Soleil de Minuit [Livaï x OC]

Chapitre 3 : Le grand saut

5522 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 27/05/2021 03:52

 Mary Magdalene sortit le grand châle de sa boite et le déplia pour le leur faire contempler :

— N’est-ce pas une merveille ? Regardez-moi ces broderies !

Cléo, l’une des infirmières qui fixaient la merveilleuse pièce d’étoffe d’un air ébahi, ne put s’empêcher d’approcher sa main pour caresser du bout des doigts le tissu qui avait la fluidité de l’eau et l’éclat d’un rayon de soleil.

— Qu’il est beau ! s’exclama-t-elle, éblouie par la finesse de l’ouvrage.

C’était un châle en twill blanc, brodé de gerbes de fleurs et bordé d’un galon de crochet à longues franges. Mary l’avait désiré depuis qu’elle l’avait vu épinglé sur les épaules d’un mannequin dans la vitrine d’un tailleur-couturier du centre-ville. Deux allers-retours devant la boutique avaient suffi pour la faire céder.

— C’est assez rare de trouver ce genre de pièce par ici, observa-t-elle, en jetant son beau châle sur ses épaules.

Elle examina rapidement son reflet dans la vitre de l’armoire à pharmacie puis, elle ajouta :

— Même si à Mitras ce type de coupe longue ne se fait plus trop, c’est tout de même agréable de se draper dans la chaleur d’une si grande étole.

Elle se retourna vers les trois infirmières qui fixaient avec admiration sa parure – peut-être démodée, mais ô combien jolie ! – et elle leur demanda :

— N’ai-je pas l’air d’une bergère, avec mon joli châle ?

Les trois jeunes filles se regardèrent d’un air un peu gêné et après un court silence, l’une d’elles lui répondit d’un air faussement innocent :

— Si vous voulez mon avis, vous avez plutôt l’air d’une bergère qui aurait fait un bon mariage.

Toutes quatre se mirent à rire de bon cœur. Rougissante de honte, Mary réalisa subitement la stupidité des propos qu’elle venait de tenir devant ces trois jeunes femmes qui n’avaient certainement jamais dépensé autant d’argent dans l’achat d’un vulgaire accessoire de mode.

Heureusement pour elle, son embarras ne dura pas longtemps. Trois coups frappés à la porte coupèrent court à leurs joyeux bavardages. Cléo s’empressa d’aller ouvrir et elle se trouva bientôt en face d’un petit homme replet, en costume clair, qui avait une tête de moins qu’elle. Hors d’haleine, soufflant du nez comme après un intense effort physique, l’homme demanda d’une voix nasillarde :

— Le docteur Zweig est-elle ici ?

L’infirmière s’écarta de son champ de vision pour qu’il constatât par lui-même.

— Docteur Bloch ! s’exclama Mary, découvrant le visage de son visiteur. Quel bon vent vous emmène ? Vous avez fait tout le chemin depuis le mur en courant ? Vous ne venez pas nous informer du retour prématuré du bataillon, j’espère ?

La plaisanterie de Mary déclenchant un petit vent de panique dans le cabinet et les trois jeunes filles s’échangèrent aussitôt des regards affolés. Le départ des troupes avait eu lieu cinq jours auparavant et leur mission devait théoriquement durer sept jours complets. Aussi, les équipes médicales avaient encore deux bonnes journées devant elles pour se préparer au retour des soldats.

— Non, non ! se défendit immédiatement le vieux docteur, en épongeant avec un mouchoir son visage ruisselant de sueur. Vous n’y êtes pas du tout ! Je suis simplement venu vous prévenir de l’arrivée inopinée d’un petit groupe de titans de l’autre côté du mur. Ils déambulent en ce moment même au niveau de la Grande Porte. Et comme l’autre matin, nous n’avions pas eu la chance d’en observer un seul, je me suis dit que ce serait l’occasion de prendre notre revanche.

Mary exprima aussitôt sa reconnaissance à l’excellent monsieur qui venait de traverser la moitié de la ville au pas de course pour l’informer de la nouvelle.

Sans attendre, elle se délesta de son tablier et enfila une veste légère sur laquelle était épinglé son brassard de médecin. Après quoi, elle donna quelques dernières instructions aux trois jeunes femmes et prit promptement congé d’elles.

