Soleil de Minuit [Livaï x OC]
« Je l’ai regardé. Et je l’ai trouvé très beau. Très séduisant… »
Les paroles de la doctoresse résonnaient encore dans l’esprit de Levi alors qu’il l'observait se faufiler entre les soldats installés par terre ; trois longues enjambées la firent atteindre les abords de la cuisine où elle vida son verre de liqueur dans la bonbonne de terre cuite destinée à recueillir les liquides impropres. Elle amorça gracieusement un quart de tour, jeta un coup d’œil dans le vide et une expression troublée passa sur son visage ; elle semblait perdue, hésitante. Puis, comme elle le faisait toujours quand elle était gênée, elle resserra étroitement son châle autour de ses épaules.
« C’est sacrement gonflé de dire un truc pareil, se disait-il en la suivant des yeux. Faut avoir un sacré courage pour balancer ce genre de chose à la figure de quelqu’un ; avec le plus grand calme, en plus. C’est vrai, quoi ; c’est pas commun qu’une belle femme comme ça se laisse aller à ce genre de confidence… »
Sa haute silhouette se dirigea vers le couloir et à l'angle du mur, elle disparut. D’un coup d’un seul. Happée par l’obscurité. Sensation désagréable. La voir disparaître ainsi suscitait toujours en lui un violent sentiment de désarroi.
« Mais bon sang, songeait-il, en avalant une dernière gorgée de son breuvage, c’est quand même pas croyable de se compliquer la vie à ce point ; de ne jamais se laisser aller à rien. Toujours bridée ; toujours empêchée… »
Il lorgnait maintenant le fond de son verre vide. « C’est vrai qu’il aurait été plus simple de la garder simplement en amie. Mais maintenant que le mal est fait, à quoi bon se prendre la tête ? »
Son regard se posa ensuite sur les jeunes gens qui discutaient devant lui et un soupir muet s’échappa de ses lèvres ; toute cette marmaille, que l’alcool faisait parler et rire bien trop fort, se tenait bien loin de ses tourments intérieurs. « Elle nous a balancé, comme ça : je l’ai regardé et je l’ai trouvé très beau. » Il l’entendait toujours prononcer ces mots adorables et ça le faisait sourire intérieurement comme un idiot.
Mais, l’écho de ces tendres éloges fut bientôt chassé par un autre souvenir ; une confidence qu’elle lui avait faite un jour, dans son bureau : « en matière de désir, il n’est pas rare de se tromper et de prendre des vessies pour des lanternes. Tu peux me croire, j’en sais quelque chose. »
Sans trop savoir pourquoi, Levi avait la sensation que cette remarque résonnait à présent comme un aveu. « Cette fille a dû sacrement morfler, supposa-t-il en lui-même. Je sais pas quel enfoiré l'a rendue si méfiante, mais une chose est sûre, c’est qu’il n’a pas fait le travail à moitié. » Avait-il mis le doigt sur quelque chose d'important ? Il le découvrirait bien assez tôt.
Et à présent qu’il songeait à l’éventualité d’une blessure sentimentale, le désir de la retrouver et de la serrer dans ses bras se faisait doublement plus pressant. Levi médita un instant sur les raisons du départ précipité de la doctoresse et cela le conduisit à s’interroger sur l’attitude à adopter en sa présence. Mais bientôt, il sentit sur lui le poids d’un regard scrutateur ; en lançant un coup d’œil sur sa gauche, il tomba aussitôt nez à nez avec Hansi qui se tenait toujours assise près de lui, et qui le fixait d’un air sinistre. « Ne la fais pas trop souffrir celle-là, tu veux bien ? lui lança-t-elle à voix basse, en se penchant vers lui. »
Ces paroles d’une incongrue gravité laissèrent Levi sans voix. Depuis le temps qu’ils se connaissaient, n'avait-il pas toujours évité de causer du tort à autrui sans nécessité ?
Mais plutôt que se lancer dans de vaines controverses, Levi se borna à faire comme s’il n’avait rien entendu. Sans mot dire, il se leva et prit dans la foulée le chemin de la cuisine où il rinça son verre dans l’évier. Une fois fait, il s’élança discrètement dans l'ombre du petit couloir, laissant ses camarades à leurs jeux et leurs joyeux bavardages.
À la fenêtre de la chambre, une pleine lune d’une taille irréelle flottait dans le ciel nocturne et illuminait les alentours d’un halo doré si vif qu’il aurait pu rivaliser avec la lumière du jour. Quant à la ravissante fugitive, elle se tenait devant la fenêtre, baignée dans la lumière et plongée dans la contemplation du jardin endormi sous son épais manteau de neige.
Elle portait toujours ce pantalon en tweed sur lequel elle avait jeté son dévolu ; il était bien trop court pour ses longues jambes, mais pour une raison inexplicable – une autre de ses excentricités bourgeoises –, elle avait insisté pour l'emporter avec elle. Soit. Levi avait cédé à son petit caprice. Étant donné que les guêtres d’équitation masquaient l’ourlet du pantalon, ils avaient finalement conclu devant le miroir que l’ensemble ne rendait pas si mal.
Dans l’encadrement de la porte, l'épaule appuyée contre le chambranle, il aurait pu l’épier ainsi pendant une heure. Cet insolite accoutrement ne la rendait pas moins ravissante, au contraire, il ne faisait qu’exacerber sa beauté et cette élégance quasi congénitale propre aux femmes de sa condition. Avec son châle qui enveloppait gracieusement ses épaules et ses cheveux qui ondulaient le long des franges crochetées, elle était d’une beauté saisissante ; en tout cas, elle était objectivement bien trop belle pour le petit toquard qu’il était.
Après un moment d’hésitation, il se décida à faire son entrée. Il avait choisi cette chambre à leur arrivée, un peu dans la précipitation, sans réaliser que chacun des murs étaient tapissés jusqu’au plafond d’une curieuse collection de tableaux, de différentes formes et de tailles, qu’il avait mis plus d’une heure à dépoussiérer. Un petit poêle à charbon ronronnait dans un coin de la pièce et réchauffait difficilement l’air glacé qui s’immisçait entre les lattes branlantes du vieux plancher.
