que rien ne serait plus comme avant.
Le pauvre homme paraissait avoir vécu l’enfer. Avec trois plaies ouvertes, des bleus sur tout le corps, une commotion à la tête et des griffures dans le cou, M. Matheson avait clairement fait une mauvaise rencontre. Malheureusement, le gérant du saloon qui l’avait trouvé allongé dans son arrière-boutique n’avait pas pu identifier l’agresseur, qui avait pris la fuite bien avant son arrivée. Le shérif non plus d’ailleurs n’avait rien pu tirer des potentiels témoins qui se trouvaient dans les environs à ce moment-là. M. Matheson semblait dès lors destiné à devenir un énième cadavre sans famille dont la mort serait classée sans suite. Pourtant, ce n’est pas ce qui arriva.
Quand Alistair eut terminé de jeter un œil au corps de Bill Matheson, il faisait nuit noire. Thunder Strike était plongée dans un calme plat. Le chant des grillons s’élevait dans les airs. Le pauvre homme gisait sur la table depuis déjà une dizaine d’heures.
Alistair plongea une dernière fois son regard dans les yeux vides du macchabée. L’effet que cet abîme produisait en Alistair était saisissant à chaque fois mais celui-ci avait une ironie et un goût particuliers, tant sa mort avait dû être violente et tant son repos s’annonçait difficile.
Comme M. Matheson n’avait personne pour le pleurer ni pour l’enterrer, le croque-mort devrait déposer son corps au fond de la fosse commune de la ville, à l’instar des autres pauvres hères qui peuplaient les rues des grandes villes. Il aurait préféré pouvoir satisfaire sa famille en lui ramenant sa dépouille, mais il fallait maintenant se rendre à l’évidence et admettre que personne ne viendrait. Cette situation lui faisait mal au cœur, mais c’était ainsi. Ce n’était pas le premier et ce ne serait pas le dernier.
Alistair se retourna vers l’autre table sur laquelle reposaient ses vieux outils et les bouteilles d’alcool. Il était temps de désinfecter le corps avant de pouvoir l’emmener.
Mais alors qu’il se repositionnait vers lui, la bouteille lui échappa des mains sous l’effet du choc.
Le corps avait disparu.
Alistair se leva en vitesse de sa chaise, si brusquement qu’il faillit trébucher. La vision de la table vide lui avait coupé le souffle, si bien qu’il fallut une bonne minute pour qu’il puisse à nouveau respirer normalement. Frénétiquement, il analysait son office du regard. Les portes étaient fermées et il n’y avait rien à signaler à l’intérieur. Aucun signe d’effraction non plus. Seul le vent cinglant hurlait maintenant dans la grand-rue, à l’extérieur. Les grillons avaient brusquement cessé de chanter, supplantés par les hurlements des coyotes qui s’égosillaient par-delà les montagnes. Quelque chose avait changé dans l’air, Alistair en était maintenant persuadé.
« Qui est là ? » demanda-t-il d’une voix chancelante.
Un courant d’air souffla sur son visage, effleurant ses oreilles et ses joues comme une caresse. « Il n’y a aucune fenêtre d’ouverte, alors comment ce fichu courant d’air peut-il seulement exister ? » se demanda Alistair. Le croque-mort identifia rapidement d’où venait cette brise spectrale : l’arrière-boutique. Avant de s’y engouffrer, il s’empara d’un Colt 49 et le chargea bien maladroitement. C’était impossible que ce phénomène soit d’origine humaine et pourtant, il sentait que ce n’était pas dans l’ordre des choses, que ce n’était pas naturel. Alistair regarda l’arme en tremblant : il n’avait jamais eu à s’en servir et il espérait que les choses en resteraient là.
D’un pas mal assuré, il s’avança au milieu des quatre cadavres installés sur des brancards, recouverts par des draps dont la couleur s’apparentait plus à du beige qu’à du blanc après le passage d’une tempête de sable qui avait eu lieu dans l’après-midi. Le sable s’était infiltré dans son local. Malgré le souffle qui filtrait par l’entrebâillement entre les deux larges portes qui permettait de faire entrer une chariote, l’air était étouffant ici.
Dehors, les éléments se déchainaient avec toujours plus d’acharnement. Au loin, un orage grondait férocement et les éclairs qui zébraient le ciel au-dessus des massifs se rapprochaient dangereusement. En à peine une minute, le temps avait drastiquement changé. Se pouvait-il que tous les phénomènes fussent liés ? C’était impensable pour un esprit cartésien comme celui d’Alistair, et pourtant…
Il se figea net quand il réalisa que la chaîne d’évènements qui se manifestait ce soir-là avait des étranges ressemblances avec celle de la légende qui entourait cette ville. Le fondateur, James Callahan, disait qu’il s’était établi sur ces terres après avoir eu une vision de l’Oiseau-Tonnerre, une créature légendaire bien ancrée chez les Indiens. Ses apparitions supposées étaient généralement accompagnée de foudre et d’éclairs aveuglants et assourdissants. Le plus tragique dans cette histoire, c’était que ce fameux James avait péri quelques mois à peine après avoir inauguré cette ville. Frappé par la foudre. Comme si l’Oiseau-Tonnerre l’avait puni parce qu’il n’avait pas écouté.