Les deux docteurs sortirent de la forteresse s’élevant fièrement au centre de la ville, pour s’élancer dans les rues grouillantes de vie. Comme chaque matin, toute une foule de ménagères se pressait devant les étals du marché de la grande esplanade animé par les voix criardes des marchands de légumes et de volailles, pendant que les artisans travaillaient avec assiduité sur leurs ouvrages à l’intérieur de leurs échoppes. Avec leurs visages encore ensommeillés et leurs petits bras chargés de livres, les enfants prenaient les chemins de l’école qui n’allait pas tarder à ouvrir ses portes. Quant à eux, ils marchaient aussi vite qu’ils le pouvaient, se frayant un chemin entre les passants bien plus préoccupés par l’augmentation subite du prix du kilo de pomme de terre que par les infâmes créatures qui se baladaient librement à l’extérieur de la ville. Ils atteignirent enfin le mur Rose et ils se dirigèrent aussitôt vers l’un des ascenseurs placés sous la surveillance étroite de deux soldats de la Garnison.

— Déjà de retour, docteur Bloch ? lança l’un des militaires, d’un ton débonnaire et enjoué. Vous n’avez pas traîné, dites donc !

Très essoufflé par sa course, le docteur Bloch ne fut pas en mesure de lui répondre immédiatement. Et en le voyant dans cet état d’hyper ventilation, l’un des hommes se leva précipitamment et lui offrit de prendre place sur le banc où ils étaient installés. Mais, d’un geste brusque de la main, le vieux docteur refusa de céder à la fatigue. Son orgueil le lui défendit. À la place, il offrit aimablement son bras à sa consœur pour l’aider à monter sur la plateforme.

— Ne perdons pas plus de temps ! lança-t-il, en prenant place à son tour sur l’élévateur.

Ainsi, les deux médecins se firent hisser jusqu’au sommet de la muraille et rejoignirent les troupes de la Garnison chargées de la surveillance des remparts ceinturant le district.

Après quelques minutes d’ascension, Mary redécouvrit la vue vertigineuse de la cité en contrebas qui se déployait sur des kilomètres. À cinquante mètres de haut, tout lui apparaissait minuscule, presque insignifiant. Puis, elle pivota sur ses talons et elle redécouvrit le vaste paysage forestier et pastoral de la vallée de Trost ; celui derrière lequel avaient disparu les troupes du Bataillon d’Exploration quelques jours plus tôt. L’impression d’immensité était toujours aussi saisissante.

Quand soudain, elle les vit. Elle les reconnut. Il était impossible de les confondre avec autre chose. Et, immédiatement, tout son sang se glaça.

— Regardez, ma chère ! s’écria Bloch, en pointant du doigt les créatures qui promenaient leurs grosses carcasses sur la terre battue. Voyez comme ils déambulent sans aucun sens, tels des psychotiques dans un asile. N’est-ce pas effrayant ?

Mary ne parvenait plus à distinguer la voix de son confrère tant elle était ébranlée par la vision cauchemardesque de ces trois titans qui s’agitaient en contre-bas. Ses pensées étaient comme figées et, dans une sorte de réflexe de survie, son cerveau lui intima immédiatement l’ordre de partir vite, loin – très loin – pour s’éloigner le plus rapidement possible de la proximité de ces monstrueuses créatures.

Combien de temps lui avait-il fallu pour s’extraire de cet état de stupéfaction ? Nul n’aurait pu le dire. Néanmoins, elle dut se débrouiller pour se ressaisir promptement. Et, obéissant à une très vague inspiration, elle se rappela qu’il n’existait pas de lieu plus sûr que l’endroit où elle se tenait présentement. Les cinquante mètres qui la séparaient des monstres constituaient une garantie de sécurité qu’elle n’aurait trouvée nulle part ailleurs en ce monde.

Rassemblant alors ses forces, elle s’agrippa à l’un des canons tournés vers la vallée pour s’approcher du bord de la muraille. Le soleil qui brillait déjà très haut dans le ciel dardait des rayons brûlant sur les pierres blanches des remparts et sur la campagne environnante. La chaleur vive de cette matinée d’été jointe à la réverbération de la lumière accentuait davantage son impression de vertige.

Parmi les soldats qui se trouvaient à proximité, un seul remarqua la présence et la curieuse attitude de cette femme au visage blême qui fixait le sol avec des yeux exorbités d’effroi.

— C’est la première fois, n’est-ce pas ? lui demanda discrètement le militaire qui s’était approché d’elle.