Levi referma précautionneusement la porte derrière lui, mais le claquement du battant fit sursauter la doctoresse qui tourna immédiatement son visage empreint d’une expression de surprise mêlée d’inquiétude. Même à contre-jour, Levi n’eut aucun mal à discerner le sourire forcé qui étirait sa bouche. Cette fébrilité, ce sourire, tout cela ne présageaient rien de bon. Mais une fois de plus, il préféra faire mine de ne rien remarquer ; et comme il s’avançait vers elle, il lui lança d’un ton feint de détachement : « J’ai cru que t’avais filé aux toilettes à cause d’une urgence. »
Avec un sourire embarrassé, la doctoresse lui assura que tout allait pour le mieux. Mais, devant lui, elle conservait ses yeux inexplicablement baissés. Son attitude réservée contrastait incontestablement avec celle de la jeune femme qui avait pris ses quartiers dans son lit ces derniers jours. Aussi, dans un premier temps, Levi se demanda s’il devait mettre ce curieux revirement d’humeur sur le compte d’un excès d'alcool. Mais, son instinct lui soufflait que quelque chose d’autre l'incommodait : un mélange de frayeur, de tristesse, de plaies mal raccommodées ; il n’aurait su dire exactement quoi, mais quelque chose semblait la mettre mal à l’aise. Était-ce sa confidence accidentelle de tout à l’heure qui l’embarrassait encore ? Ou alors la fatigue du voyage qui l’indisposait ? Ou bien la crainte de la proximité des hommes qui s’était tout à coup rappelée à elle ?
Levi s’approcha davantage pour scruter les traits de son beau visage à la lumière de la lune. Mais elle conservait toujours son visage baissé, de sorte qu’il ne parvenait pas à discerner si son regard exprimait une quelconque émotion. « T’aurais pas l’alcool un peu mélancolique, toi ? lâcha-t-il avec une brusquerie mal maîtrisée. »
Par chance, sa question la fit sourire. « C’est cette liqueur qui me rend sotte, répondit-elle d'une petite voix presque enfantine. Je n’aurais jamais dû y goûter.
— En fin de soirée, mieux vaut éviter l’absinthe et toutes ces saloperies. Tu devrais pourtant être au courant, doc.
— Je sais bien, se défendit-elle. Mais je n’ai pas pu refuser aux garçons.
— Si tu veux côtoyer ces soldats, tu vas devoir apprendre à leur dire non. Ce sont pas de mauvais garçons, mais ils sont jamais à court de stratagèmes pour se vider la tête entre deux missions. »
Malheureusement, les efforts de Levi pour dévier le cours de ses pensées et l'aider à surmonter son malaise demeurèrent infructueux : elle persistait à maintenir ses yeux fixés sur la pointe de ses chaussures.
Quand soudain, dans un retournement inattendu, la doctoresse fit un pas de côté et vint se blottir contre lui ; sa tête trouva alors refuge dans le creux de son épaule et profitant habilement de l’ouverture, Levi l'enveloppa de ses bras. Et dans le silence de la petite chambre, ils demeurèrent un instant immobiles, étroitement enlacés. Puis, elle inclina légèrement son visage pour le regarder, quand soudain, le voile de chagrin qui assombrissait son regard se révéla à lui. C’est alors qu’il comprit : cette tristesse était identique à celle qu'il avait perçue dans ses yeux le jour où elle avait perdu sa mère. Était-ce le vide maternel qui se manifestait en elle, là, sans aucune raison ? Peut-être à cause de l'absinthe ? Peut-être pas ? Ce terrible sentiment de manque surgit toujours lorsqu’on s’y attend le moins, après tout.
Et tandis qu’il la tenait contre lui, le cœur serré de la savoir si tourmentée, il se mit en quête d’un moyen d’apaiser sa souffrance. Il savait mieux que quiconque qu’il ne pouvait jamais guérir complètement de son mal. Mais, sa nature intrépide le poussait à agir : il fallait trouver un moyen ! Vite ! Il balaya alors la pièce du regard et ses yeux glissèrent sur les carreaux de la fenêtre. Une idée germa dans son esprit. Oui, pourquoi pas ? Il pouvait tenter le coup.
D’un geste rapide, certainement trop brusque, Levi saisit la doctoresse par la taille et la conduisit devant la fenêtre. « Est-ce que tu as vu cette lune, là, dans le ciel ? demanda-t-il à la volée. »
Elle observa un instant la lune à travers les petits carreaux qui distordaient leurs reflets. De grands éclats de rire jaillirent tout à coup du séjour pour se répandre dans la nuit, rompant le silence lugubre de leur petite chambre ; le contraste entre leur intimité chargée d'émotions et l'ambiance joyeuse de la pièce voisine était plus que frappant.
« Cette lune est immense, dit-elle d’une voix un peu éteinte. C’en est presque grotesque.
— Un jour, Hansi m'a expliqué pourquoi la lune pouvait parfois paraître si énorme. Ça a un rapport avec l’alignement du bordel, mais je pourrais pas te restituer exactement ses explications. »
L'approximation de son commentaire arracha au docteur un petit rire moqueur. « Tu lui demanderas de t’expliquer tout ça demain, conclut-il pour ne pas se ridiculiser davantage. »
Ensuite, toujours en la tenant par la taille, il la fit pivoter de l’autre côté pour lui montrer le bric-à-brac qui recouvrait le mur. « Et ça, c'est pas dingue aussi ? fit-il, en désignant d'un signe de la tête les étranges cadres dans lesquels étaient épinglés des insectes en tout genre.
— Il y en a vraiment beaucoup ! observa-t-elle, un peu plus joyeusement.
— Qui aurait l'idée d’accrocher toutes ces merdes à un mur, sérieusement ? »
Le son mélodieux du rire de la jeune femme résonna encore dans la pièce et Levi jubilait intérieurement de l’avoir fait sortir, ne serait-ce qu’un court instant, de son morne silence.
« L’oncle de Moblit était un lépidoptériste chevronné, expliqua-t-elle.
— Bah les gens fricotent bien avec qui ils veulent, c’est pas mes affaires. Mais quel rapport avec ces bestioles ? »
Un nouvel éclat de rire se fit entendre et en réponse à celui-ci, Levi la serra plus étroitement contre lui. « Qu’est-ce qui te fait rire comme ça ? demanda-t-il d’un air faussement innocent, alors qu’il glissait ses mains sur son ventre pour mieux sentir les tressauts de son abdomen.
— C’est toi qui me fais rire, capitaine !
— Ha bon ? Qu’est-ce que j’ai dit de si drôle ?
— Lé-pi-do-pté-ris-te, répéta-t-elle en articulant chaque syllabe. Ce n’est pas une orientation sexuelle. Cela signifie juste qu'il était spécialiste des lépidoptères. En d'autres termes, c’était un passionné de papillons.
— Passionné de papillons ? Pour les épingler dans des cadres, comme ça ? »
Sa remarque déclencha un nouvel éclat de rire. Et puisque Levi la tenait toujours serrée tout contre lui, il pouvait sentir le relâchement progressif de chaque muscle de son corps, depuis la nuque jusqu’au ventre. Elle semblait maintenant plus détendue. « Je te l'accorde, c'est un peu morbide, reconnut-elle en riant. Mais tous ces papillons ont un petit je-ne-sais-quoi de poétique, tu ne trouves pas ? » Puis, en le regardant affectueusement par-dessus son épaule, elle ajouta : « D’ailleurs, je ne t’ai même pas remercié de nous avoir trouvé une si jolie chambre ».