Pour autant, Alistair Burgess savait que les orages étaient monnaie courante ici-bas. Il avait passé une bonne partie de sa vie à Thunder Strike et avait toujours pris soin de ne pas se faire frapper par la foudre, en respectant les couvre-feux imposés par le shérif à chaque fois qu’une terrible tempête se profilait à l’horizon. Cette ville était connue pour ces orages démentiels. Alors pourquoi celui-ci le dérangeait plus que les autres ? Parce qu’il n’avait jamais vu des nuages noirs fondre aussi rapidement sur Thunder Strike que cette nuit-là à travers ses fenêtres. Tout cela était de mauvais augure et il n’y avait pas besoin d’être un chaman pour le savoir.
Alistair, perdu dans ses pensées, fit un bond lorsque la porte qui menait à la boutique claqua violemment. Il n’y avait personne. Encore un courant d’air, se dit-il en plaçant sa main sur sa poitrine. Tout tremblant, il se retourna pour verrouiller la porte à l’arrière, le Colt toujours serré fermement dans sa main gauche, quand il aperçut une silhouette humaine devant lui sur le seuil. Elle était plongée dans l’ombre de la ruelle de sorte que son visage était difficile à distinguer, mais un éclair illumina sa peau pâle recouverte de cicatrices et ses yeux vitreux.
Devant cette vision horrifique, Alistair lâcha son Colt. Sur le point de tourner de l’œil, il réussit à garder son sang-froid, assez en tout cas pour que ses jambes flageolantes le mènent dans son office. Il jetait des coups d’œil apeurés tout autour, ne comprenant pas vraiment ce qu’il venait de voir ni ce qu’il pouvait faire face à une telle menace. Il avait laissé tomber son revolver mais de toute évidence, il n’était même pas sûr qu’il eût pu avoir le moindre effet sur la chose qu’il avait vue là-bas. Un scalpel n’aurait même pas pu faire l’affaire. Ce n’était pas un homme, c’était impossible. A tout le moins, il ne pouvait pas être vivant. Et si…
Tout à coup, il comprit. La disparition soudaine de Bill Matheson, l’orage, le courant d’air. La silhouette qu’il avait vue, ça ne pouvait être que lui.
« Pitié… »
La voix semblait émaner des murs en bois, comme si le bâtiment entier murmurait à son oreille.
« Laissez-moi tranquille ! » supplia Alistair, battant des mains comme pour effacer un mauvais rêve de son esprit, acculé contre le comptoir d’accueil.
« Pitié… » répéta la voix gutturale venue d’outre-tombe.
Le puissant flash lumineux d’un éclair l’aveugla. Il fit volte-face en se masquant le visage.
Lorsqu’il ouvrit enfin les yeux, le reflet du miroir accroché au-dessus du comptoir lui fila la chair de poule. Une main blanchâtre couverte d’hématomes était posée sur son épaule. Maintenant qu’il l’avait aperçue, c’est comme si la main se manifestait dans le monde réel, sous la forme d’une bouffée glaçante qui lui brûlait l’épaule. Alistair aurait voulu s’enfuir, mais son corps refusait d’obéir, il était tétanisé. Ses yeux remontèrent lentement le long du bras par-dessus son épaule pour faire face au fantôme qui le hantait depuis maintenant de longues minutes. Le fantôme de Bill Matheson.
Mais à mesure que son cerveau réalisait ce qu’il était en train de vivre, son corps le lâcha complètement et il s’évanouit.
***
A l’aube, un rayon de soleil sur son visage réveilla tout doucement Alistair. Allongé au milieu des pompes funèbres, il eut bien de la peine pour se remettre sur ses pieds. Sa tête lui tournait affreusement et il devait se tenir au comptoir pour ne pas tomber à la renverse. Tout à coup, il se sentit honteux d’avoir dormi toute la nuit dans son funérarium, pour une raison dont il ne se souvenait même plus. Comment s’était-il retrouvé à coucher par terre ?
Alistair se massa les tempes et essaya de se pencher sur la question. Il se rappelait vaguement du cadavre qui avait disparu, de la peur qu’il l’avait assailli mais pas de ce qui s’était passé ensuite. Il jeta un œil sur le brancard sur lequel avait reposé le corps de Bill Matheson la veille et il ne s’y trouvait plus. Il n’avait pas rêvé. Mais alors où était-il passé ?
Et, comme si on lisait dans ses pensées, une voix lui répondit.
« Je suis là. »
Derrière le comptoir, assis là où Alistair avait l’habitude de se reposer durant son temps libre, un corps décharné se balançait sur les deux pieds d’une chaise. Dans la lumière vivace du matin, il apercevait maintenant le fantôme dans toute sa splendeur – ou sa monstruosité. Toutes les cicatrices qu’il avait observées sur le corps étaient là où elles devaient se trouver. Ses yeux n’étaient plus simplement morts, il avaient pris une teinte vitreuse. Les vêtements qu’il portait étaient les mêmes que ceux dans lesquels Alistair avait récupéré le corps : un long pardessus râpé, un chapeau écorné, une chemise délavée et un pantalon en cuir affreusement abîmé. Ses long cheveux bouclés et gras luisaient avec une viscosité repoussante.
« V-Vous… vous êtes… ? commença Alistair
— Tu connais déjà la réponse, mon vieux, pas la peine de t’échiner à la cracher.
— Mais… mais comment ?
