Soleil de Minuit [Livaï x OC]
Installé à la table des officiers, Levi observait avec beaucoup d’attention l’étrange scène qui se jouait à l’autre bout du réfectoire. Près de la sortie, à l’écart du vacarme environnant, le commandant Erwin Smith s’entretenait de son air le plus grave avec le docteur Mary Magdalene Zweig. Et celle-ci se tenait figée, raide comme un piquet, le haut du corps drapé dans un long châle, face à son interlocuteur qui la fixait de ses grands yeux clairs si semblables aux siens.
Il était toujours aussi déroutant pour Levi de constater combien ces deux-là se ressemblaient : même port de tête altier, même blondeur de cheveux, même haute silhouette. Leur troublante gémellité s’inscrivait même dans les traits nobles et harmonieux de leurs deux visages. C’était l’évidence même : cet homme et cette femme étaient parfaitement assortis l’un à l’autre. L’adage ne dit-il pas « qui se ressemble s’assemble », après tout ?
Face au cruel constat qui s’imposait à lui, Levi fut amené à s’interroger sur l’exacte nature des relations entre le commandant et la doctoresse. Il se remémorait de tous les brefs moments passés auprès de cette dernière, de son attitude tantôt chaleureuse et amicale, tantôt froide et farouche quand leurs conversations prenaient un tour plus intime. Et tout cela le conduisit à se demander si le comportement changeant de cette femme pouvait s’expliquer par cette proximité – sorte de connivence d’un genre très particulier – qu’il semblait déceler entre elle et son double masculin. Ces deux-là flirtaient-ils ensemble ? Où bien entretenaient-ils déjà une sorte de liaison informelle ? Dans ce cas, Levi ne risquait-il pas de se compromettre auprès de son supérieur en s’entêtant à jouer les jolis cœurs avec ce docteur ?
Car il allait sans dire que la perspective de se retrouver piégé dans un pathétique triangle amoureux ne le réjouissait pas vraiment… Bien au contraire. Par conséquent, il devait s’assurer rapidement si ses soupçons étaient bel et bien fondés.
Le nez dans sa chope de bière, Levi poursuivit alors sa discrète observation sans prêter aucune attention aux bavardages de ses autres camarades dînant à la même table que lui. Toujours plantés à l’entrée de la cantine, le commandant et le médecin poursuivaient leur entretien, loin de se douter qu’ils étaient épiés de la sorte. Quand tout à coup, pour une raison inexplicable, Erwin leva sa grande main et la déposa délicatement sur l’épaule de la jeune femme. Les joues de celle-ci s’empourprèrent instantanément, et avec une déconcertante réserve, elle inclina timidement la tête vers le bas comme pour fixer le bout de ses chaussures.
Sur le coup, Levi n’en crut tout bonnement pas ses yeux. C’était certainement la première fois qu’il voyait son supérieur se conduire si familièrement avec l’un de ses collaborateurs. De la même manière, il était assuré de n’avoir jamais vu cette doctoresse baisser la tête avec une telle humilité face à quelqu’un.
Toute cette histoire ne sentait pas bon du tout… Il commençait à renifler l’odeur nauséabonde des intrigues de jupons qui tournent inéluctablement au mauvais drame.
— Plutôt me casser une jambe que de tremper là-dedans, se dit-il, avant de reposer brusquement son verre sur la table.
L’instant d’après, le commandant agrippa le bras de la doctoresse et l’entraîna dans un même élan vers la sortie. Elle se laissa docilement conduire, le regard bas, la tête rentrée dans ses épaules telle une jeune fille intimidée lors de son premier rendez-vous galant. Après quoi, ils disparurent derrière la lourde porte à double battant. L’étrange ballet auquel Levi venait d’assister ne manqua pas de le laisser perplexe. Mais de quoi avait-il été le témoin, au juste ? Qu’est-ce qui avait poussé ces deux-là à se donner ainsi en spectacle ? Pourquoi ici, pourquoi maintenant, dans ce réfectoire bondé, à l’heure du souper et au milieu de toute cette pagaille ? Les braises de la passion étaient-elles déjà si vives, si ardentes qu’ils ne parvenaient plus à se tenir correctement en public ? Alors qu’une foule de questions plus ou moins sensées et légitimes commençaient à affluer dans sa petite tête, une voix familière résonna soudain à son oreille :
— Hé oh Levi ? Tu m’entends ?