En réponse à ses remerciements, Levi déposa un baiser sur son épaule. Par contre, il se garda bien de lui expliquer qu’il avait obtenu cette chambre de Moblit en usant de quelques paroles obscures et d'un regard menaçant. On lui avait promis une chambre, il s'était donc assuré d'en obtenir une. « Ce bataillon est un repère de cinglés, observa-t-il, tandis qu’il se remémorait la série de circonstances qui les avaient conduits jusqu’ici. Et la décoration de cette chambre m’indique que leur excentricité est certainement héréditaire. Les membres de l’escouade de Hansi sont à l’image de leur supérieur : tous de sacrés spécimens. Ils dénoteraient pas beaucoup s'ils étaient épinglés au mur à côté des bestioles.
— Je te trouve un peu sévère, capitaine… Nifa est une excellente jeune fille, ne trouves-tu pas ?
— Nifa fait peut-être exception, admit Levi. Même s’il ne faut pas avoir froid aux yeux pour se mettre à la colle avec ton infirmière. D’ailleurs, doc, faudrait que tu fasses attention à ne pas trop te laisser marcher sur les pieds par cette petite peste.
— Mais Cléo est adorable, réfuta-t-elle aussitôt. De plus, elle n’a jamais cessé de louer tes qualités auprès de moi.
— Ça me fait une belle jambe, maugréa Levi, toutefois étonné d’apprendre que cette fille ne le détestait pas. Si tu veux mon avis, toutes tes petites infirmières profitent trop de ta gentillesse. »
La doctoresse pivota sur ses talons pour lui faire face et dans un sourire, elle ajouta : « C'est curieux que tu me reproches ma gentillesse. N’est-ce pas toi qui n'as cessé d’accéder aux demandes de toutes les personnes que nous avons croisées depuis ce matin ? »
Levi fit glisser ses mains sur ses hanches pour l’attirer à lui. « La soirée n’est pas encore terminée. Je pourrai peut-être encore me rendre utile ? » Son ridicule numéro de charme inspira aussitôt à la dame un sourire moqueur. « Ton dévouement n’aurait donc pas de limite, capitaine ?
— Peut-être bien… rétorqua-t-il d’un air faussement sérieux. »
Il avait beau jouer la carte de l'ironie, il espérait au fond de lui que cette comédie les conduise quelque part. Seulement, les joues de la doctoresse s’empourprèrent violemment et dans un nouveau réflexe incompréhensible, elle détourna pudiquement son visage. « Et si quelqu’un s’introduisait dans la chambre ? lança-t-elle d’une voix contrite, en fixant nerveusement la porte. »
Levi n'était peut-être pas un fin psychologue, mais il avait compris depuis longtemps que cette femme n’était pas portée sur l'exhibitionnisme ; c’est pourquoi il s’empressa de calmer ses craintes. « J'ai été très clair avec tout le monde : quiconque pénétrera dans cette chambre pendant que nous nous y trouvons finira débité en rondin et jeté au feu. »
La doctoresse le dévisagea d’un regard perplexe. « Tu penses que je plaisante, doc ? dit-il, en la fixant droit dans les yeux.
— Je te crois tout à fait capable d’une telle chose, rétorqua-t-elle avec étrange gravité. »
Mais son visage se déroba encore. Une fois de plus, elle battait en retraite et de son côté, Levi commençait véritablement à perdre patience. Il bouillonnait de la tenir contre lui, de sentir la chaleur de son corps et de respirer le parfum de ses cheveux. « T’as l’air complètement à côté de tes pompes, toi, lâcha-t-il sur le coup de la frustration. T’es sûre que t’as pas trop picolé ? Parce que si c’est le cas, je vais chercher une bassine et on essaye de te purger de toute cette merde.
— Ce ne sera pas nécessaire, lui assura-t-elle dans une immobilité qui semblait suggérer le contraire. »
D'une main, il se faufila sous l’épaisse chevelure pour dégager la nuque et trouver la douceur de la peau. Après quoi, il massa l’arrière de son cou que l’agitation intérieure avait notablement raidi. Puis, désireux de s’assurer une fois de plus de sa disposition d’esprit, il lui demanda : « T’es sûre que ça va, doc ? » Le silence et l’immobilité qui s’ensuivirent furent sa seule réponse. Comment ne pas exprimer sa stupéfaction face à une telle série de signaux contradictoires ?
Totalement déboussolé, Levi fut soudain envahi de doutes. Devait-il agir avec familiarité avec elle ? Ou devait-il se montrer plus distant ? Et même si son instinct lui soufflait la prudence, il se risqua toutefois à prendre sa main dans la sienne pour la conduire jusqu’au lit. Ensuite, il la fit s’asseoir sur le bord du matelas et il lui demanda sans ambages si elle désirait rester seule ; proposition qu'elle rejeta catégoriquement. « T’es sûre que t’aurais pas un peu l’alcool mélancolique, toi ? ironisa-t-il dans l’espoir de détendre l'atmosphère. »
La doctoresse acquiesça d’un sourire teinté de tristesse, les yeux toujours rivés sur le plancher. Levi se trouvait maintenant dans une impasse : voilà qu’elle ne riait plus à ses plaisanteries douteuses et qu’elle semblait encore plus résignée qu’à son arrivée. Comment devait-il s’y prendre pour se sortir de ce bourbier ? Résigné, il s’installa sur le lit, près d’elle. Et afin de dissiper tout malentendu entre eux, il lui précisa : « Que ce soit bien clair, rien ne t’oblige à faire ou dire quelque chose que tu ne veux pas, d'accord ? Si tu veux rester seule ici cette nuit, ça me pose aucun problème. Je trouverai une place… » Mais la doctoresse ne lui laissa pas le temps de terminer sa phrase, car, tout à coup, elle éclata en sanglots. Levi n’osait pas la regarder tant il se sentait minable face à sa détresse et totalement dépassé par la situation. Le réconfort n'était définitivement pas sa qualité première ; ce qui ne constituait certes pas un secret pour elle. Cela dit, à cet instant précis, il n'avait jamais autant maudit son manque de tact et de délicatesse.
Elle prit son visage entre ses mains pour cacher les larmes qui roulaient le long de ses joues. « Pardonne-moi, capitaine. Pardonne-moi de t'avoir mis dans l'embarras devant Hansi tout à l'heure… » Elle s’interrompit pour prendre une profonde inspiration, puis elle ajouta d’une voix tremblante : « Bon sang, c’est pathétique… Je n’aurai jamais dû boire autant d’alcool. J’ai l’impression d’être une adolescente aux prises avec son premier verre de liqueur. Pardonne-moi, capitaine…
— Inutile de t’excuser, lui assura Levi. T'as rien fait de mal.