— La question, c’est pas comment, c’est pourquoi.
— Pourquoi ?
— Oui, pourquoi.
— Je… Je ne comprends pas.
— Tu n’as même pas essayé de te creuser les méninges pour savoir qui m’avait truffé de plomb, pas vrai ? »
Alistair balaya les environs du regard, en jetant un œil par les fenêtres crasseuses qui filtrait le soleil en lui donnant une teinte ocre. Il se demandait si quelqu’un le voyait monologuer, ou s’il était réellement en train d’avoir une discussion avec un fantôme. Mais les quelques personnes dans la rue qui passaient à cette heure-ci étaient trop occupés pour le rassurer sur sa folie lancinante.
« Personne ne peut me voir, Al, dit Bill d’une voix plate. Je ne suis plus vraiment là. »
Le jeune croque-mort sentit sa tête tourner. Était-il vraiment en train de lire dans ses pensées ? L’idée ne lui paraissait pas si folle, une fois qu’on avait dépassé le stade du macchabée revenu d’outre-tombe.
« Comment vous connaissez mon nom ? » demanda Alistair.
Mais le fantôme ne répondit pas à sa question et s’exclama, en tapant du plat de la main sur sa cuisse, visiblement déçu :
« Bon Dieu, c’est pas vrai ! Quand je pense que t’as même pas cherché à comprendre.
— Comprendre quoi ? s’enquit enfin Alistair en remontant le pont de ses lunettes sur l’arrête de son nez d’un geste de l’index.
— T’es dur de la feuille, mon gaillard ! s’emporta Bill en se levant de sa chaise, arborant un air à la fois sévère et blessé sur son visage putréfié. On m’a tué, Al ! On m’a lâchement tiré comme un lapin.
— Je m’appelle Alistair, monsieur. Et je… je ne fais que mon travail. Personne n’est venu réclamer votre dépouille, alors...
— Bah ! Evidement ! déplora Bill d’une voix gutturale, en refermant une main sur la bouteille d’alcool qui traînait non loin du comptoir et en lui adressant un signe de la main de l’autre. Ma tante Prudence est une vieille catin qui n’a même pas de quoi s’offrir des jarretelles décentes et mon frère Jimmy est au pénitencier fédéral depuis sept ans. Une belle famille de pieds-nickelés, si tu veux mon avis. Non, non, ils sont tous indécrottables.
— Vous voulez que je retrouve votre famille ?
— T’as vraiment rien écouté ? »
Sa dernière remarque sonnait comme une longue plainte lancinante. Il ne semblait pas en colère, simplement désappointé.
Sans aucune hésitation, il se mit à boire la bouteille de désinfectant à même le goulot. Évidemment, on n’a plus vraiment besoin de réfléchir à ce qui est dangereux ou non quand on est mort, mais Bill avait cette fois surestimé sa tangibilité. Alistair regarda le liquide noirâtre se répandre sur le sol, horrifié. Bill n’était plus vraiment là, si bien qu’il ne pouvait même plus se soûler, même s’il savait toujours tenir une bouteille. Il avisa la jarre, d’un air menaçant, et la brisa contre le sol.
Alistair sursauta, réprimant un haut-le-cœur. Il n’était pourtant pas sensible au sang et aux boyaux, mais l’odeur de l’alcool le répugnait. C’est pourquoi il l’utilisait avec parcimonie dans son travail et qu’il ne buvait jamais après le service. Il devrait passer un coup de serpillière, mais l’odeur resterait imprégnée dans les lattes du plancher et cette pensée le déprimait. Il s’éloigna le plus possible de la flaque, sans quitter l’ectoplasme des yeux.
« Je ne veux pas que tu retrouves ma famille, je veux que tu t’en prennes à mon assassin. Tu comprends ?
— Mais comment voulez-vous que je le retrouve ?
— Je vais te guider, mon gaillard, te fais pas de bile pour ça. Elle loge au saloon, ça ne devrait pas être trop compliqué de lui mettre la main dessus.
— Elle ? s’étonna Alistair, en retenant un rire au fond de sa gorge.
— Tu peux te marrer, va ! s’exclama Bill en voyant le sourire discret qui se dessinait sur le visage d’Alistair. Moi, je trouve pas ça drôle, tu vois. P’tet même qu’on pourrait même dire que c’est triste.
— Qu’est-ce qui s’est passé ? l’interrogea le croque-mort qui avait troqué sa gaieté pour une moue compatissante, des yeux brillants et des sourcils en berne.
— Tu seras sûrement d’accord avec moi pour avouer que chaque homme a ses besoins. Et je suis un homme comme un autre. Bien. Alors l’aut’ jour, quand je suis arrivé dans ce bled, je me suis rendu au saloon et j’ai payé une fille. J’avais passé deux semaines dans le désert, les couilles sur mon cheval, alors j’ai pensé qu’il était temps qu’elles prennent un peu l’air, elles aussi, tu vois.
— Comment s’appelait-elle ? » le coupa Alistair en papillotant des yeux, dans l’espoir d’oublier pour de bon l’image du cheval et de ses parties intimes de son esprit.