Encore submergée par cette peur irraisonnée, Mary ne sut quoi répondre au grand homme, au faciès avenant et à la chevelure blonde comme les blés.

— C’est la première fois que vous observez des titans, n’est-ce pas ? répéta-t-il, en l’enveloppant d’un regard bienveillant. J’arrive à le lire sur votre visage.

— C’est si flagrant que cela ? lui rétorqua-t-elle, en sentant ses joues s’empourprer d’embarras. Moi qui croyais savoir particulièrement bien masquer mes émotions…

— On est tous passés par là, vous savez, s’empressa-t-il de la rassurer. On a beau les avoir étudiés depuis l’école élémentaire, avoir vu des dizaines d’images les illustrant, il est difficile de nous figurer avec exactitude leur monstruosité avant de les avoir observés de nos propres yeux.

Le soldat lui tendit son bras pour qu’elle s’y appuie et il l’aida à approcher du bord de la muraille. Tandis qu’elle s’agrippait à lui, elle trouva le courage de faire quelques pas de plus. Elle se retrouva bientôt au-dessus du vide et l’impression terrible de vertige redoubla d’intensité. Son manque d’assurance et sa fébrilité étaient si embarrassants à observer qu’elle se mit soudain à rire nerveusement.

— Je n’ai jamais eu aussi peur de toute ma vie ! dit-elle, en se sentant gagnée par une étrange euphorie.

Une brise légère lui fouettait le visage, soulevant ses cheveux et sa longue jupe à plis plats. Elle charriait des odeurs agréables de sève et de verdure. Elle ferma les yeux et inspira une grosse bouffée d’air frais pour oxygéner son cerveau.

— Au bout d’un certain temps, ça finit toujours par passer, lui assura le brave soldat.

Ils demeurèrent ainsi immobiles au-dessus du vide, leurs deux visages tournés vers l’horizon et baignés d’une douce lumière, pour exorciser ensemble le démon de la peur qui avait pris possession de son être.


Installés autour d’un campement de fortune, quelques militaires tapaient paisiblement le carton sur les caisses de ravitaillement. Dans cet espace sans ombrage, sous un soleil impitoyable qui burinait les visages et blondissait les chevelures, l’ambiance était joyeuse et bon enfant. On invita Mary Magdalene à s’installer sur l’une des caisses en bois qui faisaient office tantôt de tables, tantôt de chaises, selon les besoins. Et on laissa le vieux Bloch scruter, tout à son plaisir, les environs avec sa longue-vue.

La crainte de se voir tomber dans les gueules béantes des titans en contre-bas s’était plus ou moins estompée et Mary observait à présent, avec une distance presque académique, les grotesques créatures errer chaotiquement au pied du mur.

Au-dessus de cet « enfer » de pâturages verdoyant se déployait un ciel d’une pureté et d’une splendeur sans pareille. Et les rayons du soleil – qui atteignait maintenant son zénith – brûlaient sans distinction le sommet des crânes humains et la chair marbrée des géants.

— C’est donc cela qui a causé la mort de tant de malheureux… murmurait Mary qui ne parvenait pas à détourner son regard des infâmes créatures.

— C’est cela même qui cause notre perte depuis plus d’un siècle, rectifia aussitôt le docteur Bloch, sans détourner ses yeux de l’horizon.

La remarque de son confrère fit ressurgir dans son esprit une multitude d’images toutes plus effroyables les unes que les autres : corps mutilés, à moitié démembrés, étendus, inertes, dans une rigidité cadavérique précoce. Et là, sous ses yeux, se mouvaient libres et tranquilles quelques représentants des démons responsables de tous ces crimes. C’était tout bonnement inconcevable.


Au fil de leurs conversations, l’aimable soldat de la Garnison qui répondait au nom de Hannes lui révéla être originaire du district de Shiganshina. Il lui parla longuement de la destruction successive des deux portes, de l’invasion de titans qui s’en était suivie et de l’évacuation en catastrophe des civils. Mary comprit alors que cet honnête homme avait vu plus d’atrocités en quelques heures qu’elle n’en avait pu observer en toute une vie. Lui, qui avait été témoin d’une telle succession de drames, pouvait être fier de sa capacité de résilience.

— Le docteur Bloch nous a raconté que vous étiez en poste à Karanes tout au long de l’Opération de Reconquête, poursuivit le soldat, en lui tendant une timbale remplie aux trois quarts d’eau.