— Quoi ? s’enquit-il sèchement, lançant un regard oblique à la personne qui venait de le tirer de son intense et tortueuse réflexion.
— Mais tu planes, ma parole ! s’exclama bruyamment Hansi. Ça va faire cinq fois que je te pose la même question…
— Quelle question ?
Elle se pencha vers lui, pour mieux se faire entendre dans le brouhaha du réfectoire, et elle lui demanda :
— T’es-tu enfin décidé ?
Levi fronça ses sourcils d’incompréhension. Qu’est-ce que cette fouine à quatre yeux pouvait-elle bien lui vouloir, à la fin ?
— Décidé de quoi ?
Mais sa question provoqua l’hilarité de tous ses voisins de table.
— Je crois qu’il plane pour de bon, commenta Nanaba, en riant aux éclats.
Pour une raison qui échappait à Levi, tout le monde semblait particulièrement amusé de le voir aussi égaré.
— Bordel, de quoi tu me parles, sale binoclarde ? lâcha-t-il, en dévisageant férocement sa voisine de table.
— Je parle de la composition de ton escouade, gros nigaud ! expliqua enfin Hansi. T’es-tu enfin décidé, oui ou non ? Parce que je te rappelle que nous partons en mission dans trois semaines et qu’il serait très utile à Erwin de connaître au plus vite les noms des petits chanceux qui auront l’honneur de chevaucher à tes côtés.
— Depuis le temps, ces pauvres petits doivent se languir d’être enfin fixé sur leurs sorts, ajouta Nanaba, d’un air faussement concerné. C’est un peu cruel de les faire mijoter ainsi, tu ne crois pas ?
— Primo, tout ça, c’est pas vos affaires, fit-il observer avec brusquerie. Deuzio, je suis pratiquement fixé sur la compo de mon équipe et je dois juste me décider pour… Bref, je devrai avoir fini avant la fin de la semaine. La discussion est close.
— Te décider pour quoi, au juste ? insista Hansi, en l’enveloppant d’un regard brûlant de curiosité.
— Pour rien.
— À mon avis, il doit hésiter entre une petite brune et une petite rousse, renchérit Nanaba, fendant sa bouche d’un petit sourire malicieux.
Sa remarque fit lourdement ricaner Mike qui se tenait assis près d’elle.
— Nanaba… maugréa Levi, la fusillant du regard. T’es très mal placée pour me balancer ce genre de réflexion, alors…
— Personnellement, coupa jovialement Hansi, j’ai opté pour les deux ! Et tout le monde ici s’accordera à dire que j’ai pris la meilleure décision qu’il soit ! Aussi, je ne peux que te conseiller de suivre mon exemple.
Faisant mine de n’avoir rien entendu, Levi garda le silence le plus total.
— Autant je vois qui est la rousse dans ton escouade, lança Nanaba à sa camarade, autant je ne vois pas vraiment qui est la brune dont tu parles…
— M’enfin Nanaba ! s’exclama tout à coup Ness, en roulant des yeux avec théâtralité. La brune, c’est naturellement Moblit.
Toute la tablée se mit instantanément à rire à gorge déployée. Hansi – qui avait ce soir-là légèrement forcé sur la boisson – s’esclaffa tant et si bien qu’elle manqua de recracher le morceau de pomme de terre qu’elle tentait d’avaler depuis le début de leur conversation. De son côté, Levi commençait à perdre patience. Cet échange prenait progressivement une tournure affreusement obscène. D’ailleurs, rien ne le mettait plus mal à l’aise que d’entendre des officiers se livrer à ce genre de plaisanteries douteuses. Les remarques salaces dont ils gratifiaient par moment leurs jeunes subordonnés le révulsaient toujours au plus haut point.