— Mmh… Caroline ! C’est Caroline, qu’elle s’appelait. Elle était belle, une petite chose fragile comme on n’en fait plus. Elle m’a promis la totale. Sauf qu’elle n’était pas armée que de bonnes intentions, la gaillarde ! Elle avait aussi un flingue, un Colt, un peu comme le tien maintenant que j’y pense. Elle m’a emmené dans la ruelle derrière le saloon, en feignant de vouloir prendre un peu l’air avant l’acte et elle m’a menacé. Elle voulait m’extorquer de l’argent.
— Vous ne vous êtes pas défendu ?
— Bien sûr que non, crétin ! répliqua-t-il en haussant le ton, pointant son index décharné et desséché vers lui. Dois-je te rappeler qu’elle me tenait en joue avec une arme ? Et puis, je n’allais pas la taper, quand même ! Je ne tape jamais les femmes, c’est un principe.
— Alors vous avez refusé de payer et elle vous a tiré dessus ?
— Tout à fait ! Pour une fois, t’as compris !
— C’est horrible ! s’émut Alistair, en posant la main sur sa bouche.
— Tu crois pas si bien dire ! » lança Bill, avant de prendre un air grave, chassant une énième bestiole au-dessus de sa tête.
Les mouches commençaient à coloniser son visage comme leur nid, si bien qu’Alistair se demandait ce qui était réel et ce qui ne l’était pas. Si Matheson était intangible, comment les mouches matinales pouvaient-elle se fixer sur son corps ? Alistair entama le processus de réflexion sur cette question, puis laissa tomber au bout de quelques secondes, considérant que son cerveau avait déjà bien assez surchauffé pour la journée.
« J’ai dû ramper dans mon sang pour entrer dans le saloon, continua Bill, à la recherche de quelqu’un qui pourrait m’aider mais c’était trop tard. Tout est devenu noir. Puis il y a eu comme des traits blancs dans mon champ de vision, des zébrures tatouées dans ma rétine. J’ai mis du temps à réaliser que c’étaient des éclairs. Ensuite je me suis retrouvé là, avec toi. J’étais perdu, désorienté, je voulais que tu m’aides, mais tu t’es évanoui. Et puis, voilà où nous en sommes !
— Personne n’a assisté à la scène ?
— Non ! Personne ! dit-il, sur un ton offusqué. Je suis sûr que cette douce enfant n’en est pas à son coup d’essai. Oh non. J’ai déjà entendu des rumeurs sur des évènements similaires à Rosamund Springs, pas loin d’ici.
— Vous voyagez beaucoup ?
— C’est mon boulot, Al ! Je vends du fil de fer barbelé à travers tout le pays.
— Oh, je vois.
— Écoute, Al, je sais qu’on vient à peine de se rencontrer, mais il faut absolument que tu me rendes ce service. D’accord ? Tu es mon dernier espoir, Al.
— Mon prénom, c’est Alistair.
— Je sais, je sais, mais écoute ça : si tu résous mon petit problème, je jure de te ficher la paix. » Il leva sa main en l’air, en prêtant serment : « Parole de Matheson !
— Attendez un peu : vous me demandez de tuer quelqu’un, mais est-ce que vous avez pensé aux conséquences ? Et si je me fais arrêter par le shérif ?
— Mais non ! Puisque je te dis que c’est la seule solution, Al ! Œil pour œil, dent pour dent !
— On ne m’a jamais appris ça, à la messe du dimanche.
— C’est parce que tu as dû lire entre les lignes, à tous les coups, ironisa Bill. Je pourrais te demander d’essayer de la raisonner, mais est-ce que ça vaut vraiment la peine de prendre les mêmes risques que moi ? J’en doute fort. »
C’en était trop pour Alistair qui manqua de flancher. Sa vue se troubla. Comme pris d’une vilaine grippe, il suait à grosse gouttes malgré l’aura glacée qui entourait Bill et se diffusait sous sa chair comme dans toute la pièce. Il se sentait tiraillé, écartelé entre des pulsions contradictoires qui se bousculaient dans sa tête.
D’un côté, il voulait fuir le plus loin possible de ce fantôme de malheur qui commençait à vouloir lui créer des problèmes, lui qui avait toujours été un garçon honorable et sans histoire. Quitter Thunder Strike n’était pas une si mauvaise idée, après tout ! Il aurait pu retrouver sa famille, sentir à nouveau la senteur des prairies et des pins de sa campagne baignant dans le soleil comme dans une mer dorée. Une vague de nostalgie le submergea tout à coup, s’éveillant à l’évocation de son enfance bucolique loin de la ville. Oui ! Il le savait, il pouvait retrouver du boulot là-bas. Ce n’était pas comme à Thunder Strike, certes, il y aurait sûrement moins de travail, mais il y avait des morts à enterrer, comme partout ailleurs.
Mais que deviendraient ses pompes funèbres dans tout ça ? Il ne pouvait pas s’enfuir ainsi ! Et le fantôme, que deviendrait-il ? Le poursuivrait-il pour l’éternité ? En plus, il ne pouvait pas détourner le regard de cette manière quand un meurtre de sang-froid avait été commis. Cette femme, cette Caroline, avait abattu Bill Matheson sans coup de semonce. Elle méritait tout le malheur qui lui arriverait quand Alistair ferait ce que Bill lui avait demandé. Ou du moins, c’est à cette idée qu’Alistair voulait désespérément s’accrocher pour libérer sa conscience.
