Soleil de Minuit [Livaï x OC]

Chapitre 15 : L'étreinte

7881 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 08/08/2023 14:59

 Cette nuit-là, un froid vif et humide s'était abattu sur toute la cité, enveloppant chaque recoin de la forteresse militaire d’une étreinte glacée. Dans l'obscurité de l'escalier menant à l'étage réservé aux officiers, Levi, tel une ombre silencieuse, suivait de près Hansi. 

L’honorable lieutenant était certes très alcoolisé et peinait à marcher droit sans se cogner partout. Néanmoins, ils parvenaient tous deux à avancer à bon rythme. « Tu me rattrapes si je bascule en arrière, hein ? », lui avait-elle expressément demandé au début de leur ascension. Et sans protester, Levi s'était plié à sa demande, convaincu que Nanaba et les autres se seraient empressés de lui reprocher de ne pas l'avoir proprement escortée jusqu'à sa chambre. Dans son état lamentable, cette idiote aurait été capable de se fendre le crâne sur le coin d'une marche ou pire encore, de s'introduire accidentellement dans la chambre d'un jeune cadet, s’attirant de ce fait une multitude de problèmes.

Mais alors qu'ils approchaient du premier étage, Hansi s'immobilisa brusquement – si brusquement que Levi évita in extremis de lui rentrer dedans –, et elle déclara avec solennité affectée :

— Nous sommes des soldats, pas des miliciens ! Et moi, je suis une investigatrice consciencieuse qui n'a aucune envie de risquer ma vie pour le compte d'un nanti.

— Tu sais que tu peux aussi me parler en marchant, lui fit sagement remarquer Levi.

Par miracle, son observation suffit à la convaincre et ils purent ainsi poursuivre leur périlleuse ascension. Ils gravirent quelques marches et la voix mécontente de Hansi reprit à brailler :

— Pendant combien de temps allons-nous devoir inspecter les mines et les exploitations de tous les rupins de Mitras ?

— Jusqu'à ce qu'Erwin le juge nécessaire, lui répondit sobrement Levi.

Dans leur état d'ébriété avancée et à cette heure si tardive, Levi n’était guère enchanté par la perspective de se plonger dans une joute verbale avec elle. C’est pourquoi il évitait d’étayer outre mesure ses réponses, préférant se focaliser sur sa mission d'escorte.


Ils atteignirent enfin leur étage et s'engagèrent aussitôt dans le couloir plongé dans une semi-obscurité où résonnait le cliquetis sourd de leurs pas incertains. À ce stade, Levi n'aspirait plus qu’à une seule chose : retrouver ses quartiers et se délester de son manteau quasiment gelé par le froid glacial qui régnait aussi bien au-dehors qu’à l’intérieur de la citadelle. Cependant, Hansi poursuivait ses obscures protestations, marmonnant dans un flot continu de paroles :

— Nous avons bien d’autres chats à fouetter… Puis cette base avancée ne se bâtira pas toute seule...

De toute évidence, cette ivrogne tenait fermement à poursuivre leur désopilante discussion, si bien que Levi n’eut guère d’autre choix que de la suivre jusqu’à sa chambre.

— Tu pourrais lui en toucher deux mots peut-être ? lança-t-elle inopinément, tandis qu’ils atteignaient la porte de ses appartements. Je veux dire, discrètement, sans avoir l’air de rien.

Malgré ses efforts pour démêler son inintelligible charabia, Levi ne parvenait plus à suivre le fil de leur échange tant celui-ci était cryptique et décousu.

— Toucher deux mots à qui et pourquoi ? s’enquit-il, dans un soupir d’irritation.

Cette binoclarde de malheur commençait sérieusement à lui courir sur les nerfs avec toutes ses questions et sa voix perçante qui lui vrillait les oreilles.

— Je te parle d’Erwin, gros nigaud ! s’écria-t-elle tout à coup, faisant résonner son timbre éraillé dans tout le couloir.

Levi lui fit aussitôt signe de baisser d’un ton. Avec ses hurlements de bêtes sauvages, elle était sur le point de réveiller toute la caserne.

— Si c’est toi qui lui en parles, reprit-elle d’une voix plus douce, quoique toujours aussi agaçante, ça le mettrait peut-être dans une meilleure disposition d’esprit, tu ne crois pas ?

Voyant finalement où elle voulait en venir, il préféra couper court :

— Hors de question.

— Mais pourquoi cela ?

— Bien trop dangereux. Pas question que je mette la vie de mes soldats en péril pour que tu fasses mumuse avec tes sales bestioles.

— Mais l’étude d’un spécimen est d’une importance capitale dans mon travail de recherche, se défendit-elle, en élevant à nouveau sa voix. Comment percer le secret de ces créatures sans se consacrer à une étude approfondie de leurs…

— Mais tu vas la mettre en veilleuse ? coupa abruptement Levi, n’en pouvant plus de l’entendre couiner comme un goret. Ce n’est ni le lieu ni le moment de parler de ces choses-là !

— Mais ce n’est jamais le lieu ni le moment de parler de ces choses-là, avec vous tous… protesta-t-elle, la bouche tordue en une moue grincheuse. Le temps passe, et nous en sommes toujours réduits à nous demander ce qu’il en est des créatures que nous devons combattre et qui causent notre perte depuis, etc.

Excédé, Levi était maintenant déterminé à ignorer avec le plus grand soin chaque mot qui sortait de cette maudite bouche, dont l’haleine empestait la bière et le mauvais whisky. Il détourna son regard pour le porter au loin, plus précisément sur la porte qui s’élevait dans l’ombre, à l’extrémité du couloir. 