— Tu es si gentil… Un ange… »
Sur le moment, il ne comprit pas le sens de ses paroles.
« Un ange ? lança-t-il d’un air confus. Qu'est-ce que c’est un ange ? »
La doctoresse essuya ses yeux et reprit une grande inspiration avant de lui répondre : « Un ange, c’est une sorte d’entité céleste et protectrice, tout comme toi. C’est ce que j’ai pensé la première fois que je t’ai vu voler, au loin, alors que je me trouvais au sommet du mur Rose. Je me suis dit que tu devais être un ange envoyé par les dieux pour nous sauver. »
Levi ne saisit pas un traître mot de son charabia, mais au lieu de la relancer, il porta ses mains à son visage pour essuyer doucement ses joues ruisselantes. Un sourire désolé étira sa bouche et détendit ses beaux traits ; elle était si jolie avec ses grands yeux pleins de larmes et sa petite mine chagrine qu’il ne put s'empêcher de couvrir sa figure de baisers.
Ensuite, il lui accorda quelques minutes pour retrouver ses esprits. Et lorsqu’il la sentit moins fébrile, il l’interrogea sur les raisons de son chagrin. Ainsi, elle lui avoua qu’elle pensait souvent à sa défunte mère et qu’elle éprouvait d'énormes difficultés à surmonter son deuil. Depuis des mois, elle portait le fardeau de cette souffrance qu’elle tentait de noyer dans le travail ; mais en vain, la douleur finissait toujours par refaire surface de manière inattendue, comme en cet instant.
Fauché par cette déchirante confidence, Levi demeura un instant sans voix. Il savait mieux que quiconque qu’aucune parole réconfortante n’était en mesure d’apaiser un mal de cette nature.
Des larmes coulèrent à nouveau des yeux de la jeune femme. D’une voix fébrile, elle lui demanda si elle parviendrait un jour à se débarrasser de ce chagrin qui n’en finissait plus de la ronger de l’intérieur ; Levi lui répondit franchement que non ; qu'elle n'y parviendrait jamais ; que la perte d'une mère était de ces maux inguérissables dont on ne peut se départir. Mais peut-être, avec le temps, la douleur finirait dans une certaine mesure par se faire moins vive, à condition de ne pas trop céder à la mélancolie.
A ces mots, ses frêles épaules se remirent à trembler comme de nouvelles larmes s’échappèrent de ses yeux. Ne sachant plus quoi ajouter, Levi repoussa les boucles blondes qui s’étaient collées à ses joues pour dégager son visage. Il déposa des baisers sur ses paupières tuméfiées et par bonheur, ses quelques gestes de tendresse semblèrent la réconforter.
Au bout d’un moment, la doctoresse s’arrêta de pleurer. Et quand elle sembla plus détendue, Levi lui proposa de la délester de ses bottes. L’excès d’alcool rendait certes ses réactions imprévisibles, toutefois elle accepta docilement sa proposition. Il mit alors un genou à terre et commença par déboutonner ses guêtres d’équitation. Puis, il retira une première botte. Et tandis qu’il s’apprêtait à retirer la seconde, il réalisa que la dame le regardait fixement, d'une façon pour le moins inhabituelle. Il l'interrogea du regard, comme pour lui demander si quelque chose l’incommodait encore, et en retour, elle lui lança un petit sourire énigmatique.
« Ça va mieux ? demanda-t-il une fois qu'il eut terminé de la déchausser.
— Beaucoup mieux, merci, répondit-elle aimablement, en le fixant toutefois d'un regard indéchiffrable dans lequel perçait une sorte d'interrogation. »
Un silence pesant s’installa entre eux. Levi avait le sentiment qu'elle voulait dire quelque chose, mais qu'elle n’osait pas. Quelques secondes s’écoulèrent encore, dans une atmosphère des plus inconfortables. Quand tout à coup, la doctoresse résolut de se jeter à l’eau : « Puis-je te poser une question, capitaine ? »
Levi acquiesça d'un léger hochement de tête. « Est-ce que tu as connu ta mère ?
— Oui… répondit-il avec prudence, tout en se préparant mentalement à la rafale d’interrogations qui s’ensuivait habituellement lorsqu’on l’interrogeait à ce propos.
— Quel âge avais-tu quand elle t'a quitté ? »
Sentant le danger de s’engager sur ce terrain, Levi préféra mettre immédiatement un terme à l’interrogatoire : « Crois-moi, tu n’as pas envie d’entendre cette histoire. C'est d’une tristesse épouvantable et tu es déjà bien assez affligée comme ça. »
Les circonstances de la disparition de sa mère n'avaient jamais été un sujet tabou pour lui. Cependant, le moment ne lui semblait guère opportun pour aborder ce chapitre de sa vie avec cette fille qui venait de pleurer toutes les larmes de son corps en évoquant le deuil de sa propre mère.
Mais curieusement, la doctoresse le fixait toujours avec de grands yeux brûlant de curiosité. Et même si ses joues et ses paupières étaient encore rougies par le chagrin, elle semblait étonnamment disposée à accueillir ses confidences. Tout bien considéré, elle s’était confiée à lui avec tant de sincérité. Pourquoi ne pouvait-il pas lui rendre la pareille ? « Qu’est-ce que tu veux savoir précisément ? demanda Levi qui demeurait néanmoins sur ses gardes.
— Tu as vu le jour dans la cité souterraine, c'est bien cela ? »
Il opina de la tête pour acquiescer, ce qui encouragea la doctoresse à poursuivre : « Quels sont les souvenirs que tu as conservés d’elle ?
— Des souvenirs bizarres.
— Comment cela ?
— Tout est bizarre dans les souterrains… Je veux dire, il y a pas de lumière… »
Alors qu’il cherchait les mots justes pour décrire le plus précisément possible son ressenti, la doctoresse prit cette expression concernée qu’elle affichait généralement devant ses patients. « Comment était-elle ? reprit-elle, en l’enveloppant de ce regard doux et feutré qui invitait à la confidence. »
Levi dut plonger dans les tréfonds de sa mémoire pour raviver le souvenir de cette mère absente depuis près de deux décennies. Il écarta la dernière image qu'il conservait d'elle, car elle n'était en rien représentative de ce qu'elle avait été. « Elle était belle, répondit-il presque machinalement. Les cheveux noirs, comme moi. » Il se souvenait étonnamment bien de la beauté de son visage, de la délicatesse de ses mains et de l’exquise douceur de la peau qui contrastait avec le cadre misérable dans lequel ils évoluaient. Pour autant, malgré l’affection sans borne qu’il lui vouait toujours, il ne conservait d’elle qu’un nombre dérisoire de souvenirs. « C’était ma mère, quoi… conclut-il amèrement. Je sais pas trop quoi te dire de plus, doc. »
Quand soudain, un détail lui revint en mémoire ; c’était certes quelque chose d’insignifiant, mais sur le moment, Levi trouva amusant de lui en faire part. « Tu sais, quand j’étais enfant, je pensais que ma mère et moi avions le même âge. Je croyais qu’on était né le même jour et que rien n’avait précédé notre existence. Tu trouves pas ça bizarre ?
