[LGDC] fanfiction Le Temps des Brumes

Chapitre 22 : Chapitre 13

4297 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 27/10/2020 09:44

Camp du Lac – Une lune plus tôt – Lendemain de la première Assemblée


Son pelage intensément noir luisant de la lumière du ciel de l'après-midi, Étoile Silencieuse était assis sur la pierre plate et lisse, polie de soleil et de pluie, au bord de l'eau calme du lac. Tout autour de lui, les herbes hautes gorgées de rosée ondoyaient comme une seconde mer. Et devant lui, venant lécher le bord minéral de la pierre, le lac s'étendait au-delà de ce que ses yeux pouvaient embrasser. Offrant sa surface de turquoises et de verts ouverte au ciel, à la frontière duquel ses eaux se paraîent du miroitement doré du jour, filaments de lumière que les rayons de l'astre semblaient laisser derrière eux en plongeant depuis le monde céleste vers celui des profondeurs moirées des eaux. Étoile Silencieuse laissait son regard verdâtre moucheté de brun courir sans entrave, glissant sur le miroir brillant de l'eau. Contemplant les berges foisonnantes de roseaux et de joncs sauvages aux hirsutes et cascadants bosquets. Les pourpres salicaires et les iris des marais au velours jaune. La majesté du chant des saules aux bras tendus, dont les panaches filés d'argent s'ébrouent au vent. L'écho lointain des coucous qui résonne dans la lumière drue perçant les cimes. La brise qui filait, voltigeant tel un oiseau au ras de la surface lisse de l'eau, venait lui hérisser le poitrail et les flancs en se chargeant de la fraîcheur et des aquatiques effluves.

Étoile Silencieuse aimait venir ici. Il avait besoin de venir ici. Besoin de contempler ce paysage inchangé et inchangeable, en dépit des saisons et des tourments des vies qui se succédait sur cette pierre plate pour tenter de percer, tour à tour, les secrets de son infinie quiétude. Il n'y avait qu'ici qu'il parvenait à s'apaiser. A souffler une accalmie sur l'onde troublée de son esprit. Comme si l'aura même du millénaire lac lui imposait son calme et son immuabilité d'éternel géant tranquille, insufflé jusqu'au fond de son pauvre cœur de chat mortel.

Le vent, qui lui arrivait de front, tourna et lui apporta alors une odeur douce et précieuse. La première odeur. Celle des jeunes pousses du printemps, de l'écume blanche et des violettes qui s'épanouissent entre les roches et les mousses, tapit dans l'ombre. Et bientôt, le son feutré des herbes effleurées par l'arrivée de quelqu'un lui parvint. Le large et massif chat noir s'était mit à ronronner malgré lui. Imperceptiblement, de ce bruissement très bas, étouffé, enfermé tout au fond de son être, qui ne se faisait jamais entendre de personne. Mais qui hurlait pourtant.

Une chatte boulotte, au poil de brun clair moucheté et rayé, aux joues rondes et plus duveteuses que le plumage en dentelles des butors qui nichent dans les carex des berges, arrivait d'un pas pressé depuis le camp qui se devinait au loin en une silhouette hachée par l'herbeuse végétation. Elle peinait sur ses pattes plutôt courtes pour sa taille, pour se frayer un chemin entre les hautes herbes qui lui fouettaient son visage tout de rondeur, pourtant marqué de mécontentement. Elle adressa une œillade pleine de reproches au grand mâle noir qui lui tournait le dos.

« Encore là ! Lui miaula t-elle en ne manquant pas de faire connaître son agacement. On avait pourtant convenu que tu dois passer le moins de temps possible tout seul. Je sais que tu aimes venir ici, mais ne prend plus de risques inutiles ! »

Les oreilles sombres d'Étoile Silencieuse s'étaient tournées dans sa direction, mais il ne répondit rien, poursuivant, statique, sa muette contemplation des eaux pers du lac. La chatte s'exaspéra dans un tressaillement d'oreilles. Elle s'approcha de la pierre pour y bondir maladroitement de ses pattes dodues et pelucheuses, et se campa farouchement à côté de lui.