Cependant, il avait du mal à l’accepter, considérant que son rôle n’était pas de donner la mort, bien au contraire : il devait la masquer, la cacher, la rendre douce à l’égard des familles ; atténuer la douleur faisait partie du processus de guérison. Il faisait le sale boulot, comme on dit. Et puis surtout, il n’était pas du genre à chercher les problèmes mais plutôt à s’en éloigner le plus possible, ou bien à en référer à une personne plus compétente. Aller voir le shérif était envisageable, mais qu’avait-il comme preuve si ce n’était la parole d’un spectre ?
Bill continuait de soutenir son regard, mutique, attendant sa décision, adossé au cercueil en bois qu’il réservait au défunt avant sa… résurrection. Il était statique, sans émotion, comme figé dans le temps. Les mouches continuaient cependant de tourner autour de lui sans ménagement. Alistair se demanda s’il était toujours là ou si le corps qui se trouvait devant lui n’était qu’une impression rétinienne, mais Bill finit par ouvrir la bouche pour lui reposer la question.
« Tu vas m’aider, oui ou non ? »
Alistair restait sceptique, mais face à l’insistance de Bill, il finit par accepter la deuxième option, à la condition toutefois de ne pas s’en prendre à la prostituée pour le moment. « Je veux seulement lui parler, le reste ne dépendra que d’elle, je ne serai pas responsable », assura-t-il à Bill dont les dents jaunies saillaient de sa bouche. Mais alors que cette phrase se répétait en boucle dans une scansion infernale, il commença à détester cette voix dans sa tête qui le gorgeait de poison. Elle était malsaine, insatiable, étrangère. Il pensait faire le bon choix, il se trompait. Et en un sens, il le savait.
Alistair quitta son office, précédé par Bill Matheson. Alors qu’il marchait vers sa destination, Alistair ne pouvait s’empêcher de jeter des regards en coin à tous les passants, avec les joues empourprées sous son chapeau. Bill avait raison, personne ne le voyait, malgré sa démarche ostensiblement cadavérique et burlesque. Personne n’entendait non plus ses fichus éperons qui faisaient un boucan infernal à chacun de ses pas.
Le saloon n’était qu’à quelques pâtés de maison plus loin, en remontant la grand-rue. Il priait pour y tomber sur celle qu’il cherchait et pour qu’elle accepte de lui parler. Surtout, il suppliait le Tout-puissant de ne pas y laisser la vie. Car si cette femme était vraiment aussi dangereuse que Bill le prétendait, il avait intérêt à s’en méfier comme de la peste. C’est pourquoi il avait amené son Colt avec lui. Mieux valait être préparé.
Alistair poussa les deux portes battantes. Les habitués au comptoir ou assis devant leur table se retournèrent à son passage et le dévisagèrent. Le pianiste demeura imperturbable, continuant de tapoter sur les touches avec une vivacité détonante pour son âge avancé. Le saloon de Thunder Strike était comme tous les autres, empli d’odeurs de tabac, de bois nappé d’alcool à faire frémir Alistair et de boue pas tout à fait sèche. Au-dessus courrait une galerie, à laquelle on accédait par les escaliers sur la droite, situé après les tables rondes. Sur la balustrade, cinq femmes en tenue légère s’accoudaient pour toiser les nouveaux arrivants et leur faire les yeux doux, usant de leurs cils longs et fins pour attirer le chaland.
Alistair fut bien embêté : laquelle d’entre elles était la bonne ? Il allait devoir demander au barman. À moins que Bill fût en mesure de la reconnaître. Il n’osait plus lui parler depuis qu’ils étaient sortis, de peur que quelqu’un le prît pour un fou, alors il se retourna vers lui et lui fit signe du regard. Bill comprit, s’approcha et lui désigna la coupable du doigt. Une jeune femme à la chevelure rousse tout ébouriffée, accrochée à la rampe des escaliers. Elle était certainement la plus belle des cinq, une taille aussi fine que celle d’une guêpe sous son corset en cuir bien serré et un joli décolleté. Ses yeux de biche étaient plongés dans une sorte de mélancolie dramatique qui la plaçait à part des quatre autres, comme si, tout comme Bill, elle n’était plus vraiment là elle non plus. En s’approchant des marches, Alistair nota un coquard sous son œil gauche.
Il l’appela : « Mademoiselle ? »
Il aurait souhaité envelopper sa voix d’un ton plus ferme, plus dru, mais cette femme ne lui inspirait pour l’instant guère plus que de la pitié. Elle posa les yeux sur lui d’un air absent, puis battit des cils, avant de revenir totalement à elle. En descendant les quelques marches qui les séparait, dans une posture dégingandée, elle analysait Alistair de bas en haut, en fronçant les sourcils.
« Qu’avons-nous là ? Vous n’êtes pas un client régulier, je me trompe ? fit-elle remarquer.
— Non, mademoiselle. En vérité, je souhaiterais vous parler. Seul à seul.
— Soit, montons dans ma chambre. Mais j’espère que vous avez de quoi payer, mon joli. »
En quelques instants, Bill était déjà sur elle. Il approcha sa bouche de sa joue et se mit à lui cracher des insultes scabreuses au visage sans hausser le ton. Son nez touchait presque son oreille gauche. En un instant, la température autour d’eux avait chuté, si bien que Caroline frissonnait en se frictionnant les bras. Même si elle ne le voyait pas, elle aussi le sentait. À un moment, elle dut percevoir le souffle froid de sa bouche et se tourna vers lui, sourcils froncés, pour réaliser qu’il n’y avait personne. Bill s’écarta et s’adossa au mur qui longeait l’escalier, en croisant les bras, d’un air satisfait.