— C’est vrai, c’est curieux, acquiesça doucement la doctoresse.
— J’étais incapable de concevoir qu’elle avait eu une vie avant moi. Faut dire que j’étais pas très malin quand j'étais môme. »
Malgré le caractère confus de son anecdote, elle semblait parfaitement comprendre ce qu'il lui disait, ce qui encouragea Levi à poursuivre : « On crevait de faim, on avait constamment froid, mais pour moi, c’était normal. Ça a toujours été comme ça, alors j’en souffrais pas tellement. Puis, on était ensemble, alors je souffrais d’aucun manque, tu vois ce que je veux dire ? »
Elle opina d’un léger mouvement de tête pour acquiescer à sa question. « J’étais le genre de môme constamment collé à sa mère, poursuivit-il. J’ai passé les premières années de ma vie caché, pour ainsi dire, dans ses jupons. Puis, un jour, elle est tombée malade et c’est allé très vite. Elle travaillait dans un bordel pas loin de la maison et elle a fini par choper une de ces saloperies qu’on attrape habituellement dans ce genre d’endroits. Et elle a fait… comment t’appelles ça, doc ? Le sang qui s’infecte et la fièvre qui s’arrête jamais ?
— Certainement une septicémie, répondit-elle paisiblement.
— Ouais, c’est ça. Une septicémie… » Levi marqua une courte pause quand il s’entendit prononcer ces mots. Il lui semblait presque indécent de parler de la mort de sa mère en des termes aussi froids et techniques. Mais le désir de se confier à Mary était si fort qu’il poursuivit son récit sans accuser la moindre gêne. « Je vais te passer tous les détails sordides de sa mort, car c’est glauque et ça n’a aucun intérêt. Bref, un jour cet homme – soi-disant un ami de ma mère – a débarqué de nulle part et m’a pris avec lui. »
À ces mots, le regard de la doctoresse s’éclaira. « Vraiment ? s’exclama-t-elle. Mais qui était cet homme ?
— J’en sais toujours foutre rien, répondit Levi d’un air désabusé. Folklore local. De toute façon, rien de ce qui se passe dans ces maudits souterrains n’a de sens. Moi, j’étais un gamin, j’étais à moitié mort de faim, alors je l’ai suivi sans me poser plus de questions. »
La doctoresse semblait totalement captivée par l’étrange tournure qu’avait prise son histoire. « Que t’est-il arrivé ensuite ? relança-t-elle aussitôt.
— Eh bien, ce type s’est un peu occupé de moi. Il m’a enseigné certaines choses, tout ça…
— Certaines choses ? répéta-t-elle d’un air intrigué.
— Il m’a appris à me défendre, précisa Levi, à écouter mon instinct, à piger que dans certains cas la violence est l’unique moyen de résoudre un problème. Puis, un jour, il s’est fait la malle et il m’a planté comme ça, au milieu d’une rue, sans que je sache pourquoi. Disparu du paysage en un clin d’œil. Je l’ai plus jamais revu.
— Et tu n’as jamais su qui il était ?
— Non, répondit Levi. C’était peut-être mon père ; c’était peut-être le protecteur de toutes les putains des bas-fonds, qu’est-ce que j’en sais… ? »
Cette question suscitait en lui un tel vertige qu’il prenait généralement soin de la mettre sous clé dans un recoin de son esprit pour ne pas trop y penser. Pour autant, Mary avait vu juste : il n’existait pas de question plus centrale et légitime que celle-ci. Qui était cet homme qui l’avait sauvé d’une mort certaine et qui avait éveillé en lui cette soif de vivre ?
Avec le temps, Levi avait compris qu’il devait, en toute logique, être lié à lui par une sorte de filiation. Or, même après toutes ses années, la véritable nature de leur parenté demeurait toujours une énigme. « J’ai jamais su qui il était, reprit-il, d’un air songeur, tout en repensant à Kenny et à ce qu’il avait représenté pour le petit garçon qu’il était alors. »
Il médita un instant sur cette prodigieuse faculté qu'ont les enfants à s'attacher aux pires individus simplement parce qu'ils représentent un semblant de figure parentale à leurs yeux. « C’était une belle ordure… ajouta-t-il à mi-voix, comme en se parlant à lui-même. Une belle ordure qui m’a sauvé la peau. Je devrai peut-être lui être reconnaissant ? T’en penses quoi, doc ?
— Tu es naturellement en droit de lui en vouloir de t’avoir abandonné si brutalement, répondit-elle paisiblement. D’autant que tu n’étais qu’un enfant. Au reste, je pourrais lui être reconnaissante de t'avoir sauvé la vie. Car sans son action, je n'aurais jamais eu la chance de te rencontrer. Qu'en dis-tu ?
— Ouais, c’est un bon compromis, approuva Levi d’un air satisfait. »
Pour le remercier de s’être ainsi confié à elle, la doctoresse le gratifia de son plus beau sourire. Et Levi réalisa tout à coup qu’il s’était bien trop épanché sur ses mésaventures passées. Honteux, il lui dit : « J’aurai pas dû te raconter toutes ces conneries. »
Cependant, son interlocutrice ne semblait pas partager cet avis. « La confiance que tu me portes me touche énormément, capitaine. Merci de m’avoir parlé de tout cela. Mais peut-être désires-tu en savoir davantage sur moi, pour équilibrer l’échange, en quelque sorte ?
— Sur toi ? marmonna Levi, dardant sur elle un œil moqueur. Je doute qu’une nuit suffise à percer le mystère qui entoure ta personne, ma jolie. »
Un nouvel éclat de rire résonna dans la pièce. « Le mystère qui entoure ma personne ? s’exclama-t-elle d’un air railleur. Rien que cela ?
— Faut dire que j’ai déjà du mal à concevoir que tu es bien réelle, releva-t-il, sans s'en rendre compte.
— Inutile de jouer les beaux parleurs avec moi, rétorqua-t-elle aussitôt.