« Depuis combien de temps tu rumines sur ton rocher ? Reprit-elle sans moins d'aplomb. Tu as mangé au moins ? »

Étoile Silencieuse fit furtivement glisser son regard sur elle. Il observa son visage aux babines resserrées en cette moue moralisatrice et faussement austère, ses yeux sévères aux prunelles claires comme un ciel nuageux, derrière la dureté desquels une infinie tendresse s'emmurait. Ronronnant de plus belle, le large chat noir aurait voulu se blottir contre elle, rouler son visage contre la chaleur de son pelage doux comme du duvet, juste là, dans le creux tendre de son cou qui résonnait de battements tièdes et sonores du sang.

Mais il détourna les yeux. Se remettant à regarder devant lui, résolu.

« C'est encore au sujet de ce qu'il s'est passé hier à l'Assemblée, hein ? » Devina la chatte en l'accablant de son faciès de hiboux revêche.

A ces mots, les oreilles d'Étoile Silencieuse tressaillirent imperceptiblement. Comme de culpabilité, ses larges épaules noires s'affairent un peu, son front sombre se fit plus lourd et comme devenu difficile à redresser. La chatte brune, qui n'avait aucun mal à lire en lui, s'empressa de clamer avec persuasion, appuyant sur lui ses prunelles grisâtres cernées de beige :

« Grand Hélianthe m'a raconté se qu'il s'est passé. Tout s'est bien terminé, non ? Tu n'as pas à t'en vouloir, personne n'a été blessé ! »

La poitrine de l'imposant mâle noir se souleva sous ses poils et laissa s'échapper un soupir accablé. Son regard triste alla se perdre sur les ondulations de l'eau qui venait doucement caresser les bords de la pierre investie de minuscules algues vertes et mouillées. Le visage de la chatte se fit alors plus doux, elle soupira à son tour.

« Tu penses encore à elle, n'est ce pas... »

Elle fit tendrement glisser sur lui ses yeux emplis d'inquiétude.

« Je suis au courant de la proposition que tu lui a faite. Pfff ils ne parlent plus que de ça là bas..., ajouta t-elle avec méprit en lançant par dessus son épaule un regard acerbe en direction du camp. Tu imaginais vraiment qu'elle allait accepter ton aide ? »

Étoile Silencieuse leva alors vers elle des yeux vibrants d'une profonde mélancolie.

- Non. Mais j'aurais au moins essayé...

- Tu le sais bien pourtant, Étoile Blanche est bien trop fière ! Se remit à pester la femelle brune et joufflue. Elle n'acceptera jamais rien venant de nous, elle en est incapable ! Même au pire de l'adversité, elle préférerait se dévorer la patte plutôt que d'accepter celle que tu lui tend, elle te la dit elle-même ! »

Étoile Silencieuse avait ployé la truffe et les oreilles, fixant avec tristesse la surface du lac où lui été renvoyé l'image tremblante et troublée de son reflet. En le voyant ainsi, la chatte se crispa de chagrin et sa queue se mit à battre nerveusement l'air. Bombant sa poitrine mouchetée de brun et de crème, et levant son menton au ciel avec défiance, elle fulmina de plus belle :

« Et puis si elle ne veut pas de ton aide, alors qu'ils se débrouillent seuls avec leurs foutus renards ! S'ils souhaitent tant rester entre chats des Neiges, qu'ils le reste et que leur maudite fierté les emporte ! Mais ce n'est pas à toi de t'en soucier, Cœur Silencieux !

- Brindille... tu dois m'appeler Étoile... » Corrigea t-il alors d'une voix très basse et très lasse.

Ces mots eurent l'effet de faire se gonfler la fourrure de la femelle sur sa peau.

- Tu sais très bien ce que je pense de ta prise de pouvoir ! Asséna-t-elle aussitôt avec plus de véhémence encore, faisant se découvrir ses petits crocs blancs sous ses babines retroussés d'emportement. Tu ne crois pas que nous avons eut cette discussion suffisamment de fois déjà ? Je me fiche que ton nouveau statut de Chef nous permette de ne plus être des parias ! D'ailleurs, à quoi bon ? Nous le resteront toujours à leurs yeux. Ils attendent simplement que le vent tourne de nouveau en notre défaveur... »

Elle s'était remise à faire pleuvoir son regard plein de ressentiment sur la silhouette du camp du Lac qui se devinait au loin. La colère, aussi dure que des éclats de pierres dans sa voix, s'émoussa sous le coup des émotions et de l'angoisse qui la gagnaient :