L'entrée de cette chambre s'était dévoilée à lui, telle une apparition énigmatique naissant du brouillard glacé qui avait envahi les couloirs des étages. Et malgré la nature inquiétante de cette vision nébuleuse, celle-ci le fit brusquement réaliser qu'il se trouvait à deux pas des appartements du docteur.

Les jérémiades incessantes de sa camarade lui avaient presque fait oublier la présence de cette femme qui devait, sans nul doute, à une heure si tardive de la nuit, être plongée dans un profond sommeil. Et la curiosité poussa Levi à jeter un bref coup d’œil au bas du battant : un trait de lumière filtrait à l’extérieur. Il en déduisit qu’elle n’était pas encore couchée. Curieux. Était-elle prise d’insomnie ? Sinon, était-elle occupée à quelques besognes ? Terminait-elle la rédaction d’un fastidieux rapport ? Ou bien, pliait-elle simplement bagage ?

Car la fin de l'année annonçait inéluctablement les célébrations du solstice d’hiver et de la même manière, la suspension temporaire des expéditions jusqu'au dégel. Étant donné qu’à cette époque de l’année la plupart des soldats du bataillon obtenaient des permissions pour rendre visite à leurs familles, il ne faisait quasiment aucun doute que cette doctoresse s'en irait, elle aussi, retrouver son père à Mitras. 

Et comme Levi songeait à tout cela, la voix stridente de Hansi résonna bientôt à son oreille, le ramenant brusquement à la réalité :

— Est-ce que tu m’écoutes ?

— Non, répondit-il franchement, en la fusillant du regard. Je me fous royalement de ce dont tu es en train de me parler et j’aimerais, si tu veux bien, que tu te la mettes en veilleuse une bonne fois pour toutes !

Hansi résolut enfin à fermer sa petite bouche mal odorante et elle se mit à le regarder fixement, d'un air bizarrement méfiant. Puis, de manière totalement impromptue, ses grands yeux noisette s'ouvrirent en grand et se mirent à scintiller à la lumière des flambeaux. « Eh merde… », songea Levi en voyant s'allumer cette lueur dans ses yeux. Il comprit qu’elle avait compris. Aussi, il se prépara mentalement à encaisser ce qui allait suivre.

— Tu es en train de lorgner sur la chambre du docteur, hein ? lâcha-t-elle, en contenant un rire malicieux.

Par un mystérieux don de divination qui semblait se manifester uniquement sous l’effet de l’alcool, cette demeurée parvenait toujours à lire dans son esprit avec la plus parfaite acuité. Et maintenant qu’elle jubilait d’avoir décelé dans son regard cette minuscule étincelle de désir naissant, elle ne le quittait plus des yeux, le criblant silencieusement de ses railleries les plus licencieuses. Cet échange, absolument dépourvu de mots, prouvait à quel point ils se comprenaient sans avoir à parler. "Pourquoi perds-tu ton temps avec moi ?" semblait-elle lui demander, arborant ce sourire railleur qui lui flanquait toujours l’envie de lui plonger la tête dans la cuvette des toilettes.

Malgré son insistance, Levi se gardait bien de lui répondre. Sachant qu’il avait déjà du mal à admettre, en son for intérieur, la sympathie qu'il éprouvait pour cette femme, il lui semblait parfaitement inenvisageable d’offrir à cette canaille l'aveu de son transport.

— Depuis combien de temps vous vous tournez autour ? questionna Hansi, avec ironie. Six mois ? Un an ?

— Tu commences sincèrement à me gonfler, tu sais ? rétorqua-t-il, la mâchoire contractée par la colère. Au lieu de te mêler de ce qui ne te regarde pas, pourquoi tu ne prendrais pas le chemin de ta salle de bain pour laver ces cheveux qui ont l’air de loger toute une colonie de nuisibles ?

Avec un petit sourire en coin, elle lui tourna le dos pour ouvrir la porte de sa chambre. Mais inexplicablement, elle stoppa son geste au-dessus de la poignée et par-dessus son épaule, elle lui jeta un dernier regard diabolique.

— Je sais que mon avis t’importe peu, mais j’ai quand même envie de te conseiller de ne pas trop tarder. Une belle femme comme elle ne doit pas manquer de prétendants. Et tes airs de petite chose ténébreuse ont beau toujours lui faire de l’effet, qu'en sera-t-il dans quelques mois, quand elle réalisera qu’elle s’est éprise d’un pauvre type qui risque sa vie à chacune de ses missions, et qui est incapable de lui accorder ne serai-ce que l’ombre d’un sourire aimable ?

— Débarrasse le plancher, menaça Levi d'une voix sourde et menaçante. Ou je jure que je te fais passer cette porte par la voie des airs !

Elle finit par s’introduire dans ses appartements. Mais avant de s’éclipser, elle prit soin de lui adresser une dernière remarque assassine :

— Au reste, comme tu as pu le constater, nous éprouvons l’une pour l’autre une véritable sympathie. Donc si tu n’es plus intéressé, je serai ravie de me charger d’égayer ses nuits.

Et ce fut sur ces paroles d’une incroyable perfidie qu’elle lui claqua la porte au nez. Levi se retrouva seul dans le couloir, complètement abasourdi par cette dernière confidence qu’il n’avait pas du tout anticipée. 

Cette cinglée de binoclarde était-elle sérieuse ou le faisait-elle marcher ? Par ailleurs, depuis quand était-elle attirée par les femmes ? Il fallait s’attendre à tout d’une pareille illuminée qui prenait tant de plaisir à lui farcir la tête de ses conseils à deux sous, chaque fois qu’elle avait un coup dans le nez. D’ailleurs, pourquoi s’entêtait-elle à se mêler de ses affaires personnelles ? Il était bien assez grand pour les gérer tout seul !

