L'Exécuteur
Le brun papillonna des paupières, se réveillant une nouvelle fois. Il se sentait encore affaibli, mais il allait tout de même beaucoup mieux. Suffisamment pour se lever et marcher en tout cas, voire courir si besoin était. Il sentit alors une présence, juste là. Quelqu'un qui le fixait avec une nonchalance presque insolente.
« Alors ça y est, enfin réveillé ? demanda la personne.
Eren se raidit immédiatement. Mais ce ne fut pas parce qu'il y avait quelqu'un à ses côtés. Non, il reconnaissait cette voix. Si familière. Si chaleureuse. Si nostalgique.
- Maman ?
Elle était là. Carla Jaeger. Assise en tailleur avec toute la nonchalance du monde sur le sol poussiéreux.
- Bonjour mon chéri.
Et elle lui fit un petit sourire affectueux, les yeux plissés. Le brun se sentit tomber des nues. Son cœur tambourinait dans sa cage thoracique tel un marteau piqueur, voulant s'extirper à travers ses cotes. Sans qu'il ne puisse rien y faire, des larmes vinrent inonder ses yeux brûlants, comme par mécanisme. Il n'y pouvait rien, son corps réagissait de lui-même.
- Tu n'es pas réelle, fit-il la voix tremblante.
La belle femme leva ses mains devant ses yeux, les tournant et les retournant.
- Ça m'en a tout l'air pourtant, répliqua-t-elle malicieusement.
Puis son regard s'assombrit, devenant sérieux. Le brun, lui, avait la bouche complètement desséchée, il ne savait absolument plus quoi dire.
- Tu as l'air mal en point, pinça-t-elle les lèvres avec une moue inquiète. Tu penses réussir à retourner à la maison ?
Il hocha la tête une fois. Ses yeux étaient redevenus secs. Maintenant, il réfléchissait. Sans crier garde il avança son bras en direction de sa mère. Elle le regarda poser sa main sur la sienne sans piper mot, mais les doigts du brun ne rencontrèrent que du vide.
- Je le savais, murmura-t-il. Tu n'existes pas.
- J'existe ! riposta-t-elle du tac-au-tac. Simplement, je… Je ne suis pas vraiment là. Matériellement parlant.
Se hissant de manière un peu plus droite contre le mur, il ferma les paupières et prit une profonde inspiration. Mais quand il les rouvrit, Carla était toujours bien en face de lui, le fixant les sourcils froncés. Alors il se mit debout, grognant contre les murs qui tanguaient autour de lui.
- Tout va bien ? demanda sa mère qui s'était remise sur ses pieds, faisant un pas vers lui et tendant son bras droit.
- Fiche-moi la paix, grinça le brun.
- Qu-pardon ? Non mais comment oses-tu parler à ta mère de cette manière, jeune homme ? Tu as de la chance que –
- La ferme ! cria-t-il presque. Tu viens de mon imaginaire, alors casse-toi.
Carla baissa les yeux, les traits tirés par la peine. L'infirmier ne put s'en empêcher, mais il la fixa l'espace de deux petites secondes, et la voir dans cet état lui fit mal. Ça lui serra la poitrine. Il était secoué, plus qu'il ne l'aurait dû face à un être de son subconscient. Un souvenir.
- Tu as raison, intervint-elle. Je viens peut-être de ton esprit. Et alors ? Je suis là, avec toi. C'est bien que tu en avais envie.
Hypothèse plus que plausible. Mais est-ce que ça arrivait à beaucoup de personnes de voir des êtres chers décédés ? Alors…
- Ce doit être cette drogue de merde que m'a injecté ce sale chien, cracha-t-il avec amertume.
- C'est une autre possibilité, soupira-t-elle. Mmh. Ce doit être ça oui.
De nouveau cette fatigue qui lui emplit le crâne. Il s'affala de nouveau contre le mur. Il pouvait bouger, certes, mais il était crevé. Et ça prit le dessus.
- Hep ! Hep ! Hep ! se ramena Carla.
Le brun tenta de l'ignorer.
- Mon chéri.
Merde.
- Eren !
Il bougea un peu. Ce ton autoritaire qu'il connaissait si bien. Ça avait toujours cet effet sur lui de le faire dresser les oreilles.
- Quoi ? fit-il abruptement en baissant les yeux sur elle.
Ses mains étaient fermement posées sur ses hanches.