Sur les hauteurs exposées de la muraille, la chaleur était étourdissante et sous l’effet de la déshydratation, la tête de Mary commençait à s’engourdir légèrement.

— C’est exact, confirma-t-elle, comme elle s’emparait de la timbale pour la porter directement à ses lèvres.

— C’est peut-être vous qui vous êtes occupé du frère de ma femme. Il est lui aussi membre de la Garnison. Il s’est fait arracher la moitié de la main droite en tentant de sortir de la gueule d’un titan l’un de ces pauvres bougres, réfugié du mur Maria. Le type y est resté. Mais mon beau frère a été rapidement pris en charge dans l’un des campements installés aux abords du mur. Il s’appelle Jörgen Andersson et il était lieutenant à l’époque.

Mary fouilla dans sa mémoire pour essayer d’associer un visage à ce nom. Mais, en vain.

— Toutes mes excuses… rétorqua-t-elle, un peu honteuse. À Karanes, j’ai pratiqué plusieurs dizaines d’amputations de ce genre sur des militaires. De plus, je n’étais pas le seul médecin en poste, c’est pourquoi il m’est difficile de…

Le soldat l’implora de ne pas s’excuser. Il comprenait parfaitement qu’elle ne se souvînt pas de l’illustre inconnu qu’était ce pauvre homme à ses yeux.

Ils discutèrent ensuite un long moment de l’opération de reconquête, de leurs expériences respectives durant ces longues semaines de frénésie collective, de la tragédie qui s’était jouée ici, à Trost, ainsi que sur le front de l’est. Ils évoquèrent ainsi toute l’absurdité de cette entreprise humaine qui avait marqué bien des consciences au sein de la Garnison, mais aussi chez les civils, comme elle, qui avaient été réquisitionnés pour œuvrer à leurs côtés.

— Qu’est devenu votre beau frère ? finit-elle par lui demander.

— Il n’a pas quitté la Garnison, lui révéla le soldat, en remplissant sa timbale d’eau fraîche, pour la seconde fois. Il a appris à se servir de sa main gauche et il est toujours en poste à Karanes. Après la fin de l’Opération, il a pu intégrer le régiment responsable de la logistique.

Mary était très émue d’entendre cela. Il était toujours gratifiant pour elle d’apprendre ce genre de bonnes nouvelles. En ces temps troublés, il fallait faire contre mauvaise fortune bon cœur, après tout.


Sous un soleil de plomb que n’atténuait aucun nuage, ils poursuivent leurs échanges. D’autres soldats se joignirent à eux, les rations de survies passèrent de mains en main et les heures s’égrenèrent lentement, sans qu’aucun événement notable ne vînt troubler l’atmosphère paisible qui régnait au sommet des remparts.

Néanmoins, cette heureuse quiétude ne dura pas. Le docteur Bloch – qui se tenait toujours en bordure de la muraille, tout prêt du campement, avec sa longue-vue vissée dans l’œil – eut un brusque mouvement de recul qui attira immédiatement l’attention de Mary et du soldat qui lui tenait compagnie.

— Ma parole ! hoqueta le vieux docteur. Est-ce la chaleur qui me fait divaguer ?

— Un problème, docteur ? lui demanda aussitôt le militaire.

— Capitaine, vous devriez venir jeter un coup d’œil par vous-même, rétorqua Bloch qui gardait ses yeux obstinément braqués sur l’horizon.

Mary décela dans sa voix une nervosité qui ne présageait rien de bon.

— Là-bas, à l’orée de la forêt… expliqua immédiatement Bloch qui avait offert sa longue vue au capitaine. J’ai cru voir un cheval galoper derrière cette rangée d’épicéas !

En entendant ces paroles, tous les soldats installés autour du campement se levèrent comme un seul homme et allèrent directement se poster au bord de la muraille. Lunette en main, on scruta les alentours pour débusquer le mystérieux canasson. Et tout à coup, le son perçant et métallique d’une cloche d’alerte se fit entendre. C’était une escouade postée à quelques mètres de là – à l’ouest du rempart – qui venait de sonner l’alerte. Les craintes de Bloch se révélaient être exactes : des éclaireurs du Bataillon d’Exploration étaient effectivement en train d’approcher du mur Rose.

Mary bondit alors de son siège et au même instant, une traînée de fumée mauve s’éleva dans le ciel. Le signal fit instantanément comprendre à toutes les personnes postées sur le rempart que la mission d’exploration avait été écourtée et qu’ils devaient se préparer à un retour précipité des troupes.

