Au revoir Tonie Mason
Chapitre 1 : Deux boites sur le bitume
927 mots, Catégorie: T
Dernière mise à jour 11/12/2016 20:50
J’ai le doigt sur la gâchette. L’œil dans le viseur. Immobile. Silencieuse. Le souffle court.
Une rafale glacée jette contre mon visage une longue mèche de cheveux. Malgré l’envie de la repousser derrière mon oreille, je l’ignore et garde les mains crispées sur mon AK-47. La crosse bien calée au creux de mon épaule.
Mon attention est braquée sur les trois véhicules soviétiques arrêtés sur la route. Une centaine de mètres devant nous. Deux camions de ravitaillement escortés d’une automitrailleuse blindée. Surement une BRDM-2 à juger par la petite tourelle circulaire qui trône au-dessus du châssis. Nous n’attendons qu’un ordre de Jed pour déverser l’enfer sur eux. Malgré la tension, je demeure zen. Depuis le temps, j’ai appris à maitriser mes nerfs. Faut dire que je n’en suis pas à ma première embuscade. Combien de fois ai-je vu les Russes tomber sous mes balles? Combien de véhicules ai-je mitraillés? Je ne compte plus. Et pourtant, j’ai à peine 19 ans.
Sur la route, le convoi s’ébranle. Pour une raison qu’on ignore, ils s’étaient immobilisés là. Devant nous, sur la route qui traverse la plaine désertique. Sans soupçonner notre présence. Sinon, jamais ils n’auraient arrêté pour une pause. Les Russes et leurs alliés Cubains nous craignent, nous, les Wolverines.
Jed va donner l’ordre d’une seconde à l’autre. Puis soudain, un détail capte notre attention. En redémarrant, une grande boite en carton est tombée de la bâche ouverte du dernier véhicule. Il accélère. Une seconde boite s’écrase sur la route tout près de la première. Son contenu se déverse sur le bitume sans qu’on puisse vraiment distinguer de quoi il s’agit. Les camions de transport accélèrent. La voiture blindée est déjà à la limite de la portée efficace de notre lance-roquette. Bientôt, il sera trop tard.
— Personne ne tire, lance Jed à demi-voix.
Mon doigt relâche la gâchette. Le convoi s’éloigne encore. Il est désormais hors de portée. J’expire. Pas d’embuscade aujourd’hui. Jed saisit ses jumelles qu’il dirige sur les deux boites éventrées. Court moment de silence. Il analyse la situation. Puis, il marmonne à son frère Matt à côté de lui.
— T’as aussi faim que moi, j’imagine?
Mat saisit les jumelles à son tour. C’est le plus jeune des deux. Son crâne est recouvert d’une ridicule chapka en fourrure qu’il a récupérée dernièrement sur un soldat russe abattu. J’ignore ce qu’il a bien pu voir, mais un large sourire se dresse sur son visage. Les frères Eckert se lancent un regard entendu, puis Jed se tourne vers moi.
— Tonie, va voir. Fait-il en hochant la tête en direction des boites.
Je réprime un juron. C’est toujours moi qu’on choisit pour les tâches foireuses. Comme si les Russes allaient m’épargner parce que je suis une fille. Je délaisse mon AK-47 et sors de ma planque. Un regard sur ma gauche. Un autre sur ma droite. Le convoi n’est plus qu’un point sur l’horizon. Le bruit des moteurs diesel est à peine audible.
Sur mes gardes, j’avance vers la route en contournant les innombrables arbustes désertiques qui jonchent le sol. Je joue la passante égarée. Ridicule. Nous sommes au beau milieu de parc de San Juan. Un désert hostile et froid qui couvre le sud-ouest du Colorado. Aucune habitation dans les kilomètres à la ronde. Qu’une plaine semi-aride entrecoupée de canyons et des forêts de pins qui s’étendent à l’infini. Si des Russes nous observent au loin, ils vont bien savoir que je suis une Wolverines.
J’approche. L’estomac noué. En regardant partout au tour. Les deux mains plantées dans les poches de ma doudoune. À l’affut du moindre signe suspect. Je me trouve à moins d’une quinzaine de mètres maintenant. Assez près pour distinguer le contenu des boites rependu sur la route. Du pain. Des fruits. Des brioches dans un emballage plastifié. Une boite de céréales Cherios. J’écarquille les yeux tant je n’arrive pas à y croire. De la bouffe, merde! Assez pour nourrir le groupe pour une semaine entière.
J’accélère le pas pour couvrir la distance. Je m’agenouille sur le bitume, près de la première boite. Je déchire l’emballage pour en extraire une brioche que je fourre dans ma bouche. C’est frais. Sucré. Délicieux. J’adresse un signe du bras au reste du groupe pour leur dire de s’approcher. Le buffet est ouvert! D’un trait vif, je descends de moitié le fermoir de ma veste. J’y enfonce des oranges, les brioches. Bref, tout ce qui peut y entrer.
Les autres ont enfourché les chevaux et me rejoignent en vitesse. Wolverines
— Prenez tout ce que vous pouvez et on fout le camp d’ici au plus vite, fait Jed.
Il a raison. Nous sommes exposés. Alors nous obéissons vite et en silence. En peu de temps, nous enfourchons les montures et disparaissons en laissant deux boites de carton vides sur la route.