— Alors Levi, petite rousse ou petite brune ? interrogea Hansi, en le fixant d’un œil luisant de lubricité.
Luttant pour conserver un semblant de sang-froid, il porta son verre à sa bouche et avala une grande lampée du breuvage tiédasse et amer qu’elle contenait.
— Tu commences sincèrement à me les briser… marmonna-t-il dans sa chope, sans même la regarder. C’est à ça qu’on vous forme dans vos écoles de bidasses ? À vous payer sans arrêt la tête de vos sbires ?
— Mais on plaisante ! s’exclama aussitôt Hansi. Pourquoi t’énerves-tu c-
— Laisse-le, Hansi ! interrompit Nanaba qui, loin d’être aussi tête en l’air que sa camarade Hansi, commençait probablement à saisir les raisons de l’irritabilité de Levi. Il n’a pas envie d’en parler. Inutile de lui forcer la main.
— Moi, je sais pourquoi il ne veut pas en parler ! déclara alors Hansi, avec une voix marquée d’un enthousiasme bien trop exacerbé.
Levi se tendit aussi sec et se prépara mentalement au pire.
— C’est parce que ce soir, monsieur est mal luné ! expliqua-t-elle avec le plus grand des sérieux, en agitant ostensiblement son index. Et quand monsieur est mal luné, il se recroqueville comme une minuscule feuille morte dans son silence…
— Tu me fatigues… grogna Levi.
Sans ajouter un mot de plus, il se leva, enjamba le banc sur lequel il était installé et il s’élança tout droit vers la sortie. Cette idiote de binoclarde avait décidément le don de le mettre hors de lui avec ses réflexions tordues et sa curiosité mal placée. De surcroît, l’alcool ne faisait qu’accentuer son naturel excentrique qui l’exaspérait déjà bien suffisamment en temps normal… Voilà pourquoi il était inutile de s’attarder ici. Au reste, toutes discussions s’avéraient impossibles quand cette bande d’énergumènes avait un coup dans le nez.
Oscillant entre amertume et résignation, Levi n’avait alors plus qu’une idée en tête : s’extirper rapidement de cet endroit bruyant et mal odorant – à l’air saturé d’odeur de soupe à l’oignon et d’alcool bon marché – pour regagner le calme et la sérénité de sa chambre à coucher.
Seulement, l’effervescence de ce calamiteux échange l’avait fait perdre toute notion du temps. Aussi, quel ne fut pas son désarroi quand, en ouvrant brusquement la porte du réfectoire, il tomba nez à nez avec Erwin et le docteur qui avaient tous deux pris racine dans le couloir, près de l’entrée ! Impossible pour Levi de faire marche arrière. Il devait maintenant faire face à ces jumeaux diaboliques qui le dévisageaient d’un air grave et interdit.
Il décida alors d’ignorer ostensiblement les quatre prunelles bleues braquées sur lui et, avec la furtivité du chat sauvage, il s’élança dans le couloir, direction l’escalier. S’il se faisait suffisamment rapide et discret, il pourrait, avec un peu de chance, se soustraire aux traditionnels échanges de civilités.
Mais la providence – qui avait décidé de ne lui épargner aucune humiliation ce soir-là – se montra une nouvelle fois bien facétieuse avec lui. Et alors qu’il se trouvait sur le point de se faufiler dans la cage d’escalier, une voix grave et sonore retentit derrière son dos :
— Tiens, Levi ! Tu tombes bien…
Assurément, le premier intéressé n’était pas du même avis.
— Je souhaitais justement te demander si tu avais statué sur la composition de ton escouade, poursuivit naturellement Erwin, comme il se dirigeait vers lui à grands pas. Je vais bientôt me consacrer aux préparatifs de notre prochaine mission. J’aurai donc besoin de connaître au plus vite les noms des soldats qui évolueront sous tes ordres.
— J’avais envisagé de t'annoncer ma décision avant la fin de la semaine, lui révéla aussitôt Levi.
Erwin se posta devant lui et en le toisant de toute sa hauteur, il déclara d’un ton neutre :
— Je te laisse deux jours.
