[LGDC] fanfiction Le Temps des Brumes
« Nuage d'Ombre ! »
Sa tête brune et tigrée émergeant d'en travers la faille du Rocher comme la tête d'un hibou émerge du trou rond de son tronc, Fougère Dorée faisait résonner sa voix où perçait son impatience et son agacement à travers le camp.
« Nuage d'Ombre, viens ici ! »
La jeune chatte noire tachetée de roux arriva bientôt, traînant la patte, résignée.
Elle suivit la Guérisseuse dans l'obscurité moite de son antre où des senteurs végétales et fétides saturaient l'air, provenant des plantes qui macéraient dans des coquilles de noix et des bogues de marron retournées. Fougère Dorée plaça l'une des coques remplies du liquide épais et verdâtre en travers d'une longue feuille dont elle saisit les deux extrémités pour pouvoir la transporter jusqu'à l'apprentie.
« Tiens, lui dit-elle d'une voix apathique, apporte ça aux Anciens et applique leurs les feuilles comme je t'ai montré la dernière fois.
- Encore ?! Mais je l'ai déjà fait il y a trois jours !
- Commande tu les éléments ? Peux tu faire cesser l'humidité et la pluie ? Non ? Alors oui, rends toi utile contre les rhumatismes et recommence, lui répondit la Guérisseuse sans même lever ses yeux verts vers elle. Et ne t'avise pas d'en renverser ! Ou tu devra me refaire les décoctions toi même, et crois moi, l'odeur est bien pire quand on a le museau dedans ! »
Nuage d'Ombre dévisagea le paquet qui lui était confié avec une grimace de dégoût.
- Et pourquoi c'est à moi de faire ça ?! S'indigna t-elle vainement. C'est toi la Guérisseuse du Clan que je sache ! C'est ton devoir, pas le mien ! »
Fougère Dorée eut les moustaches qui s'affaissèrent mollement et elle ferma les yeux comme pour s'obliger à garder patience. Elle lâcha dans un souffle usé de fatigue :
- Tu veux en finir avec tout ça et reprendre ta vie d'avant ? Alors arrête de te plaindre et obéis. Moi je ne peux pas m'en occuper, je dois partir m'acquitter de mes devoirs, justement.
- Où vas tu ?!
- Contente toi de faire ce qu'on te dit, pour une fois. Cela t'évitera bien des corvées, à l'avenir. Maintenant vas ! Ne les fais pas attendre davantage. Tu verras, quand tu seras à ton tour dépendante du bon vouloir des petits jeunes à venir soulager tes pattes endolories. »
La jeune chatte lâcha un juron peu élégant avant de saisir le ballotin médicinal entre ses babines crispées d'écoeurement.
« Économise ta salive, Peau Tigrée va avoir besoin d'une bonne toilette. » Lui assura la Guérisseuse retrouvant l'espace d'un instant son fameux sourire malicieux.
Elle accompagna du regard l'apprentie qui quittait son antre d'un pas saccadé par son énervement à peine contenu. Elle vint se poster dans entrebâillement de la grotte et émit un soupir sans joie.
Le temps s'était refroidit. Les feuillages panachés de jaunes, d'oranges et de pourpres des arbres s'effeuillaient aux vents et aux brumes. Les jours raccourcissaient tandis que les nuits s'étiraient les unes après les autres comme de grands chats sombres et moirés d'étoiles s'éveillant de leurs longs sommeils ténébreux. Une lune s'était presque écoulée depuis l'Assemblée mouvementée de la précédente nuit de Demi-Lune. Et les théâtrales esclandres dont cette réunion avait fait l'objet étaient restées au cœur des préoccupations du Clan tout au long du mois. On se demandait ce que les chats des Neiges pouvaient bien devenir, là haut, sur leur flanc de montagne infesté de renardeux renards. La prochaine Demi-Lune qui verrait les guerriers se réunir de nouveau allait avoir lieu ce soir même et tous les membres du Clan attendaient impatientent d'avoir le fin mot de cette histoire de concurrence prédatrice ou, du moins, d'apprendre comment les glorieux chats des Neiges avaient bien pu s'accommoder de leur situation critique, poussés par une curiosité plus malsaine que réellement empathique.
Fougère Dorée suivit de son regard lourd et las Nuage d'Ombre se diriger vers la tanière des Anciens. L'apprentie passa devant le jeune guerrier Brin de Prêle qui, prenant une expression mesquine, dut lui faire une remarque désobligeante car sa cadette, se hérissant de tout son long lui lança un regard à faire tomber les oiseaux du ciel. L'autre renchérit avec jubilation, profitant visiblement que la chatte, la gueule scellée sur son précieux et puant paquet qu'elle ne se risqua pas à lâcher, ne puisse lui répondre une de ces répliques assassines dont elle avait le secret.
