La Poursuite

Chapitre 1 : Aberlaas, Extrême Amont

Chapitre final

6508 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 10/11/2016 00:19

) Je me souviens. Leurs visages hallucinés. La lumière crue, le pharélole hurlant. J’ai ouvert les yeux plusieurs fois depuis. Plafond de calcaire érodé. Pierre brute, intérieur troglodyte. Quand le vent enrage dans les ruelles quelqu’un occulte la fenêtre avec un panneau de bois. Silence respectueux. Le plus souvent, on circule. Penché à mon oreille, on me souffle les rumeurs de la ville. Je ne réponds rien, enfermé dans ma coquille de chair. La lumière bascule, doucement, les rideaux palpitent.

,,… Il a ouvert les yeux ! Il n’y avait que moi ! Depuis des semaines j’attendais son réveil. J’aurais dit des siècles parce que je crois que le temps il bouge. Je me suis fait drôlement punir la dernière fois à cause de mes idées de farfelu. En fait, j’ai marmonné dans ma barbe que le maître, il pigeait que dalle aux temps. Sa clepsydre je l’ai bien regardée moi ! J’ai été puni, une paire de fois, juste planté devant. Et je le vois bien moi, qu’elle monte tout doucement, tout doucement, même des fois elle s’arrête de monter alors que ça coule quand même. Mon voisin a cafté… et comme d’habitude mon père m’a dérouillé. Il a pas cherché si quoi comment !

Enfin bon, c’est toujours moi de toutes façons. Quand mon père il a ramené l’inconnu à la maison avec ses gars, ce soir-là, il tirait la gueule. C’est lui le chef d’équipe, alors s’il y a une connerie à assumer, c’est pour sa pomme. Ils voulaient pas d’ennui avec leur capo, « pas de vague dans le service » Martia disait. Ils auraient dû le balancer mais il était vivant alors ils ont pas eu le cœur. Moi, je trouvais ça génial ! Il a ouvert les yeux…

) Ses grands yeux comme des fenêtres pleines d’horizon mangent son petit visage. Il est crispé d’angoisses. Je sens mon corps, il appelle, tire, m’expulse. Je me relève à demi, fiévreux. Mon hôte fait un petit bond de chat en arrière et puis il revient se frotter au bord du lit. Je pense un instant qu’il attend que je dise quelque chose mais il engage la conversation :

-Papa il t’a sauvé la vie et puis moi, j’ai fait les bandages avec Maman. Et puis j’t’ai donné à boire la tisane aussi ! Tu ouvrais pas les yeux alors je savais pas si t’étais vraiment réveillé.

-Merci.

J’avance la main familièrement, comme on fait toujours avec les enfants. On fait fi de leur volonté, on en dispose. On leur ébouriffe les cheveux, anodin. Mon geste n’aboutit pas. Je laisse retomber lourdement ma main et à la place, je commence à filer notre relation avec des mots usés. J’avais pourtant envie de soigner ce premier contact. Je renaissais à l’identique dans un monde inversé. Tout était étrangement limpide dans mon esprit. J’étais de retour à Aberlaas, l’Extrême Amont…

-Comment t’appelles-tu ?

-Cristin ! Miki il a dit que toi, tu t’appelais Chnis ! C’est ça ?

Je n’avais pas la force de rire, alors j’ai souri. J’aurais sans doute réprimé ma surprise de toute façon. Cet anonymat de malentendu me convenait.

-Oui, c’est ça Chnis…

-T’as faim Chnis ?

-Oui, Cristin. Mais juste un peu.

La porte l’a soufflé loin de moi. Je pose mes pieds nus sur le sol de pierre. Lisse. Froid. Frisson. Le quartier troglodyte par intermittence, quand le tissu qui voile la lucarne le laisse voir. Le vent fait siffler les câbles de circulation. Ils strient le mur de leurs ombres. J’ai envie de tracer des notes sur cette portée… Noter le vent. J’ai l’impression aujourd’hui de ne jamais l’avoir vraiment écouté.

Les pieds encrés dans le sol, je stabilise ma nouvelle position verticale. Je vais aller à la rencontre des autres habitants de cette maisonnée et puis je descendrai en ville. Je ne sais pas ce qu’il se dit sur la 34ème mais il faut que j’aille au plus vite prévenir l’Hordre que nous avons réussi.