Au milieu du chaos indescriptible que produisit cette annonce, elle assista médusée à la course effrénée des titans qui se précipitaient vers la petite forêt de conifères, guidés par leur terrible instinct prédateur. Et quand elle aperçut de minuscules points s’agiter au-dessus de la ligne d’horizon, d’une voix tremblante, elle apostropha son confrère :

— Docteur Bloch… ? Docteur Bloch… ? Ne pensez-vous pas qu’il est temps de nous diriger vers les ascenseurs ?

— Une minute, ma chère ! lui rétorqua-t-il, comme il scrutait avec acharnement l’horizon, avide de se repaître de cet étrange spectacle. Venez ! Venez donc par ici !

Alors que Bloch lui faisait signe d’approcher, Mary hésita à s’exécuter. L’appréhension d’assister à une scène de mise à mort lui interdisait tout mouvement.

— Les voilà, ils arrivent ! s’exclama tout à coup le vieux médecin, l’air visiblement très excité à l’idée d’assister à cet épouvantable spectacle. Venez ici, ma chère ! Approchez ! Venez donc prendre acte de la suprématie de l’espèce humaine sur la nature !

Il se tourna vers elle, avec un sourire béat aux lèvres et les yeux plissés d’amusement. Puis, d’un geste sec, il lui tendit sa longue-vue. Alors, par pure courtoisie à son égard – et aussi, il fallait bien l’admettre, parce qu’elle n’avait pas envie de passer pour une lâche devant cet empaffé de chirurgien –, elle résolut de s’emparer de l’instrument.

— Regardez par ici, lui dit-il, en désignant du doigt un point à l’horizon. Sur le toit de cette fermette. Là. Au sud de ce pâturage.

Elle s’arma de courage et porta la lunette à son œil. Elle visa la parcelle de terre que Bloch lui indiquait et, à travers la lentille, elle vit très distinctement trois soldats, armés de sabres, déambulant sur la toiture d’une habitation abandonnée.

Le plus petit d’entre eux qui progressait en équilibre sur le faîtage, leva brusquement son sabre et le pointa en direction du nord, comme pour enjoindre ses camarades à progresser. Les deux hommes actionnèrent leurs grappins pour sauter sur le toit d’un petit bâtiment qui se situait en contre-bas, tandis que l’autre demeurait immobile sur le faîtage.

Au même instant, trois titans approchaient de leurs positions, attirés certainement par les mouvements des deux soldats. Ceux-ci les contournèrent à l’aide de leur équipement de manœuvre tridimensionnelle et, en suivant la voie des airs, revinrent aussitôt sur leurs pas.

Même si sur l’instant, Mary ne comprit pas bien le but de la manœuvre, elle n’en demeurait pas moins impressionnée par le courage dont ces hommes faisaient preuve face aux terrifiantes créatures. Quand tout à coup, pour une raison qui échappa à son entendement, l’un des titans chancela, puis s’écroula comme une masse, tombant de tout son long sur la terre battue. Éloignant la lunette de son œil, Mary murmura :

— Mais, qu’est-ce que…

— Avez-vous vu, ma chère ? s’enquit Bloch qui trépignait d’excitation à côté d’elle. Je ne vous avais pas raconté d’histoire, hein ?

— Justement… marmonna Mary, je ne suis pas bien sûre de ce que j’ai vu…

Elle poursuivit son observation et elle retrouva les trois soldats à nouveau réunis sur le même toit. Les deux hommes réitérèrent aussitôt leur précédente manœuvre et un autre titan se retrouva à terre, aussi magiquement que le premier.

Mary commençait à comprendre ce qui se jouait là-bas, sur la toiture de ce corps de ferme. En anticipant ce qui allait se passer par la suite, elle fixa toute son attention sur le troisième soldat – celui qui demeurait immobile au sommet du toit – et elle se borna à suivre ses déplacements. Pendant que les deux autres recommençaient leur petit tour de manège, le troisième sortit ses deux sabres de leurs fourreaux métalliques et s’élança à vive allure vers le dernier titan. Il planta son grappin dans la chair rosâtre et dans un mouvement rotatoire d’une rapidité surhumaine, il alla frapper violemment la nuque, terrassant en un clin d’œil l’immonde créature. Après quoi, une colonne de fumée blanche s’éleva dans le ciel.