Nuage d'Ombre, l'apprentie qui était en partie responsable des échauffourées de l'Assemblée avait dut, dès le retour au camp, se confronter à Étoile Farouche et assumer les conséquences de son comportement insubordonné et inconsidéré. La jeune chatte de noir et de feu fut puni par le Chef, et cela faisait désormais de nombreux jours qu'elle restait confinée au camp, contrainte aux tâches ingrates et répétitives du nettoyage des tanières et des carcasses, ou encore de participer aux soins des Anciens, en les aidant à se toiletter et à s'épucer. Corvées pour lesquelles elle ne cachait pas sa répulsion.
Les journées s'écoulaient ainsi depuis la Demi-Lune tandis que Nuage d'Ombre se renfrognait dans son humeur toujours plus massacrante et son amertume grandissante. Son calvaire n'était pourtant pas près de prendre fin, car plus l'apprentie faisait preuve de mauvaise volonté et bâclait le travail, plus Étoile Farouche rallongeait sa peine. La sentence voulait servir de leçon et faire comprendre la gravité de ses actes à Nuage d'Ombre, mais il était de plus en plus évident que cette entreprise échouait.
Car, aux yeux de l'apprentie, la seule et véritable punition était en réalité d'être privée de son mentor, et il semblait que plus les jours passés loin de Pelage de Nuit se succédaient, plus la jeune chatte se confortait dans un sentiment d'injustice et de rancœur absurde à l'encontre du Clan qui l'arrachait à sa précieuse compagnie. En somme, la punition ne portait pas ses fruits et Nuage d'Ombre n'en devenait que plus aigrie et réfractaire. La plupart des membres du Clan se contentaient de l'ignorer et de la laisser ruminer dans son coin, l'évitant le plus possible. Personne ne souhaitait l'avoir dans les pattes et plus d'un eurent des relents d'admiration, ou d'incompréhension, à l'égard de Pelage de Nuit qui réussissait à la supporter au quotidien tout en gardant son calme.
Certains en vinrent à penser que le choix du grand guerrier noir et tigré comme mentor pour Nuage d'Ombre était une excellente chose. Que le tempérament patient et stoïque, pour ne pas dire taciturne, de Pelage de Nuit était parfaitement trouvé pour gérer l'infernale Nuage d'Ombre, et que c'est la force tranquille du guerrier qui imposait le respect et l'obéissance qu'il était le seul à recevoir de la jeune chatte.
D'autres, dont son propre père Croc Brisé, affirmèrent au contraire que le manque de cran et la mollesse de Pelage de Nuit le rendait incapable de discipliner correctement Nuage d'Ombre. Que ce grand chat qui avait toujours été timoré et de faible caractère était responsable du mauvais comportement de l'apprentie, qu'il suffirait une fois pour toute de mater d'une bonne et vieille trempe, pour enfin lui inculquer le respect et les valeurs de la vie.
Les avis avaient beau diverger, personne n'eut l'élan de s'en mêler personnellement et, chacun à sa façon détournait les yeux de la situation pour ne pas avoir à y prendre part.
Fougère Dorée, en songeant à tout cela, soupira de plus belle. Quoi que pouvaient bien en penser les autres, dans ce contexte le comportement de Nuage d'Ombre n'était pas près de s'améliorer, et cela n'annonçait rien de bon pour l'avenir. Devait-elle intervenir ? Elle savait que son avis de Guérisseuse pouvait parfois être bénéfique à une situation embourbée. Mais elle se sentait si lasse... Et il y avait déjà tant de choses et d'inquiétude qui se bousculaient dans son esprit.
Et puis, il y avait ce silence... cet assourdissant silence de la part des Étoiles. Ce terrible silence qui la glaçait depuis maintenant des lunes. Pourquoi ? Pourquoi lui avoir fait faire ce rêve, lui avoir envoyé ces images, pour se taire à présent qu'elle cherchait à les comprendre ? Depuis ce fameux rêve elle avait le sentiment d'avancer dans le noir, de devoir avancer dans les ténèbres les plus opaques, tout en devant faire croire aux siens qu'elle y voyait clair.
Elle les observa. Eux tous qui s'affairaient paisiblement à leur vie tranquille et simple. Eux qui n'avaient pas la moindre idée de ce qui les attendait et qui allait irrémédiablement bouleverser le quotidien de chacun. Eux aussi vivaient dans l'obscurité de l'ignorance, mais eux, avaient la chance de ne pas en avoir conscience. Eux avaient cette bénédiction la. Et elle aurait donné n'importe quoi pour partager cette ignorance avec eux. Pour ne pas savoir, pour ne plus avoir à porter ce fardeau. Mais tel était son destin. Il fallait qu'elle sache, il fallait qu'elle s'efforce de comprendre. Car quelque chose se préparait. Quelque chose de terrible. Elle le sentait dans ses os. Elle le sentait comme le gel s'empare des pierres jusqu'à les fendre, comme la foudre fracasse le tronc des arbres en un instant. Et cette sensation ne la quitterait jamais plus. Jamais plus.