,,… Chnis a à peine touché à ce que Maman lui avait préparé et puis il a voulu sortir. Maman voulait bien, parce que le vent le permettait. Il l’a regardé bizarre ma maman, papa il aurait pas aimé mais moi je suis qu’un garçon, alors j’ai fait semblant de rien voir. Je pensais qu’il irait voir sa famille, je pense qu’il doit en avoir une, tout le monde en a une moi j’me disais. Ça existe pas ça, un homme sans famille. On vient bien de quelque part. Quand je lui ai demandé, il m’a montré son cœur sans rien dire. Je pense qu’ils sont tous morts en fait. Les gens ils sont pas à l’intérieur quand même ! J’étais pas sûr de comprendre mais j’ai opiné du chef, comme ça il était pas vexé et moi, j’avais pas l’air trop bête. Il avait pas l’air ennuyé que je le suive. Il savait exactement où il allait. Sauf que j’ai commencé à douter quand il a voulu aller vers la cité où qu’on rentre jamais nous les Airpailleurs.

Comme il s’est fait jeter en donnant un faux nom à la porte, ils l’ont pas laissé entrer. C’est là que j’ai compris qu’il avait pas encore les idées claires, qu’il fallait que je veille sur lui comme un petit enfant. Il était fâché et m’a demandé de partir. Il n’avait soit disant plus besoin de moi mais, maman elle aurait pas été contente que je le laisse filer, alors je l’ai suivi. Il est entré dans une taverne, sans argent… Je pouvais pas entrer sans me faire remarquer. J’ai attendu un moment qu’il ressorte, caché derrière des tonneaux d’amarrage.

Ça pour sortir, il est sorti ! Par la peau des fesses ! Un gros balaise l’a balancé dans la rue. Quand j’ai voulu m’approcher, un autre lui est tombé dessus. En fait, il l’avait jeté dehors pour le castagner plus à l’aise. J’ai pas osé et puis après j’ai pas trop réfléchi. Je crois que je m’imaginais que j’allais leur débouler dessus, faire diversion, et qu’on s’enfuirait tous les deux comme des fous, en riant de la bonne blague qu’on avait fait à ces mastards… J’ai sauté dans la mêlée et immédiatement, un gros type barbu genre pilier de Horde m’a soulevé de terre comme un furvent.

-Tu le connais ce testard qui insulte la 34ème ? Faut pas défendre les gens comme ça petit ! Il mérite pas. Il sent pas l’alcool, mais j’espère qu’il en a pris une bonne avant de nous déballer ses insanités.

-Il s’appelle Chnis m’sieur et je crois qu’il a plus toute sa tête. Laissez-le s’il vous plaît.

J’ai pas compris pourquoi mais les gars m’ont écouté. Ils sont retournés boire leur pinte et ils me l’ont laissé pisser le sang. Il a juste dit merci et il s’est relevé comme si on lui avait même pas mis une dérouillée. Moi, quand Tecpo il s’était mis sur moi, après, je suis pas parti cueillir des champignons des falaises ! Alors je me suis dit : « T’as gagné mon respect Chnis, même si t’es complètement barré… »

(.*,*.) - J’étais dans la tour des scribes. Je vérifiais la transcription des derniers messages que les pharéoles avaient transmis. Je t’ai tout de suite remarqué. Ta démarche, ta façon de circuler entre les flux urbains. Je savais ce qui allait se passer mais je n’ai pas bougé. J’étais sous le choc. Fantôme, revenant pour le moins de l’Extrême-Amont !

On s’attendait à ce que vous renonciez comme tous les autres. Une petite minorité cependant avait mesuré la menace que représentait Golgoth. Vous ne deviez pas réussir. Les Hordiers, vous n’êtes pas nés pour la Trace. Ni pour la neuvième forme, ni pour l’Extrême Amont, ce mirage. Vous êtes nés pour devancer le futur. Devenir des posthumains. Vous avez été envoyé à contre-vent pour remonter jusqu’à l’origine du futur. La Trace abrase les hordiers jusqu’au noyau, jusqu’à l’Utopie. Rêve taillé dans le vif.

Pour Aberlaas, l’Extrême-Amont ça a toujours été camp Boban. Vous êtes la première Horde à échouer… A dépasser l’objectif. La neuvième forme, refuser de l’affronter, c’est la seule chose à faire. Il faut se laisser renvoyer.