— Prodigieux ! s’écriait Bloch qui exultait à la vision de l’incroyable assaut. Ce garçon est parfaitement prodigieux !

Mary – qui n’écoutait son vieux confrère que d’une oreille – comprit enfin qui était la personne qui venait d’accomplir la prouesse dont elle venait d’être témoin.

Au sud, la lumière du soleil était si vive, si éblouissante qu’elle fut obligée d’éloigner la lunette de son œil meurtri et noyé de larmes. Encore sous le choc de cet enchaînement d’événements soudains et imprévus, elle resta un instant immobile au bord de la muraille, promenant son regard le long du ruban sinueux de la route déserte… celle-ci que ne tarderaient pas à emprunter les troupes en retraite. Une bourrasque tiède fit danser l’ourlet de sa jupe et la fit reculer de quelques pas en arrière.

— Il faudrait peut-être songer à descendre maintenant, dit-elle d’une voix lointaine et sourde.

Encore ce maudit vertige qui la reprenait… En outre, l’agitation des soldats de la Garnison produisait un tel vacarme autour d’eux que son confrère ne fut pas en mesure d’entendre sa suggestion. Ou peut-être feignait-il de n’avoir rien entendu ?

Quelques minutes s’écoulèrent dans une attente anxieuse, presque insupportable, qui faisait battre le cœur de Mary à tout rompre. La perspective d’arriver à la caserne après les malheureux soldats qu’ils étaient censés accueillir commençait terriblement à l’angoisser.

Les bras croisés sur sa poitrine, elle observait d’un œil inquiet les hommes de la Garnison accourir au bord de la muraille et tendre leurs mains dans le vide pour hisser l’un des éclaireurs au sommet du mur. De la même manière, ils prêtèrent main-forte à un deuxième soldat du Bataillon d’Exploration. Puis à un troisième. Elle reconnut le jeune Erd Gin, avec ses cheveux blonds et son visage qui irradiait de soulagement de se retrouver enfin en sécurité sur le rempart. Comme elle le regardait serrer chaleureusement la main d’un des hommes de la Garnison, la voix de son confrère chirurgien résonna soudain dans son oreille :

— Dirigeons-nous vers les ascenseurs ! Il est temps de retrouver le plancher des vaches, ma chère !

À peine avait-il terminé sa phrase qu’un crochet de grappin vint brusquement se planter sur la base du canon qui était posté près d’eux. Une petite main recouverte de projections fumantes agrippa la bordure du mur. Et tandis qu’un bruit de gaz projeté par aérosol se fit entendre, Mary vit s’élever dans le ciel bleu, éclairée à contre-jour, une silhouette noire auréolée d’un panache de fumée.

Dès que ses pieds touchèrent le sol, le soldat abaissa le capuchon qui protégeait sa tête. C’était le nouveau capitaine du Bataillon d’Exploration, avec ses cheveux noir de jais et son petit minois renfrogné. Après son exploit de tout à l’heure, il venait tranquillement de se hisser au sommet de la muraille, sans avoir recours à une quelconque assistance.

— LES TROUPES SE PRÉSENTERONT À LA GRANDE PORTE DANS UNE DIZAINE DE MINUTES ! alerta-t-il d’une voix éraillée, en s’adressant aux soldats qui venaient d’accueillir ses camarades.

Après quoi, il sortit d’une des poches de son uniforme un mouchoir avec lequel il essuya ses mains maculées de sang. Une fois fait, il tourna son visage vers Mary qui le dévisageait peut-être un peu trop fixement.

— Ah, salut, docteur, lui lança-t-il avec une extraordinaire nonchalance. Alors, on est venu prendre un peu le soleil sur le mur ?

Mary eut un petit sourire amusé et entr’ouvrit ses lèvres pour lui répondre, mais aucun son ne daigna sortir de sa bouche. Le haut du corps soigneusement drapé dans sa cape de feutre vert, le capitaine traversa à grands pas le rempart, tout en plantant ses yeux resplendissant d’orgueil dans les siens. Il y avait quelque chose chez lui, dans sa façon de se mouvoir, dans son air de supériorité, dans sa manière de la considérer silencieusement avec cette effronterie glaçante, qui la stupéfiait au plus haut point. Il était d’une beauté déstabilisante, désarmante, avec ce visage aux traits fins, purs, comme ciselés dans de la glace. Tandis qu’il poursuivait son chemin, il pivota rapidement sur ses talons pour ne pas la perdre de vue.