- La lumière est allumée. Quelqu'un est dans les escaliers, et s'il ne comptait pas monter jusqu'ici, maintenant qu'il t'a sûrement entendu…
Elle n'eut pas besoin d'en dire plus. Comment avait-il pu louper ça ? Fait chier. Et sa fausse mère qui lui faisait la morale… Tout ça était beaucoup trop ironique à son goût. Posant sa main à plat contre le mur, il se poussa vers l'avant, et se cramponna à la rampe pour monter les quelques marches qui menaient au toit. Il ne se souvenait même pas les avoir descendues. Il entrouvrit la porte, et fut soulagé de constater que la nuit était pratiquement entièrement tombée. Une petite vingtaine de minutes et il pourrait repartir de cet immeuble maudit. S'asseyant sur le béton froid, il entendit un froissement de tissu lui signifiant que l'espèce de fantôme de Carla faisait de même. Mais que cette femme lui ressemble jusqu'au moindre détail ne changeait rien pour lui. Il n'était pas idiot. Il savait qu'elle n'était pas réellement là.
- Tu sais mon chéri, dit-elle, si je ne savais pas que c'est toi je ne t'aurais jamais reconnu avec cet accoutrement.
Ses doigts volèrent vers la perruque blonde de l'infirmier, et ce dernier eut un mouvement de recul. Il ne voulait pas qu'elle le touche. Peut-être que d'un côté il avait peur, peut-être qu'il craignait de sa propre réaction si il la laissait faire. Rien que le doux parfum de Carla qui emplissait déjà l'air lui donnait l'impression de perdre les pédales. Foutaises ! C'était juste cette sale drogue de lâche à la con qui lui donnait des illusions ! Qui avait bien pu concocter ce truc de connard ?! Il étriperait bien le Chien et le faiseur de drogue tout de suite, s'il les avait sous la main.
- On dirait une fille ! s'exclama subitement sa mère en riant, toujours en train de contempler sa perruque. Heureusement que tu as des épaules d'homme, ou on pourrait confondre, se moqua-t-elle.
Dieu qu'elle n'avait pas changé. Toujours là à le chercher avec ses yeux brillant de malice. Il eut un rire nerveux.
- C'est pas trop tôt, lui sourit-elle. Tu as fini de m'ignorer ?
- Pff. Je m'en fous, marmonna-t-il en détournant les yeux.
Elle n'ajouta rien, et le silence vint doucement s'installer. Jusqu'à ce que le brun ne se lève au bout d'un certain laps de temps.
- Tu rentres enfin ? » demanda Carla.
Mais elle n'obtenue pas de réponse. Eren marcha d'un pas lent mais sûr vers le rebord du toit, s'arrêtant lorsque ses orteils furent dans le vide. Il avait eu le temps de réfléchir à l'endroit où il se trouvait, et ce n'était pas tout à fait à côté de sa planque à vêtements. Mais peu importe, il se savait capable de rentrer. Maintenant qu'il était dehors il se sentait mieux, moins vaseux et plus alerte. Il retrouvait progressivement pleinement les sensations de son corps, de son ouïe fine, de sa vue attentive au moindre mouvement trop vif autour de lui. Les jointures de ses poings crispés étaient gonflées à bloc d'une puissance étrangère mais forte. Il se sentait à la fois usé et sale, mais également ressourcé et plus déterminé que jamais. Il avait la haine.
Le brun plongea en un salto avant, atterrissant accroupie en un parfaite équilibre sur la rambarde de l'immeuble d'en face, celle-ci vacillant légèrement sous le poids de son saut. Mais il n'y fit pas attention, se propulsant sur le toit afin d'exécuter la roulade qui amortirait sa chute. Les bâtiments formaient dorénavant une allée simple, rectiligne, parfaite. Alors il courut, chacun de ses pas démontrant de sa fureur, de sa hargne. Ses os endoloris avaient beau lui rappeler la mauvaise condition de son corps, il s'en contre foutait. Carla avait disparu, mais il n'y fit que très peu attention. Son esprit lui remémorait sans cesse à quel point il avait foiré la nuit dernière, face à cet homme inconnu. Cet enfoiré de Chien. La prochaine fois… La prochaine fois il lui briserait le dos, il le rendrait aveugle, il l'immobiliserait à vie dans une putain de chaise roulante. Non. Il le tuerait tout simplement. Il avait vu son pouvoir, il avait entendu un mot sortir de sa bouche. Bien que ça soit impossible qu'il le reconnaisse alors qu'il n'avait grogné qu'un petit « merde ». Mais fait chier. L'infirmier n'avait pas géré sur le coup, il avait monumentalement échoué à sa tâche. Les Sans-Têtes avaient crevé, mais des flics aussi. Plus jamais, se jura-t-il intérieurement. Plus jamais je ne laisserai ça arriver. Et il tiendrait parole. Il traquerait ce connard.