« Tu as tord de penser que tu les changera... ils se feront une joie de te voir tomber, s'ils ne se décident pas à te pousser eux-même ! Oui, autrefois nous n'avions d'autre choix que de plier l'échine devant eux... mais au moins, nous étions ensemble... Et si ce rôle de Chef qui nous assure un soit-disant changement doit te placer au centre de ce nid de vipères hypocrites et traîtresses, alors je n'en veux pas ! Je n'en veux pas, tu entends ! »

Elle s'était rapprochée de lui, cherchant désespérément des yeux le contact de son regard. Hésitante, elle posa sa patte douce sur la sienne toute de noir et vint blottir sa tête contre son large poitrail ébouriffé de brise. Étoile Silencieuse, se laissant envahir de tiédeur et de son odeur d'herbe fraîche et de violette si réconfortante, s'abandonna à son tour et vint tendrement caresser le front de Brindille du sien.

Le vent froid du lac tournoyait autour d'eux, effeuillant les saules et les aulnes en une traînée déchirée de jaunes et d'oranges dansant sur l'air. Le temps sembla se suspendre, et durant une courte seconde, se fut comme si rien d'autre n'existait...

Il y eut soudain comme un petit bruit de bruissement qui retenti. Le cœur d'Etoile Silencieuse, dans un sursaut, se serra cruellement. Il fit un pas en arrière, se dégageant doucement de l'étreinte de Brindille et, se repositionnant sur la pierre, réinstaura une distance entre eux deux. Brindille avait retenu son souffle. Et lui, détourna les yeux pour ne pas croiser dans ceux de la femelle les pleurs étouffés qui en troublaient la surface. A ses pieds, au ras de l'eau claire, son propre reflet semblait le considérer avec dureté et jugement. Sa lâcheté n'avait d'égale que sa faiblesse...

- Tout ira bien... finit-il par murmurer à l'adresse de la chatte brune sans avoir le courage de lever de nouveau la tête vers elle. Nous devons êtres patients... il me faut simplement du temps pour...

- De la patience ? Le coupa Brindille dont les traits n'avaient jamais paru aussi amers et fatigués. Cela va bientôt faire vingt lunes que tu es devenu Chef et plus les jours passent et plus j'ai l'impression qu'ils te détestent tous autant qu'ils sont, ces verres de vase ! Tu crois que je ne vois pas les regards qu'ils te lancent ? Et maintenant, avec le scandale de l'alliance que tu as proposé au Clan des Neiges... tout ne vas faire qu'empirer !

- C'est faux et tu le sais, dit-il doucement de sa voix tendre et calme. Ce sera dur, mais les choses changeront. Et le mal qui a été fait, à défaut de pouvoir être effacé, pourra laisser place à quelque chose de meilleur, pour le Clan, pour chacun d'entre nous. Et même si... si je ne suis pas sûr de réussir... je dois essayer, Brindille. Je dois essayer. Pour eux, pour nous... »

Les oreilles pelucheuses de la chatte brune s'affaissèrent, elle déglutit avec peine et, après un long silence résigné, la voix éraillée de chagrin, elle souffla avec dépit :

- Ils ne te mérite pas. »

L'imposant chat noir se mit à ronronner dans l'espoir de la réconforter, ne serait-ce qu'un peu. Mais le mal était fait. Et ceci depuis le premier jour... Serait-il jamais capable de soulager sa peine ? De soulager la leur, à eux tous qui le méprisaient et dont il avait pourtant aujourd'hui la responsabilité ? Surtout, comment s'assurer que les erreurs du passé ne se répètent pas ? Ou que d'autres, pires encore ne viennent les remplacer ? En vérité, plus que la peur pour sa propre vie, voilà qu'elles étaient ses véritables craintes.

Brindille était descendue de la pierre. Il savait bien qu'elle tenait trop à lui pour comprendre les choix qu'il faisait. Mais qu'elle s'y résignait malgré tout, comme elle s'était déjà résignée de tant de choses avant cela...