Et puis, pourquoi le blâmait-on ainsi de faire traîner les choses ? C'était véritablement un comble d'absurdité de reprocher ainsi à un homme de réfréner ses propres ardeurs et de ne pas se conduire en parfait salaud ! Quel crève-la-faim se jetterait sur une femme qui venait d'enterrer sa propre mère ? Sans compter qu’il s'était résolu, avant toute chose, à démêler le mystère de ses accointances avec Erwin.


Cette idiote était complètement inconsciente des luttes intérieures qu'il avait dû mener pour avancer avec prudence et pour parer à toutes les complications inhérentes aux histoires qui démarrent dans la précipitation. De plus, depuis son intégration dans l'armée, Levi s'était toujours efforcé de ne pas se vautrer dans la débauche, commode échappatoire pour éloigner l'angoisse de mort omniprésente entre chaque mission. Ce n'était pas pour forcer la serrure de la chambre d'une respectable femme dont il ne savait presque rien ! Et dont il ignorait, par-dessus tout, si elle éprouvait une quelconque inclination à son égard…


Finalement, c'était bien cette ultime interrogation qui le rendait si nerveux à l'idée de l’approcher et qui lui dictait de repousser sans arrêt le moment fatidique des aveux. En définitive, que ressentait-elle pour lui ? Levi n'en avait pas la moindre idée.

L'intérêt qu'elle lui témoignait était-il semblable à celui qu'elle déployait, en sa qualité de médecin, envers tous les autres soldats du bataillon ? Ou existait-il un lien plus particulier entre eux ?

Tandis que cette dernière interrogation assiégeait son esprit fatigué, son regard demeurait fixé sur cette porte qui s'élevait dans la pénombre. Celle-ci laissait toujours filtrer de minces faisceaux de lumière à travers ses interstices et une force presque surnaturelle poussait Levi à avancer vers elle. Il lui suffisait de quelques pas pour trouver les réponses à toutes ses interrogations. Pour autant, devait-il céder à ce caprice du cœur, cette nuit, dans cette atmosphère glaciale où même le temps paraissait figé ? S'il toquait maintenant à cette porte, regretterait-il son geste ou éprouverait-il de lourds remords à ne pas le faire ? Sans s'en rendre compte, il s'était avancé et se tenait déjà à l'entrée de la chambre de la doctoresse. Il ne lui restait plus qu'à serrer le poing, cogner le bois de deux coups secs et attendre qu'on lui ouvre.

Pourtant, la crainte de ce que ce geste pourrait engendrer se mêlait à l'excitation qui le poussait à agir. Il hésita encore un moment. Puis, après réflexion, il se ravisa et recula d'un pas. Il était certainement plus prudent de ne pas s'imposer ainsi à l'improviste.

Seulement, en se voyant renoncer de la sorte, Levi fut soudain saisi d'une haine sourde envers lui-même. Ne s'était-il pas juré de ne jamais céder au regret ? Selon lui, l'essence de la vie ne résidait-elle pas dans l'action ? Malgré l'incertitude quant à ce qui l'attendait derrière cette maudite porte close, il était à présent convaincu qu'il ne pouvait plus se défiler. Dictée par ses propres principes moraux, cette nécessité en devint alors un acte de respect envers sa propre personne.

Avec une détermination nouvelle, Levi revint sur ses pas. Sans plus attendre, il serra le poing et finit par cogner le battant de deux coups secs et sonores. Une part de lui-même avait besoin de connaître la vérité quand une autre part, animée par un désir plus ardent, ne pouvait plus résister à l'envie d'envoyer balader toutes les convenances pour retrouver cette femme qui occupait ses pensées depuis trop longtemps.

Après une attente qui lui parut interminable, la porte s'entrouvrit enfin, laissant s'échapper une lumière tamisée qui éclaira, sans nul doute, son visage crispé par ses longues tergiversations. Mais, droit dans ses bottes, Levi demeurait résolu à ne pas bouger d’un cil. Et comme il levait lentement ses yeux vers celle qui se tenait maintenant devant lui, il put découvrir la robe de chambre, le long châle brodé qui drapait ses épaules, par-dessus duquel descendaient ses longs cheveux défaits en une cascade de boucles blondes. Elle tenait dans sa main droite une petite bougie qui illuminait gracieusement son visage à la beauté ineffable. Sur le coup, ses grands yeux clairs n’exprimèrent que sa surprise de le trouver ici, à l'entrée de ses appartements, au beau milieu de la nuit. Mais rapidement, un léger sourire étira sa jolie bouche, faisant aussitôt disparaître tout signe d'étonnement.

— Ah c’est toi, capitaine ! dit-elle avec le plus grand calme. Y a-t-il un problème ? Hansi a encore abusé de la boisson, c'est cela ? Je vous ai entendus chahuter dans le couloir, mais je n’ai pas osé sortir pour proposer mon aide.

Sur le moment, Levi ne sut trop quoi lui répondre.

— Je me demandais si… hésita-t-il un instant. Je voulais savoir si le vacarme ne t’avait pas trop importunée.

Pendant qu’il lui parlait, il balaya du regard l’intérieur de la pièce et remarqua, dans le fond de la chambre, près d’une fenêtre, le petit bureau encombré de diverses paperasses et d'un porte-plume planté dans un encrier. Déduisant par conséquent qu'elle était absorbée par son travail, il l’interrogea :

— Je te dérange peut-être ? 

— Du tout, s'empressa-t-elle de le rassurer. Je suis juste en train d'achever ma correspondance. J'avais du courrier en retard et je souhaitais m'acquitter de cette tâche avant mon départ pour Mitras.

— Tu retournes à Mitras ? demanda-t-il pour relancer la conversation, tout en tâchant de masquer cette nervosité dont il ne parvenait pas à se départir.