Absorber le chaos pour le transformer en harmonie. Pas en ordre, note bien. L’homme se bat contre cette source intarissable de maux, cette boîte de Pandore jamais refermée qu’est la neuvième forme. Néant, temps absolu, avidité, incarnation de nos cauchemars. Vous avez sans doute votre version… Là-bas, vit l’espoir d’une Trace infinie. Golgoth a échoué. Rien n’a pu sculpter sa puissance, aucune expérience n’a pu l’entamer. Aucun idéal n’est venu le forger. Rien n’a réussi à sublimer son vif. Il aurait dû comprendre que le pack est plus important que la quête de l’Ego. Il ne faut pas sacrifier la vie à une vaine quête d’Absolu. Il faut savoir s’arrêter, reconnaître son Aquilée pour ne pas le manquer, dépassé, s’en enivrer.

Nous laissons circuler le vent, nous nous laissons traverser. Notre vif semble abrité dans la chair mais, pour arrêter le vent, elle n’est pas plus efficace qu’un filet ! Le vent traverse notre vif et l’érode. Nos vifs finissent par être totalement délité par le vent et nous mourrons. A camp Boban on a eu l’ambition de filtrer le vent, peut- être ralentir sa course. Nous avons eu la démesure de penser que nous pouvions endiguer cette mort déferlante. Les premières hordes ont pensé créer un barrage pour empêcher la Neuvième forme d’inonder nos terres. Mais, il faut savoir se laisser envahir par elle pour mieux la contrer. Lorsqu’on accepte la volonté de cette tempête intérieure chargées d’émotions, que nous la vivons, le vif s’y accorde et y plane comme un oiseau, sans plus être blessé. Les maîtres de cet art aspirent le vent, s’en nourrissent même ! Vous avez côtoyez les frères Jerka… Une nouvelle sorte de horde va prendre la relève Sov. On les nomme les Transmis… Ce ne sont encore que des enfants mais ils sont prêts. Je représente un ordre caché depuis les origines guettant la Horde qui traversera la neuvième forme. Nous avons besoin de vous pour les guider.

-Des enfants ?

-La translation est particulièrement éprouvante pour le vif, le vieillissement s’en trouve altéré. Le vif des enfants est encore malléable. Ils subiront moins les altérations. C’est une trace perpendiculaire au vent que je vous propose : traverser le glacier Est.

-Et moi ? Je n’ai pas le vif d’un enfant. Je n’ai pas non plus la maîtrise d’un Ne Jerkka…

-Et vous… Vous n’avez pas d’avenir ici. Vous n’êtes qu’en sursis. Trop de gens veulent vous faire taire. Personne ne doit savoir. Personne n’est encore prêt à accepter qu’Aberlaas puisse être l’Extrème Amont d’où que ce soit. Les gens ne peuvent comprendre que nous fassions du sur-place. La Poursuite est partout chez elle en ces lieux. Vous avez de la chance que ce soit nous qui vous ayons intercepté en premier. La Poursuite a de plus en plus d’influence. Elle a réussi à faire échouer la formation de la 35ème. Eliminer seulement les meilleurs lors de la formation de la 34ème ne lui avait pas réussi. Elle a été plus consciencieuse cette fois…

L’élite sait depuis longtemps, mais on continue à faire comme avant parce que personne n’a inventé d’autres façons de fonctionner. Parce qu’ils n’ont pas besoin d’autre façon de fonctionner ! Nous allons changer les règles, inventer une autre façon de contrer le vent… Mais avant d’en avertir le peuple, notre Aurordre doit convaincre le Pouvoir que nous pouvons renouveler le Rêve.

La confiance en l’avenir est en jeu. L’Extrême-Amont ne peut-être que devant nous ! Comment imaginer un monde futur, sans Amont, sans Trace, sans Avenir ? Non, le peuple a besoin d’espoir Sov, le Pouvoir ne nous laisserait pas faire ! Comment gouverner le peuple sans Vision, un Idéal à atteindre ! Non. Vous ne pouvez pas avoir réussi Sov Sevcenko Strochnis. Il faut revenir en arrière. Nous voulons lancer de nouvelles expéditions. Mais le peuple doit avoir confiance, ne pas s’imaginer qu’on l’embarque vers un nouveau naufrage.