— Je suppose que tu n’as pas prévu de passer la nuit ici, dit-il avec une ironie malicieuse. Tu veux descendre avec moi ?

Bien que parfaitement articulés, ces mots étaient si hors de propos et tellement inattendus qu’elle le regarda stupidement, en fronçant ses sourcils d’incompréhension. Au même instant, la voix du docteur Bloch – à moitié noyée dans le vacarme des soldats manœuvrant autour d’eux – résonna une nouvelle fois à ses oreilles. Elle jeta un coup d’œil sur sa gauche et elle aperçut au loin son confrère agiter ses petits bras potelés pour l’inviter à le rejoindre sur la plateforme de l’ascenseur qui s’apprêtait à être actionné.

— Bon, on va pas y passer une heure, s’impatienta le capitaine avec un aplomb sidérant. Tu veux faire le grand saut avec moi ?

Elle jeta sur lui un regard hébété et plein d’égarement. Puis, elle tenta d’articuler un très maladroit :

— Je dois… L’ascenseur va bientôt…

— Dans ce cas, on se retrouve en bas, conclut-il avant de bondir dans le vide, propulsée par une projection de gaz s’échappant de l’arrière de son équipement.

Mary eut un léger sursaut lorsqu’il le vit disparaître derrière le rebord de la muraille. Tout ceci lui parut d’une absurdité hors du commun. Enfin, elle entendit une nouvelle fois son vieux confrère l’appeler au loin et ce fut comme si la réalité se rappelait à elle. Elle s’élança en courant vers la plateforme, l’esprit chargé de pensées nébuleuses, encore troublé par toutes ces émotions contradictoires.


À suivre…



Notes : J'ai fait le choix de prénommer mon OC Mary Magdalene en référence à la chanson portant le même nom de la chanteuse britannique FKA Twigs.


A woman's hands (Une main de femme)

So dark and provocative (Si sombre et provocante)

A nurturing breath that could stroke you (Un souffle maternant qui pourrait te caresser)

Divine confidence (Divine confidence)

A woman's war (d’une lutte féminine)

Unoccupied history (dont les récits n’ont jamais fait état)


Les paroles de cette chanson font référence à ce qui est révélé dans les évangiles apocryphes, concernant la figure biblique de Marie-Madeleine. Contrairement aux évangiles canoniques qui la décrivent comme une prostituée et simple disciple de Jésus, les textes apocryphes préfèrent généralement voir en elle la compagne du Christ (son épouse, en somme) et une talentueuse guérisseuse de son temps. Prostituée ou médecin ? Même si ces deux professions sont aussi honorables l’une que l’autre, elles n’en demeurent pas moins très différentes. Et, je dois avouer que cette différence de perception m’amuse beaucoup. C’est pourquoi j’ai voulu jouer avec ces deux notions dans ma fanfiction. Non pas que je considère Levi comme le Jésus de SNK. Mais je trouvais amusant de me référer à la figure de Marie-Madeleine pour mon OC, car elle évoque à la fois la médecine et, en quelque sorte, la tentation de la chair.


Le nom de Zweig vient simplement de l’un de mes auteurs germanophones favoris, l’Autrichien Stefan Zweig.


Pour ce qui est de la question du physique de Mary, je me suis solennellement référé aux propos d’Isayama lorsque, suite à la question d’une fan, il a déclaré (un peu sur le ton de la plaisanterie) : comme Levi est petit, je présume qu’il doit être attiré par des personnes de grande taille. Pour ce qui est de la blondeur, je me suis rapportée aux nombreuses introspections du personnage dans le manga et les Smartpass AU tournant autour « des cheveux blonds » et « des yeux bleus ». Levi semble être sensible à ces deux particularités physiques, que ce soit chez Erwin ou chez Armin.

À titre personnel, j’imagine Mary ressemblant passablement au personnage de Juliet Burke dans la série Lost (qui est aussi médecin). Je me suis d’ailleurs pas mal inspirée de ce personnage pour élaborer mon OC. J’ai également emprunté l’idée des surnoms distribués par Levi à cette même série, faisant ainsi référence au compagnon de Juliet, le charismatique Sawyer. Le surnom « doc », ne cherchez pas, ça vient de lui. Sawyer ressemble aussi un peu à Levi sur certains aspects. Si vous aimez SNK, regardez Lost, vous ne serez pas déçu !

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