Elle rougit et, avec un regard curieusement fuyant, elle lui répondit :

— Oui. Ensuite, je partirai visiter des amis installés dans la campagne, non loin du district de Stohess. Je dois donc mettre mes papiers en règle...

Un silence gêné s'installa entre eux. La belle dame fixait maintenant le sol d'un air incommodé, et Levi se sentait mortifié par la tournure abominable que venait de prendre leur discussion. Il excellait dans bien des domaines, mais il devait reconnaître que les causeries de cette nature n'étaient résolument pas son fort.

— Et toi, vas-tu rester à Trost durant les fêtes ? finit-elle par lui demander, certainement par courtoisie, pour mettre fin à ce silence qui n'en finissait plus.

— J'ai prévu de quitter la caserne dans la semaine, lui répondit-il naturellement. J'ai mes habitudes dans une petite pension du nord de la ville.

— Tu ne disposes d'aucun logement dans l'enceinte du mur Rose ?

— Non, je préfère séjourner dans des pensions. C'est plus pratique et moins coûteux compte tenu de ma solde…

Il stoppa net tout épanchement quand il la vit resserrer son châle autour de ses épaules dans une sorte d'inhibition pudique. Ce geste finit par achever Levi. Manifestement, une frontière qu'il aurait mieux valu ne pas dépasser venait d’être franchie. Et cette lueur de joyeux étonnement, qu'il avait perçue dans les premiers instants dans son regard, s'était complètement estompée, laissant place à une froideur évidente qui semblait le sommer de s’en aller immédiatement.

— Bien, je ne t'importune pas davantage, conclut Levi d'une voix précipitée qu'il ne parvenait plus à maîtriser. Je te souhaite une bonne nuit. Et un bon voyage.

Elle le remercia avec une formelle cordialité qui acheva de lui glacer le sang. Levi se hâta à prendre congé et partit sans se retourner. Et pendant qu’il longeait le couloir pour regagner sa chambre, et que la lumière cédait progressivement à l'obscurité, le claquement sinistre de la porte qu'on refermait derrière lui résonna dans sa tête comme l'écho de son propre échec. Ce bruit laissa dans son sillage un mélange d'amertume et de malaise indéfinissable qui naît toujours dans ces moments où la dure réalité nous éclate brusquement à la figure. Comment avait-il pu songer un seul instant que cette femme répondrait favorablement à ses avances ?

Il gagna enfin ses appartements plongés dans une pénombre si glaciale qu’il se sentit frissonner jusqu'à la moelle des os. Pour y voir plus clair, il se hâta d'allumer une lampe à huile et de brûler la moitié d'une chandelle qui reposait près de son lit. Après quoi, il s'occupa de raviver le feu de cheminée qui avait pratiquement rendu l’âme durant son absence.

Enfin débarrassé de son manteau et de ses bottes, il fit sauter les premiers boutons de sa chemise et, d'un même élan, il se dirigea vers la table de toilette. Dans une cuvette émaillée, il lava méticuleusement ses mains pour estomper l’infâme odeur d'alcool et de tabac froid provenant de la taverne où ils avaient passé la soirée. Puis, penché au-dessus de la bassine, il se rinça le visage à l'eau claire. Le miroir lui renvoyait le reflet de ses grands yeux aux paupières lourdes, cernées de fatigue, qui lui mangeaient au moins la moitié du visage et qui n'exprimaient rien d'autre que son arrogante stupidité. Comment avait-il pu se convaincre qu'une femme de cette valeur s'était éprise d'un tocard tel que lui ? La presse aurait beau louer son héroïsme à longueur d'articles, il n'en demeurait pas moins un nabot, un petit rat échappé par miracle des bas-fonds de la capitale. S'il existait bien en ce monde une loi indépassable, c'est que les femmes comme elle ne s'amourachent jamais de types comme lui.

Alors que Levi se résignait à admettre l'amère réalité de sa situation, un long soupir s'échappa de ses lèvres, embuant aussitôt la vitre du miroir qui lui renvoyait l'image de son pathétique faciès.

Après s'être essuyé le visage, il s'approcha du feu qui reprenait doucement sa danse dans l'âtre de la cheminée. Quand soudain, comme surgis du néant, trois coups retentirent à la porte de sa chambre. 


***


Le corps tremblant dans la pénombre glacée du couloir, Mary Magdalene attendait devant la porte close. Prise d'une sorte de panique anxieuse, son cœur battait à tout rompre dans sa poitrine. Alors, comme pour contenir ce corps qu'elle ne parvenait plus à dominer, elle resserra son châle plus étroitement autour de ses épaules. 

Finalement, la porte s'entrouvrit et les contours d'une silhouette auréolée d’une clarté dorée lui apparurent. Elle abaissa un instant ses paupières pour laisser ses yeux s'accoutumer à la lumière. Un tumulte de mots s'entrechoquait dans son esprit, mais la crainte de blesser à nouveau ce pauvre homme la privait de toute parole.

— J’ai terminé ma lettre… finit-elle par dire, un peu au hasard.

Il se tenait là, devant elle, le visage éclairé à contre-jour, si bien que Mary peinait à discerner clairement ses traits. Sur l’instant, elle n’aurait su dire s’il était saisi par une émotion de surprise ou de contrariété. Mais très vite, il s’avança d'un pas nerveux vers l'extérieur pour jeter un coup d'œil furtif dans le couloir, certainement pour s'assurer qu'ils étaient à l'abri des regards indiscrets. Et comme ils se trouvaient bien seuls, il prit délicatement la main de Mary dans la sienne et l’attira à l'intérieur de la chambre. Ainsi fait, la porte fut soigneusement refermée derrière eux.

