[LGDC] fanfiction Le Temps des Brumes
Il était tôt. La brise du matin descendant du ciel grisonnant soufflait sur la forêt comme pour pousser de sa main venteuse le monde vers l'horizon nuageux. Pelage de Brume cheminait silencieusement au cœur des sylvestres broussailles, tenant dans sa gueule le brin de plante séchée que Fougère Dorée, la Guérisseuse lui avait confié à son départ. Il s'agissait de l'Herbe des Messagers, une plante qui, séchée, dégageait une forte odeur de blé coupé et d'amande, un signe distinctif et ancestral utilisé par les Messagers pour se faire reconnaître.
Elle évoluait à travers lierres et ronces en direction du nord-est, là où sa route finirait par croiser celle de la Rivière Sable, dont le cours tranquille la conduirait jusqu'au renommé Lac de la Vallée, au bord duquel se trouvait le camp de cet autre Clan de guerriers. Pelage de Brume se mouvait presque instinctivement, tant elle était coutumière des vastes sentiers de ce bois familier. Ses foulées lestes et aguerries faisaient à peine craqueler le linceul de feuilles mortes qui protégeait depuis plusieurs lunes le ventre de la forêt de la froidure de l'air. Et tandis que ses pattes claires effleuraient les derniers brins d'herbes de la saison perlés de rosée nocturne, son pelage brumeux se paraît au fil de son avancée d'une fine pluie de gouttelettes étincelant d'or et d'argent sous les rayons de l'aube.
La route était encore longue jusqu'à la frontière et son esprit demeurait baigné d'inquiétude et de tension. Elle avait quitté le camp comme un fantôme, et maintenant qu'elle se dirigeait bel et bien vers cette destination périlleuse et inconnue, la réalité de ce qu'elle allait devoir accomplir la frappait de plein fouet. Elle en venait à souhaiter que le chemin pour atteindre le Clan du Lac soit interminable. Qu'elle puisse continuer d'avancer parmi les fougères et les futaies vers ce lieu inatteignable, sans avoir ni a faire marche arrière ni a atteindre cet objectif qui la terrifiait. Juste marcher, encore et encore, seule et paisible, avançant dans les brumes silencieuses et protectrices de la forêt qui l'avait vu grandir. Qu'elle était lâche.
Et qu'importe les souhaits qu'elle pouvait faire naître au fond de son cœur anxieux, au bout du chemin, l'attendait forcément sa redoutée destination.
Son corps lui, avançait machinalement. Elle avait arpenté ce territoire tant de fois que la carte mentale de l'endroit s'était gravée dans son esprit, qui l'a conduisait presque sans efforts.
Messagère.... Ces missions étaient rares et souvent d'une importance primordiale. Les chats qui se voyaient confier cet honneur devaient se dévouer à leur tâche et être prêt à tout pour délivrer leurs précieux messages jusqu'aux oreilles auxquelles ils étaient destinés. Et tous n'en revinrent pas sains et sauf. Était-elle prête, elle aussi, à donner sa vie pour accomplir sa mission ?
Avait-elle seulement les capacités de la mener à bien, comme bon nombre devait le penser ?
Rien n'était moins sûr.
Ses pattes s'immobilisèrent devant une flaque fraîchement née des pluies de la veille. Pelage de Brume pencha son museau rose au dessus de sa surface lisse, où lui apparut le reflet moiré de son visage aux yeux ambrés.
Il y a deux années.... Ce fameux jour... elle était apprentie. Son père, qui était son mentor, avait dû se rendre en urgence à l'autre bout de la forêt, lui demandant alors de rentrer seule au camp. Elle s'était bêtement égarée. Et tandis qu'elle s'efforçait de retrouver le chemin du camp, c'est là qu'elle le rencontra. Un apprenti, tout comme elle. Dont elle apprendrait plus tard le nom. Nuage de Jais. Lui aussi était seul, livré à lui même. Était-il perdu lui aussi ? Cette question avait habité ses songes des lunes entières. Mais quelque fut le dessein des Étoiles en faisant se croiser leurs chemins, c'est ainsi qu'il était entré dans sa vie, et qu'elle était entré dans la sienne.
