Le destin des Ackerman - Tome 2
— Drescher, flingue-moi ce mortier bordel !
Cet ordre empreint de désespoir fait trembler le jeune homme qui commence à perdre ses moyens sous cette pression insupportable. Un autre hurlement résonne mais les syllabes se meurent dans le vacarme incessant et oppressant de la bataille. Ici, au milieu d'amas de poussière et de gravats qui s'étendent à perte de vue, entourés de corps démembrés et calcinés, les soldats couverts de sang et de saletés se livrent à une lutte de chaque instant. Tous leurs sens sont en alerte, constamment, car ils doivent lutter contre un ennemi qui vient de toute part mais aussi se soucier de se protéger de tous ces projectiles spécifiquement créés pour détruire en masse...
Hans Drescher ne fait pas exception et il doit en plus trouver parmi nuages de poussières et de fumée, terre retournée et gravats, un homme qui tire depuis un couvert. Cela serait plus simple si sa vue n'était pas agressée par tous ces gaz provenant d'armes chimiques et les éclats lumineux des bombes qui frappent les alentours. Son odorat n'est pas en reste, sollicité par les odeurs de sang et de chair déchiquetée quand toute cette poussière soulevée par les explosions ne bouche pas ses voies respiratoires. Le goût dans sa bouche n'est autre que celui de la déshydratation et de l'amertume.
Chaque muscle est douloureux et l'esprit, forcé à prêter attention à tout ce qu'il se passe parce que tout peut être meurtrier, est dans une fatigue lancinante faisant de chaque instant une lutte contre une perte de concentration souvent fatale.
Dans ce morceau d'immeuble plus ou moins épargné par les bombardements, l'escouade d'aspirants guerriers se doit de maintenir sa position. Là, au milieu d'un quartier pourtant sans réelle valeur stratégique, dans ce bâtiment qui n'a rien de spécial, ils se battent bec et ongles pour sauvegarder sous leur joug le moindre petit centimètre carré de terrain. Dans cette bataille aux dimensions qui échappent aux limites de la conscience d'un seul homme, chaque muret; escalier; balcon; trou et autre amoncellement de gravats mérite d'être défendu.
— Drescher ! hurle encore le capitaine.
Le jeune eldien n'était pas prêt à ce genre de combat, à une telle intensité - sans répit, à un combat qui ne ressemble en rien aux arts classiques de la guerre où l'on réfléchit encore aujourd'hui dans les académies : en corps d'armée sur des champs de bataille ouverts et plats, où la victoire se joue à un enveloppement de la formation ennemie.
Non, ici plus aucune formation n'existe et il n'y a pas de front continu. Derrière chaque ouverture aussi petite soit elle peut se trouver un tireur embusqué, derrière chaque recoin peut attendre un soldat ennemi. L'adversaire n'est pas seulement devant et ne lui fait pas face à visage découvert. Les soldats de l'autre camp sont presque aussi proches de lui que ses propres camarades parce que - parfois - il les entend discuter, il les entend hurler, il les entend mugir. La proximité est aussi forte que malsaine.
Une explosion retentit, secouant le bâtiment dans son entièreté : un autre obus vient de retourner la terre à quelques mètres de l'endroit où ils se trouvent. Hans cherche des yeux la provenance du projectile explosif sous la demande pressante de son supérieur. Dans le mouvement, à travers la lunette de son fusil de précision, il aperçoit un bâtiment que son escouade et lui occupaient il y a quelques heures avant de devoir se replier dans la bâtisse voisine. Depuis, chaque camp a tenté de riposter et ces dernières heures sont une succession d'attaque et de contre-attaques qui ont vu des dizaines d'hommes et femmes perdre la vie pour quelques mètres de terrain qui a changé de main un nombre de fois incalculables.
Lorsqu'il trouve enfin les deux hommes qui se servent d'un mortier pour affaiblir les positions mahr, Hans est déconcentré par un hurlement de douleur juste à côté de lui. Laura a été touchée et la pauvre se débat à terre en se tenant son bras mutilé, transpercé par une balle. Oskar se précipite pour venir vers elle, courant aussi accroupi que possible pour éviter que son casque ne dépasse et fasse de lui une cible de choix.
Le soldat Drescher revient à son objectif et règle sa mire.
Au moment de tirer il a soudainement un doute. L'œil dans son viseur fixé sur l'ennemi à abattre, la proximité fait encore son office. Il peut clairement distinguer les traits de ces deux hommes, leurs imperfections, les trous dans leurs uniformes, l'alliance à leur doigt... Ces traits noirs tracés sur sa lunette se rejoignent presque sur le front du premier homme aux cheveux blonds et au nez aquilin. Hans se rend compte qu'il tient la vie d'un homme avec une simple pression de gâchette, un homme qu'il est obligé de tuer pour permettre à ses compagnons d'avoir un peu de répit dans ce bombardement intensif. L'ordre qu'on lui hurle depuis plusieurs minutes est de placer une balle entre les deux yeux de cette personne dont il ne sait rien et qui ne lui a pas vraiment fait du mal, sinon de lui envoyer du métal et du feu à une cadence insupportable depuis une durée qu'il ne saurait mesurer.