*
Cœur de Cendre trottina gaiement jusqu'au centre du camp où Pelage de Brume patientait avec les autres membres du Clan, attendant le retour du Chef sous le regard céleste de la Demi-Lune qui pâlissait au loin. Le jour pointait déjà à l'horizon, cette nouvelle Assemblée semblait s'éterniser, là bas, dans l'ancestrale clairière au cèdre. Le pied du Rocher était investi de nombreux chats du Clan, comme il était rare d'en compter autant à attendre le rapport d'Assemblée. Tous étaient pressés de voir Étoile Farouche revenir pour les informer de ce qu'il s'y était annoncé et décidé. Les guerriers du Feu conversaient donc, les uns avec les autres de ce que, incessamment sous peu, leur Chef allait bien pouvoir leur apprendre sur la situation du Clan des Neiges.
Cœur de Cendre vint s'asseoir aux côtés de son amie, qui demeurait seule. Elle sursauta en levant ses yeux dorés un peu triste vers lui, émergeant de ses pensées.
« Tu n'es pas avec Plume Ardente ? Lui demanda t-elle.
- Je l'ai laissé discuter avec Pourpre Pierre, répondit-il tout sourire. Elle voulait lui demander conseil. Elle aimerait qu'il lui partage les méthodes dont il a usé quand il était le mentor de Poussière Volante.
- Nuage de Fumée pose problème ?
- Ha ha, non pas du tout ! Nuage de Fumée est absolument adorable ! Elle doit juste apprendre à canaliser son énergie débordante. Et Pourpre Pierre à fait un travail remarquable avec Poussière Volante, qui était si survoltée et presque incapable de concentration au tout début de son apprentissage. »
C'est vrai, songea Pelage de Brume, Poussière Volante était une chatte si énergique et agitée au quotidien qu'il était difficile aujourd'hui de se dire qu'elle fut encore bien plus virulente avant son élévation de guerrière. La confier à un vétéran expérimenté comme Pourpre Pierre n'était vraiment pas de trop pour permettre à la jeune et fougueuse chatte de tempérer son comportement et de trouver sa place au sein du Clan.
Elle jeta un coup d'œil à Cœur de Cendre qui baladait ses beaux yeux cuivrés sur les membres du Clan présents entre les roches de la combe, sa bouille grise et ronde arborant une expression bienheureuse et naïve.
Nuage de Fumée et Nuage de Craie grandissaient à vue d'œil. Le chemin vers leur élévation de guerrier était encore long, mais les petits d'hier progressaient de jours en jours, prenant en muscles et développant la carrure de guerriers féroces et agiles qui devra être la leur adultes. Les deux juvéniles s'adonnaient à leur apprentissage avec l'entrain et la hardiesse propre à leur jeunesse. Le frère et la sœur prétextaient la moindre occasion, le moindre nouvel élément dans leur quotidien pour s'empresser d'aller faire la démonstration de ce qu'ils venaient d'apprendre auprès de leurs parents. Et leur père, Pelage de Nuit, profitait avec joie de son temps libre retrouvé en cette période de punition pour son apprentie, pour se consacrer de nouveau à ses premiers nés et leur donner l'attention qu'ils réclamaient jovialement.
Nuage de Fumée se découvrait être une enfant très active, dont l'enthousiasme et l'énergie ne tarissait jamais. Il n'était, effectivement, pas toujours aisé pour Plume Ardente d'obtenir de la part de son élève tout le sérieux et le calme que ses leçons de chasse ou de combat nécessitaient. Ce n'est pas tant que Nuage de Fumée faisait preuve de mauvaise volonté ou de désobéissance, au contraire. Le soucis était justement sa trop grande excitation, son envie d'en faire toujours davantage, ainsi que sa difficulté à contenir ses émotions et son intrépidité. Plume Ardente ne s'en inquiétait pas outre mesure : la petite était encore jeune et verte comme les premières pousses du printemps. Et elle comptait bien sur les conseils de l'éclairé Pourpre Pierre pour l'aider à guider Nuage de Fumée vers des sentiers plus matures et responsables.