Ils s'étaient dévisagés. Ni l'un ni l'autre n'avaient su quoi faire, comment réagir. Et s'ils ne partageaient pas les mêmes allégeances, leur peur elle, était bien commune. Puis, tandis que l'univers et le temps semblait suspendu autour d'eux, le regard terrorisé de Nuage de Jais avait changé. Ses yeux avaient vu quelque chose en elle, reconnu quelque chose. Quelque chose qu'elle n'avait jamais su déterminé. Et c'est dévoré de haine que le jeune chat s'était jeté sur elle. Animé d'une rage et d'un désespoir sans commune mesure. Tétanisée de peur, elle s'était trouvée incapable de bouger, comme si son propre corps l'avait abandonné à son sort, incapable de se défendre. Nuage de Jais, dans son hystérie, hurlait et griffait de manière erratique, la maintenant plaquée sur le dos. Et c'est alors, par un cruel tour du hasard, que dans sa frénésie il avait eut un mouvement de tête, à la seconde même où dans un sursaut elle avait tendu ses griffes en avant. Le visage juvénile de Nuage de Jais était alors venu se lacérer brutalement contre sa patte tranchante et crispée. L'action fut si violente que la chair de Nuage de Jais se déchira dans un flot jaillissant de sang, et que son œil s'en creva. Elle avait assisté au plus près de l'effroyable scène qui se déroula en une fraction de seconde, impuissante et sidérée d'effroi.
Un simple accident. Un horrible et stupide accident. N'importe quel autre chat, dans cette situation n'aurait fait qu'une seule bouchée d'elle, tant la peur l'avait paralysé. Mais la fureur aveuglante de l'apprenti de la Lune s'était ironiquement retourné contre lui, alors même qu'il la tenait à sa merci.
Après s'être dégagée et avoir filé ventre à terre sans se retourner, elle avait retrouvé son camp. Les hurlements de douleurs de Nuage de Jais résonnaient encore dans sa tête, et la sensation du visage du jeune chat s'ouvrant en lambeaux entre ses griffes palpitait encore sur ses coussinets, ne la quittant plus. A son retour, le pelage maculé du sang versé de son ennemi, les siens l'avaient acclamée en héroïne. Elle, petite apprentie qui venait de combattre et saigner un chat adverse pour protéger leur territoire, et qui s'en revenait sans égratignures, se retrouva couverte de gloire. Un exploit si noble et féroce honorait le Clan du Feu de fierté et de splendeur. Et c'est encore prostrée de terreur qu'elle s'était vu passer du rang des apprentis ordinaires vers celui, glorieux et immérité, des futurs guerriers d'exception. Celui des chats plus féroces et ardents que le feu lui même, ceux dont la puissance marquerait leurs époques. Prouvant ainsi qu'elle était définitivement bien la fille de son père.
Le Clan entier voyait désormais en elle une combattante aussi douée que jeune, et depuis ce jour, tous se mirent à projeter sur elle leurs fantasmes et leurs rêves de grandeur guerrière. Tout cela, alors qu'elle s'était en vérité montrée si pitoyablement faible et lâche, que la plus petite des souris aurait été en mesure de l'achever. Accablée de honte, elle n'avait pu se résoudre à les détromper et leur apprendre la pathétique véracité des faits.
Voilà quel était son secret. Un secret tout simple et tragiquement ridicule. Mais un secret tout de même. Un secret qui avait, depuis lors, régit son existence et son rapport aux autres. Les autres... eux qui l'a mettaient si mal à aise et de qui elle devait tenir éloigner sa nature véritable, celle d'une menteuse, celle d'un couard, celle d'un imposteur. Cœur de Cendre était le seul à savoir. Et personne, personne d'autre ne devait jamais l'apprendre. Dans ce Clan où seuls les aptitudes physiques, les capacités à démontrer sa force permettaient à l'individu d'acquérir un statut, une reconnaissance, trouverait elle encore sa place parmi les siens si elle leur révélait sa véritable faiblesse ? Lui pardonneraient ils seulement, s'ils venaient à savoir ? Le Clan ? Ses amis ? Son père ?
Oui, son père... il était assurément la dernière personne qu'elle voulait mettre au courant de cet honteux secret. S'il venait un jour à apprendre comment les choses s'était réellement passées, elle en mourrait de honte. Il était déjà si froid et distant avec elle... Étoile Farouche n'en laissé jamais rien paraître mais... elle avait si peur de lui déplaire. De voir ses yeux gris et muets se remplir de déception et d'espoirs essoufflés, avant de se détourner d'elle, une fois de plus. Comment pourra t-elle se remettre d'un tel regard ? Comment pourra t-elle continuer de vivre en faisant croire que tout va bien, qu'il ne lui manque rien ? Comment prétendre de nouveau que ce vide enserrant son cœur et son âme n'existe pas, sachant alors que tout espoir de le voir comblé aura disparu ?