Il fut à sa planque peu de temps après, le souffle court et les nerfs à fleur de peau. Après s'être changé, il rentra immédiatement chez lui, ruminant sous sa capuche dans les rues faiblement éclairées. Son appartement n'était pas bien loin, il y serait en un rien de temps. Commençant à quatorze heures le lendemain, il pourrait se reposer. Il avait loupé une journée de travail, et il s'en prendrait plein la gueule, mais tant pis. Il fallait bien qu'il fasse un premier écart de conduite un jour ou l'autre. Sauf qu'il était assez nouveau à l'hôpital. Il était vraiment dans la merde. Mais tant qu'il ne serait pas viré, tout irait bien.
.
Il tourna l'épaisse clef dans la serrure, et la porte de son petit appartement s'ouvrit. Il faisait assez froid. Le brun dirigea lentement sa main vers l'interrupteur à sa droite. La lumière s'alluma sur le petit salon, et il faillit pousser un cri.
« Merde c'est pas vrai ! s'exclama-t-il à la place.
- Je t'ai fait peur ? s'enquit Carla, paresseusement allongée sur le canapé.
Il lui passa devant sans même un regard, allant vers la salle de bain. Contemplant méticuleusement son reflet dans le miroir, il constata l'ampleur des dégâts. Il avait vraiment une mine affreuse. Ouvrant le robinet à fond, il patienta en tapant du pied que l'eau chauffe, puis s'aspergea le visage et le cou. Il posa ses main de chaque côté du lavabo, fixant sans les voir les gouttes qui tombaient de son nez et son menton jusque dans la vasque. Pourquoi cette putain de drogue faisait-elle encore effet ?
- Aucune idée, je te l'avoue, fit Carla.
Merde, il avait parlé à voix haute. Sa mère se tenait dans l'embrasure de la porte, un petit sourire triste aux lèvres.
- Mais ce n'est peut-être pas plus mal, n'est-ce pas ? continua-t-elle. Au moins… Tu n'es pas seul.
- La ferme.
- Mon chéri, je n'ai pas l'intention d –
- J'ai dit la ferme, gronda-t-il en faisant violemment volte-face. J'ai pas besoin de toi, c'est clair ? Arrête de me parler, arrête de te montrer devant moi. De mon point de vue tu es morte, alors t'as pas à revenir comme une fleur te pointer dans ma baraque. Pigé ?
Sa voix tremblait maintenant, et ses traits étaient tirés de tristesse et d'incompréhension. Mais son visage se décomposa quand il vit l'état pitoyable de Carla. Elle semblait ravagée par le chagrin, et l'une de ses mains serrait le tissu de sa robe au niveau de la poitrine.
- Excuse-moi, articula-t-elle doucement. J'essaye de faire de mon mieux. Je …
Elle tenta de chercher ses mots, mais sa gorge était trop nouée pour qu'elle puisse les prononcer. Eren le remarqua. Pourquoi… Pourquoi était-elle exactement comme dans ses souvenirs ? Les mêmes mots lorsqu'elle souffrait, les mêmes expressions, tout était à l'identique. Mais elle ne pouvait pas revenir voir son fils. C'était interdit. Alors que depuis sa mort le brun n'avait plus fait que survivre, et non vivre. Il avait été détruit de l'intérieur, son corps avait été mis en miette et piétiné par son père devenu inexistant. Et maintenant elle apparaissait devant lui ? Impossible. Elle ne pouvait pas lui faire ça, elle n'en avait aucun droit bordel.
- Pardon… Maman. Pardon…, sanglota-t-il.
Il était trop pitoyable face à elle, il devenait idiot, mou, une simple flaque d'eau glacée. Carla était son unique point faible. Il tomba à genoux. Tout ça c'était trop pour lui, trop dur à supporter.
- Ne pars pas, s'il-te-plaît… Pardonne-moi… Reste.
Sa mère s'accroupit face à lui, sa bouche esquissant un mince sourire tendre.
- Je ne suis jamais vraiment partie.