— Je disais pas ça pour jouer les beaux parleurs, lui assura-t-il. Je le pense sincèrement. »
La doctoresse le regarda droit dans les yeux comme pour s’assurer qu’il ne lui mentait pas. Puis, ses pommettes se mirent tout à coup à s’empourprer quand elle lui lança d’une voix douce :« Dans ce cas, j’espère que c’est un joli rêve…»
— Effectivement, ce rêve-là ne débute pas trop mal, se dit-il en lui-même, en prenant soin, cette fois-ci, de ne pas lui répondre directement. »
Levi la regarda un instant, songeant combien il était chanceux de se trouver en si ravissante compagnie. Cette fille n’en finissait plus de le séduire par sa grâce, son intelligence et son ouverture d’esprit. Découvrir de nouvelles facettes de sa personnalité était assurément une délicieuse façon de passer le temps.
« Vous êtes bien tous les mêmes, souffla-t-elle, comme si elle avait encore deviné la nature exacte de ses pensées. Devant un joli visage, vous ne répondez plus de rien.
— Tu crois que tu me plais uniquement parce que tu as un joli visage ? rétorqua impassiblement Levi.
— La seule chose que je sais, c’est que ce visage a inspiré bien trop de douces paroles à bien trop des crétins lunatiques.
— Pardon ? s’exclama Levi d’un air confus. »
La doctoresse détourna crânement son visage rougissant et avec un adorable air boudeur, elle répliqua : « Aussi cliché que ça puisse paraître, les hommes m’ont fait commettre bien trop d'erreurs par le passé…
— Des erreurs ? souligna-t-il. On reproduit souvent les mêmes quand on a affaire aux mêmes personnes. Le problème vient peut-être moins de ton joli visage que de tes fréquentations.
— Et toi tu n’es certainement pas comme les autres hommes ? lança-t-elle, en le dévisageant impérieusement. Tu es d’une autre espèce d’homme, supérieure aux autres, peut-être ?
— Non, répliqua-t-il tranquillement. Mais, je ressemble pas aux autres hommes que tu as connus. »
Sa remarque la fit sourire.
« C’est vrai, admit-elle, en abaissant ses longs cils sur ses pommettes rougissantes. Tu ne ressembles effectivement pas à mon ex-mari. Ni aux autres hommes que j’ai fréquentés. »
Elle prononça ces mots avec un sang froid et un détachement qui confinaient presque au comique, si bien que Levi manqua d’éclater de rire. « Alors comme ça, tu as été mariée ?
— Tu ne me feras pas croire que tu ne savais pas ! lui lança-t-elle en le fusillant du regard. »
Leur échange prenait une tournure si surréaliste que Levi ne parvenait maintenant plus à dissimuler son amusement. « Tu savais que j’avais été mariée, n'est-ce pas ? lui demanda-t-elle, tandis que la bouche de Levi n’en finissait plus de s’étirer. Ton sourire est en train de te trahir !
— Disons que je m'en doutais, admit Levi, en masquant sa bouche du revers de sa main. Enfin, je me doutais que tu avais connu quelques déceptions sentimentales sans savoir précisément de quoi il était question.
— Et c’est aussi ton mystérieux tuteur qui a aiguisé ce sens de l’observation ?
— Entre autres choses, répondit-il d’un air plein de mystère. »
Elle le dévisagea encore un moment de son œil inquisiteur et après un court silence, elle reprit moins nerveusement : « C’est curieux, je ne vois aucune malice en toi. Je ne saurai dire pourquoi, mais pour quelqu’un de si redoutablement perspicace, tu sembles peu enclin à la ruse.
— Comme quoi, on n’est pas si différents, toi et moi. »
En prononçant ces mots, Levi prit pleinement conscience de la confiance aveugle qu’il accordait à cette femme dont il ignorait presque tout et qui était, pour ainsi dire, une quasi étrangère à ses yeux. Au fond, que savait-il de son passé ? Pas grand-chose. Pourtant, une intuition profonde le poussait à lui accorder une foi sans réserve. L'absurdité de l'existence humaine est parfois si frappante !
Le tumulte dans la pièce voisine avait maintenant cessé, laissant présager que chacun avait regagné sa couche pour la nuit. Levi et Mary poursuivirent un temps leur conversation à voix basse pour ne pas déranger leurs camarades qui dormaient dans les pièces adjacentes.
Au bout d’un moment, la doctoresse se leva et décréta qu’elle avait chaud. Devant la fenêtre, en plein dans la lumière de la lune, elle se plongea dans le déboutonnage de son chemisier ; bouton après bouton, elle dévoila le caraco de soie et de dentelle qui recouvrait sa poitrine et poursuivit son effeuillage avec une lenteur et une sensualité bien trop appuyées pour ne pas être savamment étudiées. Mais son numéro de charme prit un tour beaucoup plus burlesque quand, s'emmêlant les jambes dans son pantalon, elle manqua de tomber en avant. Levi dut se lever en catastrophe pour lui venir en aide. « Tu sais, j’étais sincère tout à l’heure quand je disais que je te trouvais séduisant, lui dit-elle en se tenant en équilibre sur un seul pied.
— J’avais bien compris, lui assura Levi qui la retenait précautionneusement par la taille. Par contre, ce serait pas malin de te péter le nez au beau milieu de la nuit, sachant que tu dois être le seul médecin des environs. »
Elle releva ses bras pour l’enlacer – ou plutôt pour s’agripper à lui. « Que tu es beau… lui souffla-t-elle à l’oreille, en nouant ses bras autour de son cou. Tu es beau et malgré ton petit air renfrogné, tu as parfaitement conscience que tu es beau. Mais, en même temps, tu en doutes un peu et c’est ce qui te rend d’autant plus craquant. » Elle prit son visage dans ses mains et déclara : « Tes yeux, où rien ne se révèle de doux ni d’amer, sont deux bijoux froids où se mêle l’or avec le fer. »
Levi dut mobiliser toute l'énergie de son caractère pour ignorer le contact de ce corps brûlant qui se pressait contre le sien. Car il fallait se montrer raisonnable : cette fille était bien trop ivre pour tenter quoi que ce soit. Aussi, avant que les choses ne dérapent, il se pressa de lui faire regagner le lit.
La doctoresse s’étendit sur le matelas et s’enroula aussitôt dans l’épais édredon. Une fois drapée dans sa couverture, elle lui lança ces instructions d’une voix marquée par le sommeil : « Si je me mets à vomir, tu dois me réveiller et me faire m’asseoir, d’accord ? Ce serait indigne d’un médecin de mourir en s’étouffant dans ses propres régurgitations. »
Levi lui promit de veiller sur elle. Et dans son cocon de plume et de coton, à la manière d’une chenille processionnaire, elle se mit à ramper sur le matelas et finit par trouver refuge dans ses bras. Peut-être se réveillerait-elle avec des ailes dans le dos, comme l’une des bestioles épinglées au mur ?