C’est de camp Boban que partira la nouvelle trace.

-Vous avez formé une nouvelle Horde ?

-Venez les rencontrer…

) Nous descendons dans les caves de la tour des scribes. Je suis cet homme. Je ne connais de lui qu’un prénom. Il semble vouloir me dire toutes les vérités du monde, ne rien vouloir laisser dans l’ombre. Comment puis-je être sûr que l’Aurordre n’est pas affilié à la Poursuite ? Ils en ont les méthodes et les objectifs : abandonner la Trace en direction de l’Extrême-Amont. Ai-je d’autre choix maintenant que de le suivre…

Nous remontons le long d’un escalier en colimaçon, interminable. Des paliers sont creusés dans la paroi. Antéclise ne semble pas les voir. Son de pas régulier, l’ivresse de ce tournis sans fin, j’ai perdu depuis longtemps le sens du temps ou de l’espace. Monter, tel est mon destin, aucune lumière ne me guide. Des marches au plafond oppressant, luminescence d’une microflore suintante. L’air moite et chaud est balayé par des courants d’air, rares. Des colonnes d’aération de la largeur de mon poing sont percées à distance régulière. Je me mets à les compter un moment puis me perds.

Mes jambes devenues mécaniques ne répondent plus maintenant qu’à de pénibles sollicitations volontaires de ma part. Il faut que je lui demande de faire une pause. Mon corps n’a plus l’endurance de la Trace. Il n’y a plus que ma volonté qui avance. Au moment où mon corps allait décider à ma place, nous débouchons sur un parvis. Etroit, il surplombe un précipice circulaire d’une centaine de mètres de diamètre. La cavité est surplombée d’un œil de ciel pur, très haut. La mélodie sereine d’un vent furieux perle des nuées invisibles.

Antéclise s’arrête aussi pour embrasser l’homolière d’un œil bienveillant.

-Le monastère des Transmis ! annonce-t-il.

Son micromonde brille dans ses yeux. Je peux prendre tout cela comme une folie pure ou tenter de voir comme il voit. Je regarde à nouveau le panorama qui nous fait face. Maintenant je distingue des circulations dans les coursives. Des fenêtres sur scène de vie.

/ Assise sur les gradins frais, je transcrivais des phrases que le vent murmurait dans les hauteurs. Depuis toujours, les ondoyances du vent faisaient éclater en moi des mots. Parfois je les trouvais insensés. Mais ils devenaient toujours signifiants, pour peu que j’aie l’énergie de les prendre en moi.

Le Golgoth est entré dans la salle de dispute alors que chacun était encore à sa lecture. Maître Antéclise nous l’a présenté sous le nom de Sov Sevcenko Strochnis. Je codais en moi-même les accents volutifs de son vif tressé. J’essayais de lire Oroshi Melicerte que j’avais entre-apperçu dans une volution de la forme monstrueuse. C’était le Golgoth qui toujours tentait de contenir les autres, de les englober, les protéger de mon regard peut-être.

) « -Sov, vous n’êtes pas revenu seul… Vous devez transmettre le vif de vos compagnons aux Transmis. Donner une chance à votre Horde d’achever la vraie quête.

-Je refuse ! Ils ne voulaient pas devenir des autochrones !

-Il ne s’agit pas de cela Sov… Je vous demande seulement de les transmettre à vos futurs compagnons. De mêler vos vifs aux leurs. Ils les garderont comme vous le faites. Simplement. Ils y sont préparés sans doute mieux que vous ne l’êtes. La mission de l’Aurordre était de former une horde de secours. Nous avons été là pour penser l’interlude entre le rêve de Trace qu’était la quête de l’Extrême- Amont et la Trace réelle à laquelle je veux vous invite. »