Mary n'osait le regarder dans les yeux tant elle était mortifiée par la brutalité avec laquelle elle l'avait congédié, tout à l’heure, à l’entrée de sa propre chambre. Pour quelle raison avait-elle perdu ainsi tous ses moyens ? N'avait-elle pas passé suffisamment de nuits à se morfondre dans l’attente de ce moment ? Ce capitaine avait décidément l’art et la manière de la prendre toujours au dépourvu. 

Mais maintenant qu’elle était en ces lieux – pour ainsi dire dans la gueule du loup –, il était hors de question de se défiler. Et rassemblant tout son courage, Mary se tourna vers le soldat qui, le visage fermé, dardait un regard ombrageux sur le feu dans la cheminée. Les manches de sa chemise étaient retroussées jusqu'aux coudes, le col déboutonné laissait entrevoir sa gorge blanche, et des mèches de cheveux noirs, à l'extrémité desquelles perlaient de petites gouttes d'eau, retombaient délicatement sur ses yeux. 

— Tu veux boire quelque chose ? dit-il avec une certaine brusquerie, sans même la regarder. Je peux te préparer une tasse de thé.

À l'évidence, l’atmosphère glaciale de la pièce faisait écho à la disposition d’esprit de cet homme. Mais dans sa contrariété toute nerveuse, Mary ne pouvait s’empêcher de le trouver irrésistiblement séduisant. Et comme elle avait la tête ailleurs, s’imaginant déjà frissonner sous les caresses de ces petites mains blanches qu’il cachait dans les poches de son pantalon, elle lui répondit machinalement :

— Non merci.

Le capitaine lui renvoya un regard incrédule et à la vue de ce regard, Mary prit aussitôt conscience de la grossièreté de cette réponse irréfléchie. Souhaitant immédiatement rattraper ce nouveau faux pas, elle le gratifia d’un petit sourire qui se voulait affectueux. Mais sentant ses joues s’empourprer gravement, un sentiment honteux la poussa à resserrer son châle autour de ses épaules. Et ce simple geste totalement involontaire, ne révélant rien d'autre que son embarras, ne fit qu'aggraver sa situation et attira l'attention du pauvre homme qui, de son côté, s'efforçait de se montrer courtois envers elle.

— Le feu s’est éteint durant mon absence, expliqua-t-il précipitamment. Je viens tout juste de le rallumer. J’espère que tu n’as pas trop froid.

Son cœur se serra douloureusement quand elle l'entendit prononcer ces paroles. Touchée par sa bienveillance, elle l’enveloppa d’un regard plein de tendresse et succomba finalement à l’envie de s’approcher de lui.

Toujours immobile devant le foyer rougeoyant, le capitaine conservait son regard farouchement détourné dans une pudeur honteuse. Mary s’approcha plus près et leva une main pour la poser sur sa joue blême. Finalement, il releva bravement son beau visage pour la regarder.

Ses beaux yeux en amande se plantèrent dans les siens et la fixèrent avec tant d’intensité qu’elle en perdit toute emprise sur elle-même. D’un geste désinvolte, elle leva son autre main pour encadrer délicatement sa jolie tête brune. Et c’est ainsi qu’elle se laissa aller à la contemplation de la régularité, de la finesse et de la mâle beauté de ses traits. Émerveillée, elle observa longuement le dessin de son petit nez légèrement en trompette, de sa bouche aux lèvres fines, gracieusement entrouverte, d'où s'exhalait un doux parfum de whisky qui achevait de l'enivrer.

Avec une grande délicatesse, comme pour répondre à son étreinte, le soldat posa ses mains autour de sa taille et l'attira à lui. Chacun de ses gestes semblait empreint d'une retenue prudente, et cette réserve, à la fois inattendue et admirable, désarma complètement Mary. La proximité physique finit par anéantir l’angoisse paralysante qui la rendait si maladroite. Dès lors, dans un élan bien plus téméraire, elle se pencha à son oreille pour lui murmurer tout bas :

— M'autoriserais-tu à passer la nuit dans tes quartiers, capitaine ?

Il opina de la tête pour accéder à sa demande. Et dans la pénombre ambrée de la chambre, ils se regardèrent un long moment, se dévorant mutuellement des yeux. Alors que leurs souffles se mêlaient et que leurs bouches s'approchaient l’une de l’autre, Mary sentait vivement que, tout comme elle, il prenait un plaisir exquis à prolonger cet instant et à repousser assidûment le moment fatidique. De même qu’elle écartait une à une les mèches de cheveux noirs qui lui retombaient sur le visage pour les placer derrière ses oreilles, elle pouvait sentir les deux mains posées sur sa taille l'étreindre avec plus de vigueur.

Au bout d’un moment, probablement las de ce petit jeu, il finit par fermer ses yeux. Mary inclina alors son visage et doucement, elle pressa ses lèvres contre les siennes, pour cueillir un premier baiser. Puis, un second, plus long et plus intense que le précédent. Sa bouche avait un goût suave de malt et d’alcool. Ils s’embrassèrent longuement, s'abandonnant l'un à l'autre, cédant complètement à ce désir qu’ils avaient dû dominer durant de si longs mois. Mais à mesure que leurs baisers devenaient plus passionnés, Mary se sentait sombrer dans une sorte d’excitation fébrile. Et pour comble à tous ses maux, plus elle s’enivrait du goût de cette bouche, plus les deux mains qui enserraient sa taille se faisaient fermes et insistantes. Les lèvres du soldat réclamèrent bientôt l’octroi de sa gorge chauffée par le sang qui lui montait à la tête. La figure nichée dans le creux de son cou, il se fraya un chemin sous sa chevelure. Un frisson lui parcourut l’échine quand les lèvres fraîches pressèrent sa peau brûlante, là où la carotide palpitait au rythme frénétique de son cœur. 