Alistair ne savait pas vraiment ce qu’escomptait Bill, mais il commençait vraiment à trouver son comportement étrange. Il le transperça du regard jusqu’à ce qu’il arrête de sourire. La jeune femme le regarda d’un air consterné.
« Non, ce n’est pas vraiment l’endroit pour discuter si je puis me permettre, répondit-il un peu gêné en joignant les mains dans un geste de prière. Pourriez-vous venir avec moi dans la ruelle, à l’arrière du saloon ? »
Elle secoua la tête. Des larmes naquirent au bord de ses yeux.
« Non, je… Je ne peux pas. Ce n’est pas contre vous, mais cette… cette ruelle, elle me rappelle trop de mauvais souvenirs.
— Une preuve de plus de ta culpabilité, ma jolie, s’enjoua Bill, en jouant avec une pièce d’un cent entre ses phalanges.
— Écoutez, je dois vraiment insister, Caroline, supplia Alistair, tentant de faire abstraction du mort-vivant qui le suivait comme son ombre.
— Comment connaissez-vous mon nom, au juste ? s’étonna la jeune rouquine, en ayant un mouvement de recul instinctif.
— C’est… le barman qui me l’a dit, mentit le croque-mort. Je vous en prie, mademoiselle, il faut que vous veniez avec moi !
— C’est tout ce que tu as à dire, Al ? regretta Bill, les sourcils affaissés. Non mais franchement, regarde-toi ! Cette femme est une tueuse de sang-froid et tu comptes la laisser partir ?
— Je vous prie de m’excuser, monsieur. J’ai autre chose à faire », lui opposa Caroline.
Alistair tenta de la retenir mais sa main ne se referma que sur la rambarde à l’endroit, encore tiède, où elle avait posé sa main. Elle fila en grimpant les escaliers, longea la galerie d’un pas rapide en tournant la tête vers lui juste avant d’entrer dans le couloir qui devait mener à sa chambre. C’est là qu’Alistair la perdit de vue. Les quatre autres filles se mirent à fixer le frêle croque-mort de leurs yeux électriques, échangeant des messes basses.
« Ces femmes ! déplora Bill en tapant sur l’épaule du croque-mort. Toutes les mêmes, hein ? Heureusement que tu ne vas pas te laisser abattre. N’est-ce pas, Al ? »
Il n’arrivait pas à réfléchir dans le vacarme du saloon, face aux regards appuyés des autres clients. Alors, il sortit en vitesse. Il se balada un peu dans la grand-rue, toujours suivi comme son ombre par Bill.
Dans cette histoire, aucun de ceux qu’il avait rencontré ne lui disait la vérité. Il ne pouvait donc se fier à personne. Si tout laissait penser que Bill était peut-être plus responsable de son sort qu’il n’y paraissait, la réaction de la jeune femme ne la désignait pas pour autant comme une innocente. Elle cachait encore un secret, Alistair en était persuadé. Ou bien était-ce ce que Bill voulait qu’il croie ?
Il s’arrêta près de l’apothicaire et s’agrippa au poteau d’attache pour chevaux. Comme tout à l’heure, ses sens recommençaient à lui faire du tort. Prendre des décisions ne convenait pas à Alistair. Toute sa vie, son chemin avait toujours été tracé et, pour la première fois, il se retrouvait à douter de tout. Son corps fragile ne le supportait pas.
« Ça va, mon gaillard ? l’interrogea Bill, affligé. Tu es tout pâle. Tu devrais peut-être voir un médecin.
— Ça va, ça va, je vais bien, assura Alistair. Dis-moi plutôt pourquoi je devrais te faire confiance après ce que je viens de voir.
— Hein ? Mais qu’est-ce que tu me chantes là ? Tu vois bien qu’elle est coupable ! Elle l’a presque avoué à demi-mot.
— Elle avait peur de retourner dans cette ruelle, comme si elle craignait de revivre ce qu’elle avait vécu.
— Évidemment ! Elle m’a tué, Al ! Elle ne veut surtout pas que tu la démasques alors elle fait tout pour éviter la confrontation.
— Elle n’avait pas vraiment l’air d’une tueuse de sang-froid, Bill. Elle semblait apeurée, terrifiée, elle... »
Bill se racla la gorge, en indiquant avec son regard l’officine juste devant lui. Alistair dut plisser les yeux pour apercevoir l’apothicaire Charles Bingham qui le fixait sévèrement derrière la fenêtre et ses reflets trompeurs. Il se redressa et reprit sa marche comme si de rien n’était. Il avait dû penser qu’Alistair était soûl, fou ou bien les deux.
« Je te propose un truc, Al. Tu entres dans le saloon ce soir, tu te rends dans sa chambre et tu la confrontes. Si tu penses qu’elle n’a rien fait, alors tu laisses tomber et tu rentres chez toi.
— Et si je pense... autrement ?