Pourquoi ai-je accepté cette folie ? Lune la chasseuse, Kara le cueilleur et Frida la feuleuse s’aident mutuellement à serrer une à une les lanières maintenant les pièces de leurs armures de cuir. Je les ai observé s’entraîner, s’entraider, depuis des semaines. La perspective du départ les solidarise. J’ai l’impression de les regarder pour la première fois ou la dernière. Les musiciens, Rico, Darryl et Benbow, vérifient le harnachement de leurs instruments. La jeune Siloée, « notre » aéromaîtresse, dont le regard perçant et silencieux me suit en permanence. Nous ne formons pas une Horde, à peine un pack. Ils connaissent toutes les stratégies de contre comme de petits chiens savants. Ils récitent les carnets comme leurs tables de multiplication… Tout nous sépare. On voudrait me faire croire que je peux être pour eux un guide ? J’ai imposé Cristin comme Croc. A eux, à lui, je ne voulais pas mentir. Sur Aberlaas, personne d’autre que sa famille ne saura pour le succès de la 34ème. Je ne sais pas ce que je ne m’étais imaginé, il n’y aurait ni ovation, ni panthéon. Je ne serai jamais un héros légendaire. Officiellement la 34ème s’était perdue… Ai-je seulement gagné quelque chose ? Je suis vivant, ils sont vivants, je suis mort. Je ressens leurs contradictions, leurs volontés de repartir, leurs craintes. Leur corps à eux ne réclame pas de repos, ils ne sont plus que vif en moi, je ne suis plus qu’eux en mouvement, chacun et tous. Parfois ça me pèse, parfois ça me pousse.

La mère de Cristin m’a regardé avec les yeux aveuglés par l’espoir quand je lui ai pris son gamin ce matin. Le père était déjà parti. Cet empressement à jeter leur progéniture dans une autre vie que la leur a sans doute été pour moi déterminant. Antéclise avait raison, l’homme a besoin d’un avenir radieux flottant devant lui peu importe sa tangibilité, son réalisme, pourvu que l’espoir existe. Moi aussi j’avais besoin de croire que l’Extrème Amont n’était pas cette vaine neuvième forme. Rien n’est vain, tout coule et découle, aurait rétorqué Antéclise. Mais il n’était plus là lui et sa vision du monde. Il n’y avait plus que moi et cette poignée d’angelots, un monde à peine éclos. Il en faut quatre pour m’égaler en âge…

J’étais devant, seul, les enfants suivaient derrière, petits soldats ordonnés et sérieux. Cristin tirait légèrement la langue sur le côté, seule concession à ce tableau tracé sur le nombre d’or. Cette folie je ne l’aurais pas tentée si je n’avais pas senti chaque parcelle de mon vif me tirer vers le haut. Quelque chose en moi de plus fort que la raison me prenait aux tripes. Je n’avais pas le choix de m’y refuser. Allait-on mourir ? Non. La vision du futur qu’Antéclise m’avait incité à formuler habitait chacun de mes gestes. Mes émotions, peur, solitude, vide intense, ce praefutur, collapsar attirant tout à lui me les rendaient irréelles.

Nous escaladions la falaise des Confins ! Je ne me suis pas rendu compte tout de suite que mon corps agissait seul. J’étais extérieur, spectateur. Je l’avais descendu conscient cet abîme, pourtant, aucun souvenir de ce film se réenroulant ne m’était accessible. La sensation de déjà vu se répétait indéfiniment, m’infantilisant face à mon propre corps. Je lui laissais le contrôle durant cette ascension à rebrousse temps, dans le sens du vent pour la première fois. Peut-être que c’était ma raison à moi de partir encore. Pour une fois j’allais être avec lui et pas contre lui. Pour une fois j’étais en accord avec lui. J’étais dans les coulisses, je voyais l’arrière du décor.

Mes doigts accrochaient les fissures de l’aiguille de trachyte et phonolite. En contre-bas déjà si loin, Antéclise, son vêtement agité de vagues. Il s’était déplacé pour nous voir partir, personne d’autre. Notre entreprise comme mon retour ne devait pas être ébruité. La Poursuite n’était pas un fantasme. Je les avais vus à l’œuvre pendant notre Trace. A Aberlaas, les indices de leur présence hantaient chaque coin de rue depuis que j’avais quitté l’auberge dont Cristin m’avait sauvé. Antéclise avait choisi pour notre départ un furevent tel que la Poursuite ne pouvait mettre un homme dehors. Le maître nous avait protégés dans les rues balayées par la houle fluide et électrique. Seul de minces lianes d’air presque liquide se faufilaient autour de notre guide. Il nous protégeait. Les enfants riaient en poussant les flux de l’index. Ils luttaient pour traverser ces lignes à haute pression. La jeune feuleuse en prélevait des fibres qu’elle faisait éclater entre ses doigts, comme de petits pétards. Un réflexe en moi voulut la sermonner, son talent devait être utilisé à de plus sérieux objectifs… Et puis ce simple geste m’a fait prendre conscience que pour eux tout n’était que jeu et devrait le rester. Elle ferait du feu pour cuire, sécher en manipulant le vent comme elle venait de le faire pour taquiner Cristin : pour son plaisir. Chaque instant devrait être appréhendé à son tour, non parce que c’était la seule manière de survivre pendant la Trace, mais parce que c’était la seule manière d’être présent pour eux, pour lui. Tout l’objet de leur voyage était de rester dans le présent. Une méditation mobile, dynamique pour ne pas penser le futur, pas pour atteindre le futur mais pour l’être.