Au même instant, cédant sous le poids des franges crochetées, son châle glissa le long de ses bras et termina sa chute sur le sol de pierres gelées. N’y prêtant aucune attention, elle positionna ses mains à l’arrière de la tête du soldat pour écarter le col de sa chemise et pour aller chercher le galbe des muscles du dos et des épaules. Sa peau avait une douceur et une fraîcheur étourdissante. Enfin, avec une brusquerie toute masculine, il finit par dégager sa tête de son cou et leva sur elle un regard brûlant. Mary se trouva totalement saisie par la beauté orgueilleuse de ce visage et ces yeux qui lui intimaient l’ordre de s’abandonner sans réserve.

Mais bientôt, les deux mains qui enserraient fermement sa taille lâchèrent paradoxalement leur emprise. Désorientée par cette soudaine volte-face, elle baissa ses yeux sur le soldat qu’elle trouva genoux pliés, ramassant le châle qui était tombé à ses pieds. Sans un mot, il se déplaça pour déposer précautionneusement l'étole sur le dossier d'un fauteuil placé près de la cheminée. Un bref coup d'œil dans l'âtre le rassura quant au feu qui brûlait bien et il revint ensuite sur ses pas.

— Ne bouge pas ! ordonna-t-il d’une voix douce, en s’approchant.

Il passa un bras derrière le dos de Mary, l’autre sous ses genoux et, sans accuser la moindre difficulté, il la souleva d’un seul coup. 

— Ne t'inquiète pas, lui dit-il avec son éternelle placidité qui confinait à l'absurde dans un tel instant. Je ne vais pas te lâcher.

Mary retint son souffle lorsqu’elle réalisa que ses pieds ne touchaient plus terre. C’est ainsi qu’il la porta jusqu'à son lit. Puis, avec précaution, il la déposa sur les couvertures. Et même si elle ne pouvait s’empêcher de trouver son geste quelque peu cérémonieux, elle préféra garder le silence. Dans sa robe de chambre, étendue sur le lit de ce soldat, elle n'avait rien d'une princesse de conte de fées. Elle aurait voulu rire avec lui de sa situation, mais elle préféra se raviser, sentant vivement le trouble qui agitait intérieurement ce garçon qui faisait ouvertement de son mieux pour se montrer gentil.

Les premières intimités sont toujours des aventures délicates. Aussi, il fallait faire preuve de tact et de délicatesse pour ne pas froisser l’orgueil de l'autre et veiller à ne pas laisser s'exprimer maladroitement sa propre fébrilité.

Comme le capitaine prenait place sur le bord du lit, il posa sa main gauche à plat sur les draps et se tourna pour la regarder. Il la considéra un moment, silencieux. Et durant cet instant, Mary put constater que son regard se faisait nettement moins dur.

— J’éteints la lumière ? interrogea-t-il, en indiquant de ses yeux la petite bougie qui brûlait sur la table de nuit.

— Non, tu peux laisser ainsi, répondit-elle avec malice.

L'amorce d'un sourire apparut alors sur son visage. La hardiesse de ses réponses avait l’air de l’amuser. Après quoi, il entreprit le déboutonnage complet de sa chemise et Mary en profita pour se délester rapidement de sa robe de chambre qui l’encombrait et qui lui tenait chaud. Une fois fait, elle s’étendit sur le petit lit et du coin de l’œil, elle observait le profil de ce capitaine qui semblait très concentré sur sa tâche. Elle souriait intérieurement, tout heureuse qu’elle était de se trouver ici, près de cet homme qu’elle adorait. À présent, elle ne s’impatientait plus que d’une chose : qu’il se retourne vers elle, qu’il la regarde à la lumière caressante de la chandelle et qu’il devine son corps nu sous le voile de coton de sa chemise de nuit.

Et comme elle l’avait brillamment anticipé, il se tourna vers elle et promena longuement ses yeux sur toute sa physionomie, des pieds jusqu’à la tête. Enfin, dans un geste presque réflexe, il tendit son bras pour caresser du revers de sa main la joue brûlante de Mary.

— Dis capitaine, lança-t-elle, sentant la fraîcheur de cette main sur son visage. Tu n’aurais pas trop forcé sur la boisson ce soir, n’est-ce pas ? Parce que je m’en voudrais d’abuser de la situation…

Sur le moment, le sens de sa question sembla lui échapper et elle le vit gravement froncer les sourcils. Mais rapidement, il comprit. Alors, inclinant pudiquement la tête vers le bas, il lui rétorqua :

— Assez soûl pour frapper à ta porte au beau milieu de la nuit, mais pas assez soul pour le regretter. Ça te va comme réponse ?

La tournure de sa réponse la fit rire. Et comme elle embrassait l’intérieur de la main qu’il tenait toujours tendue vers elle, il releva un peu sa tête. Mary put ainsi découvrir, non sans un certain émerveillement, le beau sourire qui éclairait alors son visage.

— Ce sourire… murmura-t-elle, sans s’en rendre compte.

— Ce sourire ? répéta-t-il, en l’interrogeant du regard.

— Il est bien trop joli, dit-elle, en tirant sur son bras pour l’attirer à elle.

Il s’étendit sur le flanc auprès d’elle et comme saisie d'une impatience irrésistible, Mary écarta les pans de sa chemise et l’en dépouilla en un clin d’œil. Tous les muscles de ses bras se tendirent quand il la souleva pour la serrer contre lui. Et tandis qu’il couvrait son cou de baisers, elle caressait son dos du bout de ses doigts, s'émerveillant de la fermeté et de la robustesse de ce corps qui tressaillaient à chacun de ses mouvements. Elle remontait sa main sur la nuque pour effleurer la lisière de ses cheveux soigneusement rasés qui contrastait étonnamment avec la douceur de sa peau glabre. Puis, suivant le tracé de la colonne vertébrale, elle descendait sa main jusqu’au creux des reins. Tout son être exhalait une odeur d’amande, pareille à celle qui embaumait chaque recoin de la pièce, jusqu’aux draps qui recouvraient le lit. Jamais elle n’avait tenu dans ses bras un corps d’homme aussi soigné et aussi délicat.