— Son sort t’appartiendra, mon gaillard. Mais tu as entendu ce que moi j’en dis. Tu es au courant de ce qu’elle m’a fait et Dieu sait ce qu’elle sera capable de faire aux autres hommes qui tomberont entre ses griffes. »
Justement, il n’en savait rien. Ou plutôt il n’était sûr de rien. Et l’idée de se retrouver face à elle sans connaître toute la vérité lui déplaisait fortement. Néanmoins, comme Alistair ne pouvait être sûr que la version de Bill était la bonne, la seule personne à qui il pouvait s’adresser désormais, c’était elle. Et Alistair savait que ce fantôme n’arrêterait jamais de le hanter avant d’avoir obtenu ce qu’il voulait.
Après y avoir songé toute la journée, sous le regard insistant de Bill qui faisait les cent pas dans ses pompes funèbres, Alistair prit son courage à deux mains. À la nuit tombée, il se faufila dans la ruelle derrière le saloon. Des escaliers de secours grimpant le long de la façade menaient directement aux chambres de l’hôtel. Il les gravit le plus discrètement possible mais trouva porte close une fois arrivé à l’étage. Il décida donc de s’introduire dans l’une des chambres par la fenêtre restée entrouverte.
Elle était vide. Un lit à baldaquins, une table de chevet, une armoire dans un coin de la pièce et un banc au pied du lit la garnissaient sobrement. Il supposait que toutes les chambres avaient un aspect similaire, ce qui aurait pu lui compliquer la tâche pour retrouver la suspecte. Heureusement, il se souvenait de la chambre de Caroline.
Il passa une tête dans le couloir éclairé par la seule lueur des lampes à pétrole qui dansait sur le lambris. Dans la pénombre, il n’arrivait même plus à repérer Bill. Une fois qu’il fut assuré qu’il n’y avait personne – de vivant du moins –, il rallia la chambre de la jeune femme. Son rythme cardiaque s’accélérait à mesure qu’il se rapprochait de son objectif. Il se faisait l’effet d’être un voleur et redoutait qu’on le prît sur le fait, d’autant plus que si tel était le cas, il ne trouverait aucune justification à sa présence, à part bien sûr de dire qu’il était un client. Mais la nuit était encore jeune : tout le monde se trouvait dans le saloon, à cette heure-ci. Il avait ses chances.
Il jeta un œil par le trou de la serrure et la vit brièvement assise sur son lit, la tête rentrée contre sa poitrine, un cadre entre les mains. Elle était seule. C’était le moment.
Il ouvrit la porte sans prévenir mais le grincement l’alerta.
« Qui est-ce ? » dit-elle d’une voix lancinante en se levant de son lit.
Elle se retourna pour tomber nez-à-nez avec Alistair, qui tenait le Colt dans sa main tremblante le long de sa jambe.
« Encore vous !
— Ne bougez pas, mademoiselle. Pas un mot.
— Mais… Mais... ».
Il brandit le revolver devant lui. En voyant l’arme, elle se tut et leva les mains en l’air. Elle tenait toujours la photo qu’elle observait quelques secondes plus tôt. Alistair referma la porte et s’avança dans la pièce. Bill venait de réapparaître, l’épaule accolée à l’un des pieds sculptés du lit à baldaquin. Sa mine radieuse ne pouvait cependant masquer sa décomposition, qui se faisait de plus en plus visible à chaque seconde. Les plaies sur son torse semblaient s’être creusées, laissant des trous béants par lesquels Alistair pouvait apercevoir les motifs du papier peint.
« Al, mon gaillard, c’est le moment de vérité, lui lança Bill.
— Arrête de m’appeler comme ça, grogna Alistair qui maintenait ses deux mains sur le revolver.
— Co...comment ? demanda Caroline, ne comprenant pas qu’il ne s’adressait pas à elle.
— Écoutez, mademoiselle, je ne compte pas vous faire de mal. Tout ce que je veux, c’est la vérité. Que s’est-il passé, avant-hier ?
— Je ne comprends pas.
— Vous avez tué Bill Matheson, n’est-ce pas ? »
Elle porta la main à sa bouche, des larmes brillant sous l’éclat de sa lampe de chevet.
« Je ne voulais pas, c’était un accident ! »
Elle peinait à parler à cause de sa gorge trop serrée.
« Un accident ? » s’étonna Alistair.
Il croisa le regard de Bill, dont le sourire s’élargissait un peu plus à chaque minute. Aucun soupçon de peine ou de remords ne contractait son visage. Caroline opina du chef en fermant les yeux, tentant de retenir les gouttes au bord de ses yeux, en vain.
« Je n’ai fait que me défendre, ce n’était qu’un accident, je vous assure ! Ce monstre… Je ne sais pas ce qu’il lui a pris, mais il a essayé de s’en prendre à moi. Au début, il m’a offert une belle somme pour le satisfaire et je ne me suis pas fait prier. J’avais besoin d’argent pour rejoindre mon père dans le Wisconsin. Il est sur son lit de mort, vous comprenez, et je n’avais même pas de quoi me payer le voyage ».
Elle essuya ses joues du revers de la main.
« J’ai fait monter cet homme dans ma chambre, il voulait “la totale” comme il disait. Alors j’ai… j’ai commencé à me déshabiller et quand je me suis approché, c’est là qu’il est devenu violent. Il m’a giflée et frappée encore et encore. Je l’ai griffé, j’ai crié, mais personne n’est venu. Je ne savais pas quoi faire. »
Alistair lança un regard assassin à Bill. Il lui avait mentit sur toute la ligne : son joli principe qui consistait à ne jamais frapper les femmes, c’était du vent, rien de plus.