« Quoi qu'il en soit, si tu veux avoir le temps de changer les choses comme tu dis, tu ne dois plus demeurer seul de la sorte, déclara-t-elle froidement pour dissimuler l'angoisse qui tendait ses traits. Si tu veux de nouveau t'isoler pour être au calme, soit, mais Grand Hélianthe ou Sang d'Érable doivent t'accompagner.

- Je te le promets. » Répondit-il d'un souffle presque inaudible, comme se le promettant à lui-même.

La queue rayée de Brindille s'agita dans l'air, ne se satisfaisant visiblement pas de sa réponse. Mais, sans rien ajouter de plus, elle se mit en marche pour regagner le camp.

- Cœur Silencieux... » Lança t-elle soudain d'une voix aux accents aussi éteints que suppliants, son visage strié par les herbes qui lui effleuraient les vibrisses.

Il dressa les oreilles dans sa direction.

« Ne meurent pas pour ceux qui t'ont toujours rejetés, je t'en pris... Ne donnes pas ta vie pour eux... par pitié... »

Et, avec cette expression qu'elle avait à chaque fois qu'elle devait le quitter, comme si on lui arrachait quelque chose, elle détacha enfin de lui son regard implorant, avant de disparaître entre les graminées frémissantes de vent froid et languissant.

Le Chef du Clan du Lac se retrouva de nouveau seul avec lui-même. Venant se pencher au dessus de l'eau, il se toisa, défiant du regard son propre reflet, plongeant ses yeux vert aux fines mouchetures de bruns droit dans ceux de son double illusoire. La froidure du lac charriée par le vent l'enveloppant de ses bourrasques était revenue enserrer sa chair.

Sa vie... à qui la donnait-il ?


*




Les enfants déboulèrent du sous bois en un tourbillon folâtre et joyeux. Leur corps tous souples et rebondis de jeunesse cavalaient en se bousculant espièglement dans la lumière du soleil qui inondait la clairière du camp, leurs babines rieuses serrées sur les petits paquets de ouate blanche qu'ils venaient de ramasser. Et tandis que leurs rires résonnaient à travers la grève déserte, s'envolaient de leurs pelages brillants et ébouriffés de jeux les graines cotonneuses de saules qui tapissaient le sol de la forêt avoisinante d'une neige douce et duvetée, dans laquelle ils avaient chahuté toute la matinée.

Les trois juvéniles, se pourchassant en se donnant des coups de pattes sans griffes et des secousses sans rancunes, passèrent avec grand bruit devant la vielle branche d'arbre couchée et investie de gros champignons, autour de laquelle les Anciens étaient familièrement rassemblés pour se dénicher quelques insectes xylophages et vitaminés à croquer de leurs vielles dents jaunies. Les vieux matous blâmèrent des yeux les apprentis qui troublaient leur paix avec mécontentement. Une chatte âgée au pelage terne leur demanda de sa voix éraillée et chevrotante :

« Qu'est-ce que vous faites ici ? Où sont vos mentors ?

- Ils sont à la pêche ! Répondit joyeusement l'un des deux mâles de la fratrie.

- Pourquoi ne vous ont-t-ils pas emmené avec eux ? » S'agaça l'ancienne en bougonnant.

Les deux frères et leur sœur échangèrent un regard pétillant de malice et, reprenant leur débandade de plus belle, répondirent tous trois en chœur dans un écho criard :

- On fait fuir le poisson ! »

Arrivant sur la rive dégagée de la grève qui descendait en pente douce jusqu'au lac, leurs pattes folles crissant sur le fin gravier humide, ils se jetèrent tous trois à l'eau sans hésitation. Et, le museau et la gueule encombrée de bourres dressés au dessus de la surface, nagèrent presque sans efforts jusqu'au petit îlot sableux et buissonnant, se trouvant à une vingtaine de longueurs de queue de la berge.

Émergeant telles des petites loutres des eaux du lac, ils accostèrent l'îlot et s'ébrouèrent gaiement en faisait pleuvoir les gouttes qui perlaient sur leurs fourrures très lisses et très denses, tout juste mouillées. Et, s'élançant au travers du rideau des roseaux et des prêles, trouvèrent le trou creusé dans le sol en cuvette sous un épais buisson dont le port en coupole, renforcé de lianes et de débris séchés de ronces, abritait la pouponnière. Les trois apprentis déboulèrent dans la tanière sombre et parfaitement cloisonnée, où deux chattes se reposaient, étendue sur des niches douillettes cerclées de galets. Celle, très belle, dont le pelage était marbré de gris brillant, accueillit les trois enfants par son visage affectueux et maternel.