Quand il prit soudain à ce beau soldat l’envie de lui retirer sa chemise de nuit, elle le laissa procéder à sa guise. Avec une habilité mystérieuse, sans aucune précipitation, il dénoua chacun des rubans qui maintenaient son corsage refermé sur sa poitrine. Et avec la plus grande délicatesse, il la déshabilla presque toute entière. Mary se retrouva bientôt nue, étendue sur l’enchevêtrement de draps et de couvertures. La caresse délicate de sa main puissante sur sa peau, juste à la lisière des bas de soie qu’il avait épargnés, la faisait lentement sombrer dans une espèce de fébrilité fiévreuse. Elle ferma ses yeux et, sans aucun embarras, elle se laissa regarder. Elle savait combien les hommes aimaient la regarder ainsi, allongée dans cette vulnérabilité sensuelle, tout offerte à leurs regards. Mais en cet instant, alors qu’elle se trouvait dans cette position presque archétypale, réduite à n'être que l'objet du désir de cet homme qui contemplait son corps nu, qui d’elle ou de lui était, en définitive, le plus vulnérable ?

La bougie posée assez loin, sur la table de nuit, éclairait mal le garçon qui se tenait maintenant arc-bouté au-dessus d’elle, dans une immobilité presque inquiétante. Et comme il demeurait figé et silencieux, Mary ouvrit les yeux et put ainsi découvrir son visage qui s'était voilé d'une ombre trouble. Le flegme, dont sa figure faisait habituellement état, s’était mué en une émotion difficile à déchiffrer.

— Bon sang, qu’est-ce que tu es belle, lâcha-t-il dans une sorte de soupir étouffé. C’est pas honnête d’allonger un corps pareil sur un lit de caserne… 

Mary sentait la main du garçon se crisper sur sa cuisse. Et même s’il elle ignorait tout des pensées qui le tourmentaient à cet instant, son cœur répondait à chacune de ses paroles, à chacun de ses regards douloureux.

— Tu es gelé, dit-elle doucement, enlaçant ses doigts à ses doigts. Viens t’allonger contre moi pour te réchauffer.

Avec une étonnante docilité, il s'approcha lentement, et ensemble, ils se glissèrent sous les couvertures pour se blottir l'un contre l'autre. Alors que Mary embrassait son front blêmi par le froid, il se laissa peu à peu envelopper par sa chaleur bienfaisante. 

Ainsi, avec une infinie tendresse, ils firent l’amour durant toute une partie de la nuit. Il lui fallut beaucoup le rassurer, lui dire que tout allait pour le mieux. Pour une curieuse raison, il était très inquiet à l’idée de la blesser. Aussi Mary avait maintenant la certitude que sous ces air taciturnes et parfois sauvages se cachaient une nature inquiète et un cœur dévoué. 

Par ailleurs, il ne réclamait rien pour son propre plaisir, si bien que durant les premiers instants de leurs ébats, elle se trouva quelque peu déboussolée par cette absence manifeste de velléité.

Elle dut donc s'appliquer à apprendre peu à peu le langage de ce corps qu'elle n'avait, en définitive, jamais connu dans son intimité la plus totale. Car elle avait beau se souvenir de l’emplacement des cicatrices observées sur la table d’opération, ce corps n’en demeurait pas moins une terre inconnue pour elle.

Après l’amour, il eut encore un geste très curieux à son égard, qui ne manqua pas de la plonger dans un gouffre de perplexité. D’un seul coup, il quitta précipitamment le lit pour s’emparer de la bassine qui était posée sur la table de toilette. Et avec un linge humide, il entreprit le nettoyage méticuleux de ses bas qui avaient été souillés de toutes sortes de sécrétions corporelles, détail qui n’avait rien de bien surprenant après ce qu’il venait d’être fait. « Je ne sais pas si le savon suffira à faire disparaître les taches », lui avait-il dit d’un air un peu honteux qui avait laissé Mary presque sans voix. La personnalité atypique de cet homme était un véritable cas d’école. Mais ce geste, que d’aucuns auraient pu considérer comme déplacé, voire tout à fait vulgaire, ne rebuta point Mary. Bien au contraire. Elle le savait assez maniaque de la propreté, ainsi elle comprenait parfaitement ce qui le poussait à agir de la sorte. Elle nota même la respectueuse déférence dont il fit preuve à son égard quand, pour la laisser se nettoyer tout à son aise, il s’était éloigné du lit, faisant mine d’aller raviver le feu qui crépitait encore dans l’âtre de la cheminée. Elle avait trouvé cette attention si joliment touchante. 

Mary avait beau chercher des défauts à ce capitaine, rien ne lui déplaisait chez lui ; ni sa petite mine renfrognée qui se voilait par moment d’une tristesse mélancolique, ni même son regard orgueilleux où l’on devinait une force indomptable de caractère. Par ailleurs, depuis quand les soldats se montraient-ils aussi attentionnés envers la physionomie féminine ? Et qui lui avait appris ces gestes ? Cette gentillesse était tout bonnement extraordinaire.


Quand Mary eut terminé sa toilette, il alla éteindre la lampe à huile qui était posée sur un guéridon, près du fauteuil. Puis, il se dirigea vers la fenêtre pour jeter un coup d’œil à travers les vitres gelées. Le ciel nocturne était si noir, si opaque, qu’il faisait luire la surface des carreaux comme des miroirs. Il fallait bien coller son nez au verre pour inspecter les alentours plongés dans la nuit d’encre. Lui laissant tout loisir d'observer le dehors, Mary en profita pour renfiler sa chemise de nuit et se glisser à nouveau sous les couvertures. Les braises qui crépitaient dans l’âtre avaient beau faire leur office, les murs de cette petite chambre ne parvenaient pas à se départir du froid glacial qui mordait la chair à vif.