En tout cas, il ne lui fallut pas plus d’une minute pour plonger dans un profond sommeil et comme convenu, Levi darda un œil attentif sur son visage et le rythme tranquille de sa respiration. Il jalousait son incroyable aptitude à s'endormir en un clin d’œil. Assise sur une banquette, blottie dans ses bras ou la tête enfoncée dans un coussin, à peine fermait-elle ses yeux qu’elle tombait dans un profond sommeil et pouvait roupiller sans interruption durant huit heures d’affilée.
Levi avait également remarqué qu'elle avait tendance à parler en dormant, à baragouiner des choses et d’autres, le plus souvent liées à l’exercice de sa profession. Une nuit, elle l’avait soudain apostrophé durant son sommeil pour lui vanter les bienfaits du millepertuis en cas de douleurs musculaires. Et quand, au réveil, il l'avait informée de son petit exposé nocturne, elle l’avait regardé interloquée, avec des yeux ronds comme des billes.
Pour autant, il n'avait jamais rêvé d’elle et il en était bizarrement affligé. Pourquoi son esprit refusait-il à cette fille l'accès à ses songes ? Cette absence de réciprocité lui paraissait parfaitement injuste.
Et tandis que Levi songeait à ces charmantes futilités, il observait la lune immense poursuivre lentement sa route derrière les carreaux embués de la fenêtre. C’était désormais une certitude, il n'oublierait jamais cette nuit, pas plus que l’atmosphère apaisante qui régnait dans cette chambre, ni même la chaleur irradiante du corps qu’il tenait dans ses bras. Il devait regarder la lune, les cadres qui ornaient les murs, les flammèches qui caressaient la vitre du vieux poêle à charbon ; il devait graver toutes ces images dans son esprit pour ne jamais oublier. Car cette nuit était à marquer d’une pierre blanche ; cette nuit, Levi avait enfin perdu sa virginité.
D'une certaine manière, il s’était toujours considéré comme semi-vierge. Les gens font souvent toute une histoire de la perte de la virginité, alors que dans la plupart des cas l’expérience de la chair survient progressivement dans le brouillard de l’adolescence. Il est rare de se faire dépuceler, pour ainsi dire, en une seule fois. La perte de la virginité est une opération souvent graduelle, débutant au sortir de l’enfance, habituellement par un baiser plus ou moins appuyé, puis se terminant quelques années plus tard par un coït. C’est ce qu’on appelle communément le dépucelage – le coït. Grossier réductionnisme ! Que le sexe serait déprimant s’il ne se résumait qu’à ça…
Car il est vrai que peu de personnes font état d’un autre pan de la sexualité : l’intimité. Et l’intimité ne se caractérise pas seulement par un échange de fluides corporels. Non. Ce serait trop simple. L’intimité s'inscrit au cœur d'une connexion à la fois physique et spirituelle, et c'est précisément cette dualité qui la rend si attrayante. En tout cas, c’était ainsi que Levi la percevait : parler, c’est pas mal ; baiser, c’est bien aussi ; mais la synergie de ces deux éléments, combinée à une connexion émotionnelle profonde, confère aux relations humaines un charme diablement plus intéressant. Et selon lui, un homme demeurait englué dans le pucelage s’il n’avait jamais atteint ce stade précis de l’intime avec une autre personne. Ce qui était son cas, du moins avant de rencontrer Mary.
Avant elle, le sexe n’avait jamais été réellement intime. Il avait toujours été presque mécanique, guidé par un instinct quasi animal. L’intime avait parfois été concédée aux amis proches ou à certains de ses camarades du bataillon, mais jamais aux personnes avec qui il avait couché. Pas par volonté de sa part, non ; mais parce qu’il n’avait jamais rencontré quelqu’un d’un tant soit peu disposé à faire face à toute la crasse qui tapissait l’intérieur de son crâne.
Aussi, échanger sur le passé, l'enfance et toutes ces choses à la fois importantes et futiles, avec une femme qu'il désirait et qui le désirait en retour, était une expérience aussi inattendue qu’extraordinaire pour lui.
Et voilà pourquoi cette nuit, après ce long dialogue à cœur ouvert, il avait la sensation de s’être enfin départi de sa semi-virginité. D’ailleurs, il se demandait s’il en était de même pour elle ; si, en dépit des années et du premier mariage, elle était restée, comme lui, semi-vierge. Comme il aurait été amusant de perdre leurs virginités complètes ensemble !
En effet, il était aussi curieux de constater combien la compagnie de Mary lui était agréable. Cette fille était un ravissement permanent : elle riait à tout et s’émerveillait d’un rien. Et même dans les moments où elle se montrait vulnérable, sa douceur et sa bonté d’âme ne lui faisaient jamais défaut. Il n'y avait pas l'ombre d'égoïsme en elle. De surcroît, cette confiance absurde qu’ils se vouaient l’un l’autre était certainement ce que Levi trouvait de plus extraordinaire dans leur relation.
Malgré le passé trouble qu’il traînait et dont elle avait parfaitement connaissance, elle semblait lui faire aveuglément confiance. Il en était de même pour lui : en dépit du brouillard qui entourait la vie de cette doctoresse, il était incapable de ressentir une quelconque défiance à son égard.
Ils étaient parvenus à se séduire mutuellement sans raison particulière. Elle disait le trouver « séduisant » ; et peut-être était-elle aussi séduite par sa condition d’ex-voyou, laquelle constituait assurément un petit fantasme pour une femme de son pedigree.
Lui, de son côté, avait été bêtement séduit par cette sorte de féminité archétypale qu’elle incarnait ; et peut-être aussi par la perspective de se taper une vraie bourgeoise de Mitras, laquelle parachevait, d’une certaine manière, son ascension sociale.
En d’autres termes, leur affinité mutuelle n'avait rien de très singulier : une part d'attirance physique, une part de fétichisme bizarre ; tout était normal. Tout était même d'une banalité affligeante. Et pourtant, Levi pressentait que leur idylle, aussi convenue fût-elle, était sur le point de bouleverser son existence tout entière.
Dans le contexte politique oppressant qui les entourait, avec leurs différences sociales, leurs caractères dissemblables et d’autres facteurs inconnus à ce jour, il était fort probable que leur histoire se termine de la plus tragique des manières. En homme pragmatique, Levi ne se faisait pas beaucoup d’illusion à ce sujet.
Mais quelle importance ? Le désir était là, et comble de l’absurde, il était réciproque. Il fallait bien en faire quelque chose. Le nier, le refouler et vivre sa vie dans le déni de son existence n’aurait engendré que regrets et vaines frustrations. Quitte à transgresser l’ordre des choses, autant que ce soit pour les yeux d’une femme aussi extraordinaire que cette doctoresse.