Levi n’eut d’autre choix que de consentir d’un bref hochement de tête.
— Au reste, ajouta Erwin, étant donné que tu t’apprêtes à regagner tes quartiers, aurais-tu l’obligeance d’accompagner le docteur Zweig jusqu’à sa chambre ?
— Mais c’est inutile ! s’exclama soudain le médecin, d’un air gêné. Il n’est absolument pas nécessaire de déranger le capitaine pour moi.
Levi leva vers Erwin un regard plein d’incrédulité, et il demanda laconiquement :
— Le doc à besoin d’une escorte pour regagner sa chambre, maintenant… ?
— Tu seras aimable d’escorter le docteur Zweig jusqu’à sa chambre, répéta Erwin avec une douce autorité qui ne laissait aucune place à la contestation.
Sur ces paroles, il les salua cordialement avant de prendre rapidement congé d’eux.
Levi dut alors mettre son orgueil dans sa poche et exécuter la consigne que son commandant venait de lui transmettre. Sans un mot, il fit un pas de côté pour inciter la dame à s’engager la première dans la cage d’escalier. Elle se mit aussitôt en marche, et dans la pénombre glacée, il la suivit en silence, les yeux rivés sur l’ourlet de sa jupe qui ondulait au rythme de ses pas. Comment diable s’était-il retrouvé à jouer les larbins auprès de cette femme qu’il s’était pourtant juré de ne plus approcher ? Et quelle fantaisie avait poussé Erwin à lui confier une mission aussi grotesque ? Cette caserne ressemblait de plus en plus à un repaire d’hurluberlus, tous maîtres dans l’art d’empoisonner l’existence de son prochain.
Lorsqu’ils atteignirent l’étage, le docteur pivota sur les talons pour le gratifier d’un petit sourire nerveux et embarrassé. Et dans une tentative désespérée de détendre l’atmosphère, Levi se hasarda à lui demander s’il était aussi nécessaire de l’escorter jusqu’à la porte de ta chambre.
— Je suis sincèrement désolée, lui confia-t-elle, penaude, en resserrant son grand châle autour de ses épaules. Erwin a seulement voulu se montrer obligeant. Mais, il n’était pas utile de te demander une telle chose…
— Pas besoin d’en faire toute une histoire, rétorqua-t-il, en croisant crânement ses bras sur sa poitrine. Erwin ne m’aura pas fait faire un bien grand détour.
Il leva discrètement ses yeux vers le visage de la jeune femme et malgré l’obscurité du couloir, il n’eut aucun mal à distinguer son teint blême et ses grands yeux rougis aux paupières congestionnées. Ses traits semblaient trahir une sorte de fatigue anxieuse. Pourquoi avait-elle l’air aussi affligée ? Et d’ailleurs, pourquoi l’avait-on ainsi prié de la raccompagner jusqu’à sa chambre ? Levi sentait que quelque chose lui échappait…
— Ta chambre se trouve ici, n’est-ce pas ? s’enquit la doctoresse, de but en blanc, en désignant du doigt la porte qui leur faisait face.
— Non, ça c’est celle de Mike et Nanaba, lui précisa Levi. En fait, c’est une suite composée d’une grande chambre et d’une autre, plus petite, qui communiquent entre elles par une porte intérieure.
— Vraiment ? fit-elle, en le regardant d’un air étonné.
— Ouais. Hansi m’a raconté que dans le temps, certains officiers logeaient ici avec leurs femmes et leurs marmots. C’était à l'époque où y’avait encore des femmes qui acceptaient de fonder une famille avec des suicidaires… Époque à présent révolue, bien heureusement.
Sa plaisanterie la fit sourire.
— Ma chambre se trouve ici, indiqua-t-il ensuite, en désignant une porte en tous points identique, mais qui se trouvait à l’extrémité du couloir.
— Tu as pris tes quartiers dans cette chambre depuis peu, n’est-ce pas ? interrogea-t-elle encore, avec une curieuse spontanéité.