Au bout d’un moment, le capitaine résolut de quitter les abords de la fenêtre pour regagner son lit. Il souffla sur la chandelle qui se mourrait sur la table de nuit et vint se glisser, à son tour, sous les draps, se blottissant contre le corps frissonnant de Mary. Celle-ci s’installa confortablement dans ses bras qui diffusaient maintenant une douce chaleur. Et ce fut dans cette obscurité à peine altéré par le feu de cheminée qu’ils purent contempler ensemble le ciel sans lune se déployant derrière les vitres de la fenêtre. 

— Regarde, il neige, lui indiqua-t-il, d’une voix murmurante.

Les yeux de Mary mirent un certain temps à s'habituer à la nouvelle luminosité. Mais à force de concentration, elle parvint à déceler dans la pénombre la multitude de petits flocons tombant gracieusement du ciel. La jolie vision de ces premières neiges se revêtait d'un charme encore plus enchanteur sous les tendres baisers de l’homme qui la tenait dans ses bras.

— Comme il a fait chaud cet été, la neige n’a pas tardé à débarquer… 

Mary l'écoutait commenter l'arrivée précoce de la neige, de cette voix aux intonations nerveuses qui lui était si familière, mais qu'elle ne s’était jamais imaginée aussi caressante. Elle se laissa progressivement gagner par la naïve expression de ce bonheur si simple et pourtant si pur. Dans l'étreinte de cette précieuse proximité, elle se sentait enfin chez elle, comblée d'une joie qu'elle pensait alors inaccessible. La vie, avec ses mystères et ses surprises, lui avait accordé ce moment de félicité où tout paraissait harmonieux et évident, où la chaleur d'un corps sensible pouvait dissiper les frimas de l'hiver et illuminer la nuit la plus sombre.


***


Ses bagages enfin bouclés, Mary était sur le point de quitter sa chambre quand soudain on frappa à sa porte. 

— Qui est-ce ? demanda-t-elle, tandis qu’elle enfilait sa longue pelisse.

— C'est nous, docteur ! lui répondit une voix.

Reconnaissant immédiatement le timbre du jeune homme qui venait de lui répondre, elle ne put s’empêcher de se sourire à elle-même. Elle ajusta rapidement son manteau et se dirigea aussitôt vers la porte pour ouvrir.

— Bonjour docteur, dit le garçon qui se tenait derrière le battant, paré de son uniforme de soldat. C’est le capitaine qui nous envoie vous escorter à votre voiture.

Il était accompagné de l’un de ses camarades. Mary en déduisit rapidement que si ces deux soldats avaient été envoyés ici par leur supérieur, c’était pour accomplir une mission de très haute importance !

En prenant soin de masquer son amusement, elle les invita à entrer et leur montra les trois valises de cuir qu’elle souhaitait emporter avec elle. Le jeune Auruo Brossard s’empara d’une valise et laissa les deux autres aux bons soins de son camarade Gunther Schültz. 

Au sortir de sa chambre, ce dévoué capitaine qui avait envoyé ses hommes se charger de son escorte brillait par son absence. Elle présuma alors qu'il était occupé ailleurs ou peut-être que l'embarras de cette dernière nuit passée ensemble l’avait poussé à mettre en place ce charmant stratagème pour éviter des adieux trop protocolaires. 

Une fois les préparatifs achevés, Mary et les deux soldats dévalèrent ensemble les escaliers et, dans un joyeux bavardage, ils se hâtèrent de gagner la sortie de la forteresse militaire. À l’extérieur, Auruo insista pour l'aider à progresser dans la neige qui avait recouvert la moindre parcelle de chaussée :

— Accrochez-vous à moi, docteur, lui avait-il lancé, un peu rougissant, tendant son bras dans un geste plein de prévenance.

Touchée par sa charmante intention, Mary s'était exécutée et c'est au bras du jeune homme qu'elle fit son premier pas dans cette nouvelle neige tout fraîchement tombée. Ils eurent un grand éclat de rire lorsqu'ils manquèrent de peu de glisser sur une flaque d'eau qui s'était complètement cristallisée par le gel.

— Qui va soigner le docteur si elle venait à se casser une jambe ? gronda Günther, en dardant un œil sévère sur son jeune camarade.

— Eh bien le docteur n’est pas le seul docteur exerçant la profession de docteur, lui répliqua astucieusement le jeune homme. N’est-ce pas docteur ?

— Assurément, lui confirma Mary, riant intérieurement de l’absurdité de leur échange.

Günther décocha un autre regard noir au cadet, témoignant ainsi son inquiétude quant à la possibilité d'une chute accidentelle. Mais il était évident que la perspective de devoir rendre des comptes à son supérieur le préoccupait bien davantage.

Les soldats la conduisirent à l'un des coches stationnés le long de la grande rue qui se situait en contrebas de la forteresse. On chargea ses valises, Auruo l'aida à s'installer à l'intérieur de la voiture et Günther commanda au postillon de la conduire jusqu'au ferry, transport avec lequel elle comptait regagner la capitale. Elle prit un instant pour remercier chaleureusement les deux braves garçons pour leur sollicitude. Et comme le chauffeur se mit à faire courir les chevaux, elle leur lança à la volée :

— Vous remercierez votre capitaine !

La voiture s’élança sur les pavés enneigés, se frayant un passage au milieu de la cohue matinale, sous le regard vigilant des deux soldats qui venaient vaillamment d’accomplir leur mission.




À suivre… 


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