Quoi qu'il en soit, ce même secret, cette duperie sur elle-même et son excellence, était peut être en train de la conduire à sa perte... Comment savoir, si elle était réellement qualifiée pour mener à bien cette mission ? Ou si cette fuite en avant de la vérité finissait après tout ce temps par la pousser ironiquement dans les griffes d'une situation qu'elle sera tout bonnement inapte à maîtriser ?
Quelle cruelle ironie.
Elle avançait toujours. En avant, au dessus d'elle, l'astre du jour la précédait dans le ciel gris plombant la verticale et luxuriante forêt, venant à peine réchauffer l'air frais de l'automne. Il atteindrait le camp du Lac avant elle et elle n'était pas pressée de l'y rejoindre.
Le vent qui avait désormais tourné et qui lui arrivait de front, lui apporta bientôt jusqu'au museau les parfums humides et vaseux annonçant le proche passage de la Rivière Sable.
Pelage de Brume ne mit, effectivement, que peu de temps avant d'atteindre le cours d'eau, qui s'écoulait sans efforts, glissant sur le dos rond de la terre à travers bois et bosquet dans un murmure gargouillant.
Le territoire du Feu était parcouru de trois rivières qui ciselaient ses bois, semant flore et faune sur leur passage, avant de joindre leurs eaux à celles du grand Lac de la Vallée.
La Vive, faisait impunément chanter ses tumultueux torrents depuis les hauteurs de la montagne sud. Des générations de guerriers l'avaient redouté pour ses eaux plus battantes et fougueuses que les tous premiers chats du Feu, et rares étaient encore ceux qui se risquaient à défier ses cascades crachantes d'écume pour prouver leur valeur.
Le lit sinueux et paisible de La Couleuvre s'écoulait sans un bruit à travers la forêt de l'est, mais ses eaux tranquilles étaient bien à redouter. Et c'est plus d'un guerrier qui ne se méfièrent pas assez de ses dangereuses berges marécageuses, où même les plus grands animaux peuvent s'y laisser embourber.
Enfin, celle dont le cours draine dans son sillage une terre sableuse et dorée comme les blés, s'étirant entre les arbres comme un long ruban filé de jaune et d'ocre : la sage Rivière Sable.
Pelage de Brume s'approcha délicatement sur la mousse gorgée d'eau qui bordait les minces rives brunâtres de la rivière. Elle s'y pencha pour venir en laper l'onde cristalline, après avoir posé précautionneusement le brin d'Herbe des Messagers sur une motte moussue. Une feuille d'érable cramoisie, dérivant au ras de l'eau, passa devant sa truffe en tourbillonnant. Elle s'ébroua et donna quelques coups de langue sur ses pattes déjà bien souillées de terre, de débris végétaux et de sable. Puis, après avoir émit un long soupir fataliste, elle saisit son brin séché aux arômes amandés et se remit en route, suivant le sens du courant vers le nord-ouest à la suite de la feuille morte à la dérive.
Le jour poursuivait son chemin tandis que Pelage de Brume longeait l'interminable ruisseau chantant. Plus elle avançait, plus le lit de la rivière s'élargissait et gonflait ses rives d'ocre, au fur et à mesure que des petits rus silencieux se joignaient à lui, aussi fins que des anguilles argentées rampant entre les herbes folles et fraîches. Dans les arbres avoisinants, des ramiers roucoulaient du hauts de leurs abris feuillus, au loin des pics tambourinaient sur de larges troncs vermoulus pour y dénicher les précieux insectes se réfugiant sous l'écorce pour fuir la saison froide.
Le bras de la rivière, qui désormais était large comme trois bonds, passa sur une grève aux multiples pierres et gravats de cette même couleur ocrée et jaunâtre qui donnait sa teinte à La Sable, formant un gué où le débit de l'eau s'amoindrissait. C'est ici qu'elle devait traverser. Quand elle posera la patte de l'autre coté du cours d'eau, elle sera en territoire du Lac, en territoire ennemi.