« Mes petits ! Vous venez rendre visite à votre pauvre maman ! Les salua-t-elle, ronronnante, en leur rendant affectueusement les câlins qu'ils s'étaient empressés de venir rouler contre ses joues et sa nuque. Mais qu'est-ce vous m'amener là ? »

Nuage de Pluie, la femelle de la portée, au poil gris joliment moucheté, déposa son duveteux paquet sur la litière de sa mère et annonça fièrement :

- Nous sommes allés te chercher des graines de saules pour te faire un nid tout doux et tout moelleux !

- Ce sont les dernières de la saison, ajouta Nuage de Trèfle, son frère le plus doux tigré de brun. Comme ça tu ne craindra pas le froid qui arrive avec le temps des pluies ! »

Leur mère, Eau Vive, que sa gestation avait grandement affaiblie et qui prenait encore du repos au sein de la pouponnière malgré le récent baptême d'apprentis de ses enfants, se mit à ronronner chaleureusement tout en les enlaçant de ses pattes cajoleuses, leur donnant quelques coup de langue sur le front.

Dans une grande excitation Nuage de Sauge, Nuage de Pluie et Nuage de Trèfle se mirent alors à lui raconter avec ardeur et enthousiasme leurs premières leçons et découvertes en tant que novices du Clan. Eau Vive, malgré son immense fierté d'avoir mit au monde des enfants aussi beaux et rayonnant de vie que ces trois là, dut tout de même leur demander gentiment de se calmer. Et ajouta que s'ils souhaitaient passer un peu de temps en sa compagnie, ils devaient veiller à ne pas être trop turbulents, car Douce Écume la seconde Mère de la pouponnière, qui avait presque atteint le terme de sa grossesse, avait besoin de calme. Les apprentis s'était tourné vers la chatte à la fourrure blanche qui somnolait au fond de l'abri, son énorme ventre rond et bombé reposant sur son lit de mousse séchée. Ils la saluèrent poliment et s'excusèrent penauds, promettant qu'ils feraient plus attention à l'avenir.

Douce Écume leur sourit cordialement de ses petits yeux plein de bonté. L'arrondi de son visage était accentué par la particularité de ses oreilles à êtres repliées sur elles-mêmes, ce qui n'était pas si commun et assez disgracieux il faut le dire, d'autant plus en comparaison des belles oreilles pointues et bien droites d'Eau Vive. Sans parler, bien sûr, de l'impressionnante grosseur de son abdomen qui, à ce stade de gestation, était difficilement ignorable. Nuage de Sauge, au joli pelage de blanc, de crême et d'ocre, ne pouvait s'empêcher de fixer avec curiosité l'énorme ventre de la femelle blanche échouée sur le flanc comme une carpe tout juste pêchée, tandis que sa sœur bavarde poursuivait le récit détaillé et théâtrale de leurs récentes et palpitantes aventures d'apprentis guerriers du Lac auprès de leur mère. Nuage de Trèfle, qui était toujours à l'affût de ce que faisait son frère, reporta lui aussi son attention sur la jeune chatte gravide et, un peu timidement, lui demanda en penchant la tête de côté comme pour aborder l'étrange protubérance sous un nouvel angle :

- Ton ventre est gros par ce qu'il y a des chatons dedans ? »

Eau Vive ouvrit la gueule pour le sermonner, mais Douce Écume s'en amusa gentiment et prit le temps de lui expliquer :

- Oui, absolument ! Et quand bientôt mes petits naîtront, mon ventre rapetissera de nouveau, comme s'il n'avait jamais grossi.

- Ils sont vraiment dedans ? Demanda Nuage de Pluie qui à son tour dévisagea l'anatomie de Douce Écume d'un œil dubitatif.

- Tu peux venir toucher si tu veux, tu les sentiras bouger à l'intérieur. » Invita-t-elle alors.