Son attitude tranchait véritablement avec sa mine basse de tout à l’heure. Levi présuma que leur bref échange de banalités avait simplement suffi à égayer son humeur. Aussi, il se borna à répondre à ses interrogations sans se poser plus de questions et aussi naturellement qu’il le pouvait :
— Ouais, j’ai été plus ou moins forcé d’emménager ici quand j’ai été promu capitaine.
— Où logeais-tu avant ta promotion ?
— J’ai longtemps eu mes quartiers dans le vieux baraquement qu’on nous avait assigné à notre arrivée ici, expliqua-t-il. Un dortoir miteux, aux murs décrépis, qui devait certainement dater d’avant la construction des Murs. Tu vois le topo ? J’ai consacré des jours et des jours de permission pour le remettre à peu près en état. Je l’ai nettoyé de fond en comble, puis je l’ai retapé avec les moyens du bord. Et je l’ai entretenu vaille que vaille, tout au long de ces années. Et va savoir pourquoi, je m’étais finalement attaché à ce trou à rat. Du coup, il a fallu pas mal de temps pour me résoudre à quitter cet endroit. Puis, tu dois certainement savoir que je suis un peu à cheval sur l’hygiène, le ménage, tout ça…
— Oui, j’en ai entendu parler, répondit-elle courtoisement, en contenant un sourire.
Pourquoi diable lui avait-il posé cette stupide question ? C’était pourtant évident qu’elle était au courant de cette information. Qui ne savait pas ici que le capitaine Levi était un grand maniaque de la propreté ? Puis, ces pipelettes d’infirmières avaient certainement dû la mettre au parfum, à la première occasion venue. Toujours les premières à se mêler de ce qui ne les regarde pas, celles-là !
Mais Levi décida de ne tenir aucun compte de cet affligeant constat. Sa nature fière et orgueilleuse le rendait peu enclin d’être affecté par ce que les gens pouvaient bien raconter sur son compte. En un mot, il se moquait cordialement de ce qu’on pouvait penser de lui et de ses obsessions hygiénistes. Ainsi, feignant la plus parfaite indifférence, il reprit :
— Ouais, donc voilà. La vie en communauté, c’est pas quelque chose de facile pour quelqu’un comme moi. On a pas tous les mêmes standards de propreté, tu vois ce que je veux dire ?
Le docteur acquiesça d’un sourire poli.
— Enfin bref, bredouilla-t-il, comme je ne suis pas idiot au point de cracher sur une chambre bien meublée et bien chauffée, disposant de commodités privées et d’un certain confort, j’ai fini par dire adieu à mon vieux baraquement. Et finalement, je dois admettre qu’on est pas si mal installé par ici. Et toi, ça va ? Pas trop à l’étroit dans la suite princière qu’on t’a gracieusement attribuée ?
— Je n’ai pas non plus à me plaindre, rétorqua-t-elle dans un sourire espiègle. C’était la chambre du commandant Shardiz, n’est-ce pas ?
— Ouais, confirma Levi. Certainement la plus grande et la plus confortable de la forteresse.
En silence, ils fixèrent un court instant la porte de la chambre qui se trouvait à l’autre extrémité du couloir. Puis, elle tourna son joli visage encadré de boucles blondes vers le sien et avec de faux airs d’ingénue, elle demanda :
— Si c’était la chambre du commandant, pourquoi Erwin n’en a-t-il pas voulu ?
— J’en sais rien, répondit-il avec honnêteté, les yeux rivés sur la porte qui s’élevait au loin, dans la pénombre.
Il eut un nouveau silence. Levi observa un moment la grande porte close, égarée dans cette obscurité lugubre, que les grands flambeaux accrochés aux murs ne parvenaient pas à éclairer convenablement. Il songeait à la question qu’elle venait de lui poser. Et après un instant de réflexion, il lui confia :
— Il en a pas l’air comme ça, mais Erwin, c’est un grand solitaire. Mieux vaut lui foute la paix quand il se retire dans ses quartiers. Et l’autre cinglée qui te sert de voisine de chambre peut parfois se montrer turbulente. Malgré ses airs bourrus, Shardiz avait de la patience pour ça. Erwin, un peu moins.