) Les éruptions de la Neuvième forme sont derrière nous et pourtant chaque nuit, elle m’arrache à nouveau à moi-même. Je sais que le moment de transmettre le vif de mes compagnons approche. Je les sens sortir de moi approcher leurs futurs hôtes, les apprivoiser. Comme des anges gardiens, ils veillent sur les petits. Nous sommes dans le Blanc depuis plusieurs jours. Des navires fréoles ont exploré la zone que nous traversons mais leurs coques ne résistent pas aux intenses flux temporels contraires qu’on traverse sur cette banquise. Nous ne marchons qu’au son de la luminandoline, du Tenorii et de l’alaaser alto. Ils altèrent nos émotions afin que nos vifs restent stables. Bientôt, nous atteindrons une large gorge qui plonge vers une rivière sous-glacière. Au-delà aucune carte n’a été tracée. Les fréoles ont signalé des animaux, sur les contre-forts, beaucoup d’oiseaux. Nos filets nous permettrons bientôt de palier à la raréfaction des réserves de nourriture. Je rationne depuis Aberlaas, je n’arrive pas à ne pas me préoccuper. C’est pourtant le premier principe de la Trace transversale. Lune s’entraîne déjà à lancer sa ligne et ses paniers quand nous faisons des haltes, et parfois, quand le pack n’a pas besoin de se serrer derrière les musiciens, elle les laisse dériver derrière nous comme des cerfs-volants.

/ Sov nous a réunis autour de Frida. Elle a tissé le vent en flammes multicolores qui s’échappent vers les étoiles comme si elles en descendaient directement. Nous savons tous ce qui va se passer sauf Cristin qui se balance nerveusement, recroquevillé dans sa chaude peau de gorce. Il semble qu’il ne trouvera jamais une position confortable. Nous attendons cet évènement depuis notre naissance mais pas un de nous ne le gâcherait par un signe d’impatience. J’arrête de regarder Cristin et me concentre sur Sov. Son visage est marqué par les quelques semaines de Transverse. Il n’arrive pas à protéger son vif à cause de tous les autres qui tourneboulent à l’intérieur de lui. Ça l’empêche de se laisser traverser par le rythme et les harmoniques équilibrantes. Golgoth voile les autres. Il est encore plus enragé que d’habitude. Il sort de Sov en gerbe de petites fusées d’artifice sifflantes. Quand je me concentre trop sur lui, il crisse comme un larsen, j’en ai mal à la tête. Personne ne prendra son vif ce soir lors de la Transmission. J’espère que Sov tiendra quand même le coup. Le transfert devrait l’alléger, il pourra mieux supporter la Transverse. Je ne veux plus continuer à le voir décliner. Rico pince les premières notes du rituel. Je laisse mes inquiétudes de côté pour me laisser emporter doucement. Je vais enfin fusionner avec Oroshi.