« J’ai réussi à m’emparer d’un revolver que je cache toujours au même endroit. J’ai pris l’arme comme j’ai pu, le canon vers le bas et je l’ai assommé avec la crosse sans tirer un seul coup de feu. J’ai vu du sang qui coulait de son crâne. Il était inerte. J’ai pensé que je l’avais tué.
— Mais ce n’était pas le cas, devina Alistair.
— Non ! Je voulais me débarrasser du corps, ne laisser aucune trace. Alors, je l’ai tiré par les bras dans le couloir jusqu’à l’escalier de secours. Je voulais le jeter dans la ruelle. On penserait sûrement qu’il était ivre et qu’il avait chuté par accident. Mais alors que je luttais pour le jeter par-dessus la rambarde, il s’est réveillé et m’a entraînée avec lui dans sa chute. J’ai atterri sur le sol et je me suis évanouie. Et… Et quand je me suis réveillée, il était déjà sur moi, il s’apprêtait à… en finir… à terminer ce qu’il avait commencé, voyez. Je me suis débattue, j’ai essayé de… de le repousser. Et là, j’ai retrouvé l’arme que j’avais fait tomber. J’ai pointé le canon vers lui et j’ai tiré plusieurs fois. C’était fini. Il s’est écroulé et je... Je... »
Elle avait failli ne pas pouvoir terminer son histoire tant l’émotion la prenait à la gorge. Cet épisode l’avait visiblement traumatisée. Alistair baissa son arme et fixa Bill du regard avec horreur. Il avait envie de vomir.
« Tu m’as menti, siffla Alistair.
— Non ! lui cria Caroline.
— Je ne t’ai pas menti, se défendit Bill. J’ai simplement… omis quelques détails. Tu sais, pour un esprit vengeur tel que moi, le repos éternel se mérite. Il faut toujours s’en remettre à de petits stratagèmes. Avoue que je t’ai bien eu avec mon histoire pathétique, hein ?
— Tu es un monstre ! vociféra le croque-mort.
— Non ! répéta Caroline au milieu de ses sanglots.
— Ce n’est pas à vous que je m’adresse, mademoiselle », tenta de lui expliquer Alistair.
Bill se mit à rire et entama une danse infernale. À chaque clignement d’œil, Alistair le perdait de vue pour la retrouver à un autre endroit de la pièce. Il disparaissait et réapparaissait à volonté, si bien qu’il avait l’impression de voir une série de diapositives d’une lanterne magique qui projetait une silhouette évanescente dans la pièce.
« Je vous en prie, ne me tuez pas ! continua Caroline. Je me dénoncerai à la police, je le ferai ! Mais laissez-moi au moins aller voir mon père. Il est souffrant et il est la seule personne qu’il me reste.
— Taisez-vous, je vous en prie ! » supplia Alistair, en plaquant sa main libre contre son front.
Il eut l’impression que son cerveau allait imploser. Il tentait de suivre Bill du regard, de le repérer à son rire machiavélique, mais ses bouffonneries en devenaient irritantes.
« Arrêtez ! » réitéra Alistair.
Caroline continuait de lui parler. En s’approchant, elle tentait désespérément de le raisonner, mais il était trop tard. Dans un accès de rage, dans l’espoir de briser ce cycle, Alistair visa Bill qui s’était arrêté devant lui et pressa la détente. Hélas, Bill n’était plus tangible depuis longtemps.
Un silence apaisant s’installa dans la pièce, enfin. Alistair reprit son souffle et avisa le fantôme. Bill resta paralysé pendant un instant. Il salua son ami Al avec un sourire radieux, avant que son corps ne se mélangeât en une fumée noire informe qui se dissipa dans la nuit. Derrière le rideau translucide que formait son corps lors de sa disparition, Alistair entraperçut Caroline, les yeux écarquillés. Quand les restes de Bill furent dispersés pour de bon, Alistair, bouche bée, ne put que constater son œuvre.
La jeune femme lui adressa un dernier regard et s’effondra sur le lit, le souffle coupé. Un trou béant occupait maintenant sa poitrine. Elle tentait de reprendre son souffle, se tordait de douleur en maintenant sa main sur la plaie, mais elle ne put rien faire. Le croque-mort lâcha son arme qui vint frapper le parquet dans un fracas sidérant.
Les hôtes du saloon se pressèrent pour comprendre la scène et tenter d’apporter leur aide. Mais plus personne ne pouvait sauver Caroline, désormais. De même que plus personne ne pouvait empêcher Alistair de sombrer dans la folie.
« Alistair Burgess n’aurait jamais pu imaginer qu’un jour, il deviendrait le méchant de sa propre histoire. Manipulé et influencé par un esprit des plus retors, il a vengé la mort d’un homme qui ne méritait aucune once d’empathie. En ciblant son cœur, Bill Matheson a visé juste. L’altruisme du croque-mort, sa meilleure qualité, s’est retournée contre lui pour le détruire de l’intérieur, tel un parasite. En plaçant sa confiance là où il ne fallait pas, M. Burgess a fini par rencontrer la fin tragique que lui réservait… la Quatrième Dimension. »