— Je vois… murmura le médecin, d’un air songeur. Alors si je comprends bien, j’ai hérité de cette chambre par un heureux hasard ; parce qu’il s’est trouvé que j’ai rejoint le bataillon juste après le départ du commandant Shardiz, c’est cela ?
— Exact, approuva Levi. On aura connu des concours de circonstances plus ennuyeux…
Les flammes des torches éclairaient par intermittence son beau visage qu’un sourire muet égayait dans une certaine mesure. En dépit de sa petite mine, elle semblait avoir un peu repris du poil de la bête. Et comme Levi se réjouissait silencieusement de cet heureux dénouement, elle le questionna à nouveau de cette voix si douce et si paisible qui n’appartenait qu’à elle :
— Ainsi, tu n’as toujours pas décidé quels seront les soldats qui intégreront ton escouade ?
— Pas tout à fait, reconnut-il. Aussi bizarre que ça puisse sembler à certains, j’ai pas envie de demander à n’importe qui de me suivre dans mes numéros de voltiges. Puis, les décisions à l’emporte-pièce, c’est pas vraiment mon truc. Et comme j’ai aucune intention de regretter mon choix, je me suis accordé le temps nécessaire à la réflexion. Voilà tout. C’est si compliqué que ça à comprendre ?
— Absolument pas, affirma-t-elle avec spontanéité. Composer un collectif n’est jamais chose aisée.
— Je te le fais pas dire…
C’était la première fois que quelqu’un semblait adhérer à son point de vue. À croire que cette caserne n’était finalement pas intégralement remplie de crétins écervelés.
— Si tu le souhaites, lança-t-elle tout à coup, on pourrait discuter de tout cela demain, au cabinet. Seulement si tu en ressens le besoin, cela va de soi. Avoir un point de vue extérieur pourrait éventuellement t’aider à y voir plus clair. Qu’en dis-tu ?
— Tu m’autoriserais à fourrer mon nez dans tes dossiers médicaux ? interrogea-t-il aussitôt. Et je pourrai savoir si parmi les postulants, certains souffrent de coliques, ou de problèmes de digestion, ce genre de chose ?
Le rire cristallin du médecin résonna dans le couloir.
— Non, je ne peux pas te faire don de telles informations, s’empressa-t-elle de préciser. L’éthique m’en défend, tu le sais bien. En revanche, je pourrai te gratifier d’une écoute attentive et éventuellement d’un avis amical. Qu’en dis-tu ?
Étonné et à la fois touché par cet élan de générosité – qui semblait, par ailleurs, absolument désintéressé –, Levi ne put refuser sa proposition :
— Pourquoi pas. Ça me fera certainement pas de mal d’en discuter avec quelqu’un qui n’est pas de la partie. Puis, toi doc, entre nous, t’es pas spécialement porté sur les plaisanteries salaces, hein ?
— Comment cela ? s’exclama-t-elle, en ayant un léger mouvement de recul. Mon sens de l’humour est tout à fait convenable, capitaine. Pourquoi cette question ?
Levi fendit sa bouche d’un petit sourire sardonique. Et tout en la fixant du coin de l’œil, il compta silencieusement le nombre de fois où il l’avait fait rire aux éclats avec ces odieuses blagues scatophiles. La dame n’était peut-être pas portée sur la grivoiserie comme ses braves camarades de bataillon, mais elle n’était pas non plus totalement rebutée par les plaisanteries de mauvais goût.
Ainsi, dans les ténèbres glacées du couloir, ils s’entendirent rapidement sur l’heure et de lieu de leur rendez-vous, avant de regagner le calme et la chaleur de leurs chambres respectives.
À suivre…
Notes : Merci pour votre lecture !
Ce chapitre devait initialement être deux fois plus long. Mais son élaboration et sa correction s’avéraient bien trop colossales pour la petite fanfictioneuse que je suis. J’ai donc dû me résoudre à le scinder en deux.
Alors, on se dit à dans 6 mois pour le prochain chapitre ! Non je plaisante, il devrait arriver très vite, pas d’inquiétude.