,,… Je sais pas ce qu’ils ont les autres ce soir, personne qui fait des blagues, Kara qui m’a douché deux fois parce que je vannais Frida. C’est à cause que son feu il était totalement dingue. Fallait bien que je lui dise, non ? J’en avais jamais vu un pareil moi ! Eux ils étaient là, assis en cercle autour, comme si c’était l’incarnation d’un dieu. Comme Sov aussi il était bizarre, je me suis dit qu’il fallait que je la ferme, et qu’il allait peut-être se passer un truc qu’ils savaient, mais qu’ils voulaient pas me dire. Ça me foutait les glandes. Au moins, j’étais là, et ils pourraient pas me cacher leur salmigondis longtemps. J’ai sursauté quand Darryl a commencé à taper un drôle de rythme sur son clavier lumineux. Rico ça m’avait pas dérangé, j’avais même commencé à somnoler. Faut dire qu’on avait l’estomac bien rempli. On avait eu notre premier vrai repas depuis le départ. Kara avait gratté des mousses étranges sur la paroi quand on a traversé la gorge ce matin et Lune, elle avait capturé un volatile tout noir. Une espèce que j’avais jamais vue avant. On s’est régalé ! Je crois que c’est pas fini pour les festins parce que Sov a dit que les fréoles avaient pu apercevoir des troupeaux de bestioles hautement comestible au-delà de la crevasse qu’on venait de traverser. Après, c’est nous qui allions faire la Trace ! J’étais si heureux d’être un hordier, moi, le fils d’un Airpailleur de rien. C’est ce que je me racontais en dedans quand tout d’un coup Sov est parti en arrière. Il était en transe, et les uns après les autres ils ont fait pareil, sauf Rico, Darryl et Benbow. Il s’était sans doute mis à jouer depuis en moment celui-là mais j’avais arrêté de faire attention à la musique alors je l’ai remarqué qu’à ce moment-là.

Ω Ça y est, il lâche le Sov ! Il va leur servir les vifs sur un plateau d’argent, à ces mioches manipulés ! J’essaye de la retenir mais c’est Oroshi qui se calte en premier. A être collé serré comme ça depuis des mois, je la comprends. Ça a besoin d’air les tourtereaux. Sov lâche tout, c’est l’occasion ou jamais, je prends ma chance et moi aussi je me barre. J’alpague le vif de leur Croc comme t’attraperais n’importe quoi qui passe à portée si tu tombais de la falaise des Confins !

,, Ω Je ne sais pas trop ce qui s’est passé tout d’un coup je me suis réveillé le nez dans la neige et quand j’ai relevé la tête j’avais qu’une envie s’était péter la gueule de Sov. J’étais comme dégrisé par un bon baquet d’eau glacée. C’était incontrôlable ! A l’intérieur je me disais : « Mais arrête Cristin ! » Mais quand ça te prend les nerfs, tu contrôles plus rien. Je lui en voulais tellement tout d’un coup. Je me rendais compte qu’il était complètement fou de nous avoir embarqués là-dedans. Il fallait qu’il comprenne qu’Antéclise était un salaud et j’allais lui faire entendre mes arguments percutants.

,,… Je me suis réveillé tard, la lumière n’était plus bleue comme d’habitude. Sov ne nous avait pas levés aux aurores. Tout le monde s’afférait dans le campement. J’avais le crâne en compote. Quand j’ai été assis bien droit, ils m’ont remarqué. Ils m’ont regardé, tous, avec des yeux de chat.

-Oh les gars qu’est-ce qu’il se passe ? je leur ai lancé. Ça les a tout de suite déridés. Mes derniers souvenirs ressemblaient à un mauvais rêve alors, même si leur premier regard et mes impressions me disaient que s’en était pas un, j’ai fait tout comme.

Ω Non mais sérieux Sov t’es qu’un scribouillard qui comprendra jamais rien à rien ! La Poursuite et les Transmis c’est du kifkif. La Poursuite c’est pas la poursuite de la Horde ! C’est la poursuite de la Trace après la Horde… Ils voulaient juste nous sortir de la route parce qu’ils avaient leur idée à eux d’où il fallait aller. L’Antéclise, je pouvais rien faire pour te prévenir avec tous les vifs des autres qui s’agitaient ça m’embrouillait les idées! Mais je le voyais par tes yeux ! C’est lui qui a obligé les autres aspirants traceurs à se massacrer. Moi, il croyait tellement pas en moi qu’il m’a laissé vivre le corniaud mal chié ! Je me souviens de son visage tout glorieux quand le frère de Silène il frappait, à grand coup de pavé dans la tronche de Priape pour plus l’entendre gueuler. J’ai rien fait quand il lui a dit de se pendre… C’était un connard de toute façon. Moi, personne m’oblige à foutre en l’air un pote. C’est moi qui décide quand et où. Tu m’étonnes qu’il veut pas que mon vif il aille polluer un de ses Transmis de mes couilles ! J’ai pas pu rester dans ce gosse mais maintenant qu’on est plus que toi et moi dans ta carcasse, tu vas m’écouter !

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