Pelage de Brume en profita pour faire une pause. Elle était fatiguée et hagarde, ses coussinets douloureux d'avoir déjà autant marché. Un écureuil roux, descendu des cimes récolter quelques glands au pied d'un jeune chêne, passa non loin d'elle. L'animal, trop préoccupé par la constitution de ses réserves hivernales ne la remarqua pas. Elle réussit à l'attraper sans trop de mal et puisque le sort lui offrait ce repas, elle s'installa dans l'ombre d'un bosquet, à l'abri des regards, pour s'en sustenter, bien qu'elle était en réalité trop anxieuse pour avoir réellement faim. Depuis sa cachette elle entendait encore le bruissement aqueux de l'eau qui ruisselait sans cesse, immuable, sur le sable et les pierres lustrées par son incessant écoulement.
Elle dressa le museau et huma profondément l'air.
Elle était très loin de chez elle. Malgré l'air frais et humide qui portait loin les odeurs, les traces olfactives de son Clan n'étaient que rares et faibles. Les marquages territoriaux n'étaient pas renouvelés de manière aussi fréquente et assidue de ce côté-ci de la frontière : les chats du Clan du Lac ne s'éloignaient que très peu des rives de ce dernier, qu'ils protégeaient jalousement, quitte à délaisser les autres parties de leur vaste territoire. Notamment les frontières les plus excentrés de leurs camp où il était rare de les voir s'aventurer. Jamais elle n'avait encore senti une atmosphère si peu chargée de la présence des siens, une atmosphère si sauvage et libre de leur existence. Cette sensation était très étrange et n'apaisait en rien son malaise croissant.
Elle sursauta d'un coup. Un geai des chênes venait de s'envoler tapageusement en jacassant à qui voulait l'entendre. Cela l'avait sortie de son léger assoupissement. Elle cligna ses yeux ambrés encore embuées de langueur. Elle se leva et récupéra le brin d'herbe qui légitimerait son passage de l'autre côté.
Il était temps.
Elle s'approcha de nouveau de l'eau aux reflets sablés. Un gros taon en profita pour venir l'examiner, cherchant un angle d'attaque pour venir la piquer. Agacée par l'insecte bruyant alors qu'elle avait justement besoin de concentration, elle lui asséna un violent coup de patte, que celui-ci esquiva sans problème avant de s'en aller chercher une autre cible.
Elle s'engagea alors par delà la berge, s'avançant autant que possible, contrainte de se mouiller les jarrets dans le courant froid, avant de sauter maladroitement sur une large pierre glissante d'où elle manqua de peu de déraper. Repérant la pierre idéale pour son prochain bond, elle se concentra autant que possible sur ses appuis et sa trajectoire, sachant trop bien qu'une chute lui serait très douloureuse. Enfin, elle se lança et se réceptionna du mieux qu'elle put sur la dureté poisseuse de la roche. Tous ses efforts ne lui permirent pas de se maintenir au sec et, les pattes postérieurs et l'arrière train largement immergés, elle s'accrocha de ses griffes avants sur la fine et douce couverture d'algue qui habillait la pierre pour s'y hisser complètement et se sortir de l'eau. Dans un ultime effort elle se jeta de toutes ses forces et de toute l'envergure que son corps lui permettait, pour atteindre de nouveau la terre ferme. Elle atterrit à quelques pas de la rive, projetant de l'eau dans tous les sens, achevant d'éclabousser sa fourrure couleur de brume.
Ça y est, elle avait traversé. A présent, chaque brin d'herbe, chaque arbre et chaque monceau de terre lui serait hostile, à elle qui pénétrait en ce territoire qui ne lui était pas destiné, qui n'était pas sien et qui ne désirait pas sa présence en son sein.
Elle dû s'y remettre à plusieurs fois pour secouer et évacuer l'eau qui alourdissait son pelage trempé, et ainsi, se redonner une allure moins gauche et pitoyable. Son stress augmentait de minute en minute. Son poil hirsute aurait mérité quelques bons coups de langue supplémentaires, mais elle n'osait plus lâcher le brin d'Herbe des Messagers, comme si ce simple bout de plante séchée avait la capacité de la tenir éloigné de tout danger. Et c'est les coussinets parcourus de désagréables picotements et le poitrail enserré d'une boule d'angoisse qu'elle se remit en route, s'enfonçant à travers ces bois inconnus et désertés.