Et elle posa sa main sur la tête du jeune brun. Il put le sentir. Ce toucher, aussi léger qu'une plume, mais il était bien là. Estomaqué, il redressa la tête.
- Tu – J'ai senti que …
- Moi aussi, admit-elle en regardant sa main sans comprendre.
Le mur derrière lui permit au jeune infirmier de ne pas tomber à la renverse.
- Pourquoi…, commença-t-il, puis il secoua la tête. Cette drogue est vraiment puissante.
- Oui. C'est étrange comme situation.
Et il resta là pendant trois bonnes minutes à ne rien dire, cherchant une quelconque explication loufoque à tout ce cirque. Puis brusquement, sa mère se mit debout.
- Peu importe que cette drogue agisse encore.
Elle voulut poser sa main sur l'épaule de son fils, mais son corps était de nouveau devenu immatériel. Alors elle tapa ses paumes l'une contre l'autre, le claquement sortant Eren de sa transe.
- Allez ! Hop ! Hop ! Hop ! Debout ! Tu es tout sale, il faut que tu te laves !
- Que – Oui.
Il ne chercha même pas à répliquer, trop abasourdi. Il voulut profiter, rien qu'un court moment, de la présence de sa mère. Tant que la drogue faisait encore effet. Était-ce si mal ? Il ne créait de problème à personne n'est-ce pas ? Alors il se leva et retira son sweat, le laissant mollement retomber sur le sol. Puis il enleva le reste de ses vêtements, jusqu'à ce qu'il soit uniquement en boxer.
- Et tu me feras le plaisir de mettre tes habits dans la corbeille à linge, j'en ai vu quelques-uns qui traînaient encore dans ta chambre, fit Carla qui avait croisé les bras. Ne t'ai-je donc rien appris ? Tu feras une lessive demain soir.
Et elle secoua la tête avec exaspération. Jusqu'à ce que son regard s'arrête sur son fils. Son nez se fronça et ses yeux s'agrandirent.
- Mon dieu, mais qu'est-ce qui t'est arrivé ?
Elle se précipita, faisant mine de palper les cicatrices qui recouvraient certaines zones du corps du brun. Elle releva la tête vers lui, inquiète comme jamais. Il eut un sourire triste.
- Je n'ai pas chômé depuis que tu es partie.
Sa mère recula de deux pas, se prenant la tête.
- Mais… C'est insensé. C'est totalement fou.
- Je croyais que tu étais au courant, puisque tu étais soi-disant là.
- Je n'avais pas saisi à quel point –
- A quel point quoi ? Que je suis un raté ? Un putain d'idiot suicidaire ?
Il avait haussé le ton, et sa bouche s'était déformée en un rictus amer et triste.
- Non, murmura sa mère. Mais j'ai peur pour toi. Ton corps, il ne pourra plus tenir le coup au bout d'un moment. Et –
- Ce sont des vieilles cicatrices, la coupa-t-il. Je ne me blesse plus autant maintenant. Je suis devenu fort.
- Eren…
- Laisse-moi maintenant. J'aimerai me doucher.
Elle ne pipa mot, la mine toujours ahurie.
- Je suis un adulte, lui signala-t-il alors qu'elle sortait de la pièce. J'agis comme je sens que c'est le mieux. »
Tant de sentiments contradictoires barraient ses pensées, c'était affreux à supporter. Tantôt il voulait hurler contre sa mère, tantôt s'abandonner. Il entra dans la douche et tourna le robinet. Un jet puissant et brûlant vint bientôt gratter contre sa peau, massant ses muscles douloureux. Il n'aimait pas avoir à parler ainsi à Carla. Mais elle n'avait rien à faire ici, et de tout son corps il souhaitait rejeter sa présence. Sauf que son cœur en avait décidé autrement, et il dictait à chacun de ses membres des émotions beaucoup trop en désaccord. Mais claires comme de l'eau de source. La peine, la joie, le soulagement. Soulagement qu'il ne soit pas seul, comme elle le lui avait si bien signifié. Mais surtout, il était heureux qu'elle soit là, à s'inquiéter pour lui. A montrer qu'elle se souciait de son fils. Qu'elle tenait à lui. Chose pour laquelle Grisha Jaeger avait visiblement oublié comment s'y prendre.
Ça lui faisait subitement tant de bien qu'elle soit là, et ce même si elle était une illusion à la con. C'était comme une coupure, dans sa vie jonchée de brutalité et de remords. Une douce et délicate coupure.