« Est-ce qu’on se trouverait pas à l’aube d’une putain de révolution spirituelle ? se demandait-il, en se sentant pousser des ailes. »
De toute évidence, Mary n'était pas la seule à avoir abusé de l'alcool cette nuit-là…
Cependant, Levi n’était pas dupe. Il avait conscience du caractère périlleux d’une telle entreprise et il était évidemment convaincu que rien ne serait acquis dans la facilité ; de l’obtention de sa citoyenneté jusqu’à la perte complète de sa virginité, rien n’avait été acquis sans le déploiement d’efforts considérables. L’issue de leur relation ne ferait pas exception à cette règle.
Et dans le pire des cas, si leur histoire devait se conclure de la manière la plus terrible, il s’efforcerait d'être celui des deux qui en souffrirait le plus.
Tout bien considéré, cette femme remarquable méritait bien qu'on lui offre ce sacrifice.
Dans le silence de la nuit, Levi médita longuement sur ce que la ravissante dormeuse qu’il tenait dans ses bras lui avait raconté d’elle, de ses difficultés à surmonter le deuil de sa mère, de l’échec de son premier mariage, etc. Il se demandait comment il conviendrait de se comporter en sa présence ; s’il se montrait suffisamment prévenant à son égard ; si sa nature revêche ne constituait pas finalement un danger, comme semblait le redouter Hansi. Les heures défilèrent, et comme chaque nuit, Levi n’en finissait plus de réfléchir à cela, ainsi qu’à d’autres choses.
Mais lorsque la lune sortit de l'encadrement de la fenêtre, la luminosité diminua nettement. Et enveloppé dans l'épaisse obscurité qui s'ensuivit, il parvint enfin à trouver le sommeil.
***
Quand Levi rêve de chez lui, c’est toujours de cette masure aux murs recouverts de chaux et au sol jonché de carreaux d'argile craquelés. L'obscurité y est si dense que la bougie posée sur la vieille table peine à éclairer l'espace. Pourtant, dans ses songes, ce lieu représente le foyer originel auquel il restera attaché même après la disparition de sa mère, même après avoir quitté les souterrains, et même après l’obtention de sa citoyenneté.
Quand Levi rêve de chez lui, il se voit toujours assis à même le sol glacé, à l'endroit où il avait coutume de s'installer quand il était enfant. Il fixe sans relâche le lit – unique commodité de cette pièce de seulement dix mètres carrés –, sur lequel est installée une jeune femme ; celle-ci est vêtue d'une simple chemise de lin blanc qui lui confère une allure presque virginale.
La jeune femme, encore épargnée par la maigreur qui la rongera avant sa mort, rayonne d'une beauté incomparable ; son visage au teint pâle est comme sublimé par ses longs cheveux d’un noir de jais.
« Si je rêve de toi, dit Levi en s’adressant à la jeune femme, c’est certainement parce que je lui ai parlé de toi avant de m’endormir.
— C’est possible, lui rétorque-t-elle en le regardant tendrement. Comme il est aussi possible que tu rêves de moi pour une autre raison.
— Est-ce que tu sais pourquoi je ne rêve jamais d’elle ?
— Est-ce si important de savoir pourquoi ?
— J’en sais rien. Peut-être que ça n’a aucune espèce d’importance, au final.
— Malgré la nuit, il nous faut vivre. Comprends-tu ce que cela signifie ? »
Cette question paralyse aussitôt Levi. Il ne sait dire pourquoi, mais ces paroles résonnent à son oreille comme une malédiction.
« Qu’est-ce que tu veux dire par là, m'man ? lance-t-il la mâchoire serrée.
— Au cœur de la forêt, il existe une fleur qui brave le froid et transperce la neige pour trouver le soleil. Nous sommes comme cette fleur ; endormis dans le sol gelé, nous attendons de germer à la promesse du printemps. Nous sommes voués à nous battre jusqu’à la fin de l’histoire ; nous abîmerons nos ailes à voler trop près du soleil et certains d’entre nous perdront certainement la vie. Mais nous finirons par atteindre le sommet de la montagne et nous réaliserons alors que ce monde n’est qu’une chimère. »
Quand Levi rêve de sa mère, c’est toujours pour l’entendre dire des choses qui n’ont aucun sens.
À suivre…
Notes : La rédaction de ce chapitre m'a demandé un temps considérable en raison de mon état de santé qui n’en finissait plus de se dégrader depuis septembre. Quand je suis fatiguée, il m’est impossible d’écrire correctement.
De plus, entre le moment où j’ai commencé sa rédaction et le moment de sa publication, nous avons appris qu’Isayama prévoyait d’éditer un omake sur l’enfance de Levi ; sujet que je souhaitais aborder dans ce chapitre. J’ai donc dû réécrire une grande partie de mon texte pour éviter les risques d’interférence avec le canon.
D’ailleurs, je tiens à souligner que dans cette fanfiction, le narrateur s’efforce d’adopter le point de vue des personnages. Ce qui peut conduire à relater des propos auxquels je n’adhère pas vraiment.
Levi est un personnage complexe, tantôt idéaliste tantôt désillusionné. Comme tout un chacun, il peut émettre des avis très conformistes et pas très inspirés sur bien des sujets. Il peut aussi manifester de l'intolérance envers les choses qui sortent de la norme.
C’est pourquoi certaines remarques de ce chapitre peuvent sembler essentialistes ou dérangeantes, voire étranges. Mon objectif est de mettre en évidence à la fois les aspects admirables de sa personnalité, mais aussi les aspects plus pathétiques.
Pour ce qui est des références : les introspections de Levi, celles du début du chapitre, sont inspirées par le dernier monologue de Jean-Louis Trintignant dans "Un Homme et une Femme" de Claude Lelouch. Le nom du chapitre est inspiré par le poème espagnol de Jean de la Croix « Cantar del alma que se huelga de conocer a Dios por fe ». Et l’anecdote de Levi au sujet de sa mère est empruntée à un court passage des mémoires de Marcel Pagnol ; celui-ci avait une écriture quasi amoureuse lorsqu’il parlait de sa jeune mère (qui est aussi morte très jeune).
À ce propos, j’avais toujours supposé que Levi était très attaché à la figure maternelle. Mais le preview de l’omake à paraître (qui traite donc de son enfance) donne à voir des propos dépassant tout ce que j’avais imaginé. Voici une traduction approximative du début de ce chapitre : « Je suis né et j’ai vécu toute mon enfance dans cette cité souterraine. Ma mère brillait par sa beauté et sa grâce au milieu de la fange et de cet air putride. »
Enfin, les vers que Mary adresse à Levi sont extraits d’un poème des Fleurs du mal de Baudelaire.