Quant à son frère Nuage de Craie, lui était plus en retrait et bien plus enclin à la discrétion et à la docilité, de part sa nature peu assurée et très timide. Autant dire que Nuage de Craie et Nuage de Fumée était le jour et la nuit. Bien plus craintif et malingre, Nuage de Craie se cachait autant que possible derrière sa sœur de lait, qui était d'ailleurs la première à le tourmenter par ses chamailleries, ne résistant pas à l'envie de taquiner son frère qu'un rien effrayait. Il ne faisait aucun doute que ce jeune chat, s'il tenait de sa mère Flamme Blanche son pelage immaculé, tenait de son père son tempérament timoré, étant encore plus peureux et anxieux que Pelage de Nuit au même âge.
Les adultes l'intimidaient beaucoup. Quand il n'était pas en pleine leçon d'apprentissage ou en présence de ses parents, il était difficile de le faire sortir de la tanière des apprentis où il se recluait la plupart du temps pour ne pas avoir à affronter les impressionnants membres du Clan. La douceur et la gentillesse de Cœur de Cendre devait grandement aider l'apprenti à se sentir à l'aise durant leurs entraînements en tête à tête. Et c'est avec lui, loin de l'agitation du camp et du caractère bruyant de sa sœur, qu'il se dévoilait le plus, au fur et à mesure que sa confiance et sa complicité avec son mentor se développait. Se révélant bientôt être un jeune chat tout à fait comme les autres, joyeux et très attachant, bien que personne d'autre que Cœur de Cendre ne pouvait encore en attester.
Bien sûr, Cœur de Cendre comme Plume Ardente était très investi et donnait énormément du sien pour son apprenti. Au cours du mois Pelage de Brume avait vu, impuissante, sa complicité avec son ami d'enfance, non pas se dégrader, mais simplement perdre en intensité. C'était inéluctable. Ses craintes du début étaient en train de se réaliser et son quotidien ne s'en trouvait que plus morne.
Il ne lui était pas vraiment permis d'avouer que Cœur de Cendre lui manquait, car, il était toujours bien là auprès d'elle, mais... c'était juste différent. Son rôle de mentor lui prenait énormément de son temps et de son énergie. Nécessairement les deux amis d'enfance partageaient moins de moments ensemble. Et Cœur de Cendre ne songeait plus durant ses temps de repos qu'à ce qu'il devait encore apprendre à Nuage de Craie, à ce qu'il avait fait de mal, à ce qu'il ne lui avait pas assez bien expliqué, à comment il aurait mieux fallu qu'il lui dise ou lui montre telle ou telles choses. Même quand il laissait Nuage de Craie à sa tanière d'apprenti, Cœur de Cendre ne cessait pas d'être mentor pour autant. Cette responsabilité qui comptait tant pour lui était une priorité absolue, et c'était tout à son honneur. Mais malgré tout le ravissement qu'elle avait de le voir rayonner et s'épanouir dans ce rôle, et malgré tous les efforts qu'elle faisait pour s'impliquer elle aussi et soutenir son ami dans cette aventure qu'il vivait sans elle, Pelage de Brume se sentait seule. Terriblement seule.
Le souvenir de l'Assemblée et de Patte de Jais ne l'a quittait que rarement, et depuis cette soirée de Demi-Lune, elle s'était remise à cauchemarder presque toutes les nuits. Des cauchemars où le Lieutenant de la Lune revenait sommeil après sommeil l'assaillir de nouveau et lui faire revivre leur violente et regrettée altercation de jadis. En dépit de la présence rassurante de Cœur de Cendre, avec qui il était désormais rare qu'elle puisse converser avant de dormir tant ses journée de chasse et de mentor étaient déjà bien remplies et éprouvantes, elle ne se souvenait plus de la dernière nuit complète et paisible qu'elle avait passée. Et Pelage de Brume, de peur de le déranger plus que de raison avec ses vieilles angoisses retrouvées, renonçait chaque jour un peu plus à se confier auprès de lui, à décharger le poids de son cœur. Car, de quel droit lui imposerait-elle encore son anxiété et ses doutes alors que lui même était déjà suffisamment préoccupé et soucieux à l'idée de ne pas être à la hauteur pour son apprenti ? Non, il était grand temps qu'elle apprenne à gérer ses émotions et ses peurs sans plus s'appuyer continuellement sur le dos de son ami.
Ses journées s'enchaînaient donc machinalement, identiques et ternes. Essayant d'apprisoiver ses inquiétudes au mieux et renonçant définitivement à l'espoir de retrouver un sommeil calme et reposant, elle accumulait fatigue et mélancolie. Elle songeait souvent qu'une lune plus tôt encore, son quotidien était parfaitement heureux. Et se réconfortait comme elle pouvait en attendant que l'apprentissage de Nuage de Craie ne prenne enfin fin, probablement encore plus pressée de voir arriver son élévation de Guerrier que l'apprenti lui-même.
Car alors seulement, les choses pourront redevenir comme avant.