Le visage de Nuage de Trèfle s'illumina à l'entente de cette proposition. Il se tourna vers sa mère pour l'interroger de ses yeux chatoyants et, après que celle-ci lui est fait signe qu'il pouvait aller, se dirigea vers la couche de la femelle blanche. Le jeune chat tigré, avec grande douceur et précaution, vint poser la surface rose de ses coussinets sur la peau tendue du ventre plein de la future mère. La mine concentrée du jeune chat demeura intriguée un temps, puis sa bouille et ses grands yeux s'éclaircirent en un sourire étonné.

- Ça a bougé ! S'écria-t-il tout joyeux. Je l'ai sentit ! »

Nuage de Sauge, plus distant, mais tout de même intrigué, s'approcha pour imiter le geste de son frère. Il fut prit d'un petit sursaut de surprise quand un des chatons à naître fit savoir sa présence en remuant sous la peau palpitante et chaude de la chatte blanche. Nuage de Sauge eut un petit hochement de tête compréhensif et retira sa patte, ne cherchant pas à satisfaire davantage de curiosité. 

Les deux apprentis se tournèrent alors vers leur sœur. Plus réticente, Nuage de Pluie finit elle aussi par s'avancer, avec méfiance et, lançant des coups d'œil peu rassurés à ses frères, se décida à toucher le gros ventre du bout des doigts. Ils la virent alors se hérisser dans un frisson qui lui courut sur le dos, avant qu'elle ne retire sa patte d'un coup sec, le visage crispé en une grimace de dégoût.

- On dirait que ça grouille ! C'est dégouttant ! » Clama-t-elle, révulsée.

Douce Écume s'en amusa dans un petit gloussement de rire. Et d'une voix bienveillante, lui assura pour la rassurer :

- Ne t'inquiètes pas Nuage de Pluie, tu ne trouvera plus du tout cela bizarre quand tu seras Mère à ton tour. Tu verras, quand tu attendras tes propres chatons... »

La petite la fixa avec attention de ses prunelles vert-bleu et, avec assurance, déclama dans un rictus amusé et désinvolte :

- Très peu pour moi ! Si c'est pour avoir des choses qui grouillent à l'intérieur de moi, alors je ne deviendrai pas Mère ! Je n'aurai pas de chatons ! »

Fière de sa réponse, la jeune chatte se mit à rire, bientôt accompagné par l'amusement innocent et complice de ses deux frères de lait. Ne remarquant pas le moins du monde, le voile glacé qui était pourtant passé sur les yeux de sa mère à l'entente de tels mots dans la gueule de sa fille.

Et alors que les trois enfants s'étaient naïvement remit à cancaner à tu-tête dans la bonne humeur et l'exaltation de leur jeune et heureuse existence qui ne faisait que commencer, un terrible malaise s'était à leur insu installé dans l'antre des Mères. Douce Écume qui n'avait su comment réagir, croisa alors le regard apeuré et troublé qui était désormais celui d'Eau Vive, avant d'aussitôt baisser les yeux, terriblement gênée.

Cette dernière, dont les traits étaient maintenant tirés d'angoisse, finit par congédier les enfants, sans réussir à entièrement dissimuler la dureté dans sa voix, en leur intimant l'ordre d'aller jouer ailleurs et de les laisser se reposer. Les trois novices s'en allèrent dans une cavalcade endiablée, se lançant le défit d'arriver en premier à l'eau, laissant les deux adultes seules entre les griffes gelée du silence pesant et tendu qui avait prit possession de la tanière.

Hésitante, Douce Écume se hasarda au bout d'un temps, avec maladresse, à décréter doucement et avec sincérité à l'adresse de sa consœur agitée de peur :

- N... ne t'en inquiète pas tant... Nuage de Pluie est encore très jeune... Il n'y a pas de raison que cela soit...

- Tais-toi ! » La coupa alors sèchement Eau Vive en révélant ses crocs pointus. 

Se mettant alors à faire énergiquement sa toilette pour couper court à toute discussion, tandis que sa queue grise battait nerveusement contre le sol, faisant se répandre et se disperser dans la pouponnière les morceaux de cotons que les novices lui avaient apporté.

Douce Écume baissa tristement la tête avec soumission, ne cherchant plus à importuner l'autre Mère. Elle entreprit de faire se retourner son encombrant corps lourd et ventru pour soulager le flanc sur lequel elle reposait. Et vint rassembler ses pattes autour de son gros ventre blanc pour le caresser doucement. 


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