Il prend une profonde inspiration afin de se détendre au maximum et s'empêcher de trembler puis retient sa respiration avant de presser la détente.
La balle touche sa cible mais ne l'atteint pas là où le tireur l'avait voulu : le soldat nordien est frappé au niveau de la gorge et s'effondre dans une effusion de sang. Hans est en première loge pour voir la panique dans son regard alors qu'il ne peut sûrement ni parler ni hurler avec une blessure à cet endroit. Son partenaire tout aussi affolé essaye d'appuyer sur la plaie pour éviter l'hémorragie mais il n'y a rien à faire, le pauvre homme va se noyer dans son propre sang.
Hans détourne le regard et reprend sa respiration tout en laissant sa tête tomber sur son bras. Son visage se réfugiant dans le creux de son coude, il ferme les yeux et le visage de sa victime reste indélébile dans son esprit.
— Cible à terre capitaine ! s'écrie-t-il après une longue seconde pour se reprendre.
Il roule au sol et se réfugie derrière le mur. Il respire de grandes bouffées d'air maintenant que l'adrénaline redescend.
Hans n'a même pas le temps de se remettre de ses émotions ni même de jeter un coup d'œil à ses camarades qu'un bruit aussi puissant que reconnaissable entre mille résonne dans toute la ville : un titan vient de se transformer.
Pour tous les membres de l'escouade d'aspirants guerriers cela ne signifie qu'une seule chose : Annie Leonhart vient de déchaîner son titan féminin, certainement pour mener sa mission à bien.
Très rapidement l'effroi s'empare du cœur des soldats nordiens qui, en plus d'être pris de court, sont pris en tenaille entre l'attaque massive des forces mahr sur le port et ce titan primordial qui se montre là où devrait se situer le centre-ville.
La stupeur est telle dans les deux camps que pendant une poignée de secondes tous canons, fusils et rugissements des soldats se taisent, dans l'expectative d'une silhouette titanesque que certains craignent au plus haut point et les autres attendent comme un miracle salvateur.
Alors, après cet instant où tous sont suspendus au silence inquiétant voire surnaturel en plein milieu d'une bataille, un coup de sifflet résonne : la charge est ordonnée pour les soldats de l'empire Mahr.
Après une longue seconde de flottement, des pas lourds signifiant un titan en pleine course réveillent les soldats qui comprennent alors que le moment est parfait pour charger et gagner cette bataille du port de Zelevsk.
Des centaines de soldats se mettent à rugir, sortants tous en même temps de leur trou ou morceaux de bâtiment délabré pour foncer droit sur les positions ennemies.
Les soldats de la coalition - surpris, encerclés et certainement condamnés - sont pris de peur et se débandent sous la marée humaine qui approche rapidement, sachant pertinemment que s'ils parviennent à tenir leurs positions un titan viendra les écraser comme de vulgaires insectes.
— Notre boulot est terminé les enfants, rentrons au bunker, ordonne le capitaine Augstein.
Ces mots devraient être réconfortants mais pas un sourire n'étire les commissures gercées du moindre aspirant guerrier. Tous entendent les cris de douleur de Laura, alors qu'un médecin essaye de la calmer pour s'occuper de sa blessure, et ne peuvent qu'afficher une grimace montrant que la fatigue - tant mentale que physique - les empêche de ressentir du soulagement. Cette bataille ne fait que commencer et tous le savent.
Annie court en direction du port et peut pour l'instant profiter de la fuite des nordiens pour se frayer un chemin dans les rues de la ville. Même si elle ne rencontre pour l'instant aucune résistance, il lui est difficile de progresser sur ce sol jonché de gravats. Elle en regrette cette sensation de courir dans les plaines verdoyantes de Paradis, entre les gigantesques troncs des arbres géants ou bien encore d'être pourvue d'un équipement tridimensionnel qui serait d'autant plus pratique pour se déplacer dans un milieu urbain.
La jeune femme en vient à se demander si elle saurait encore s'en servir après tout ce temps sans pratiquer. Il serait certainement difficile de retrouver ses sensations au début mais elle a le sentiment que, comme la bicyclette, c'est le genre de chose qui ne s'oublie pas.
Mais trêve de divagations : elle ne doit pas perdre sa concentration.
Pourtant son esprit ne lui laisse pas de répit parce que deux personnes lui viennent en tête. Deux personnes qu'elle doit protéger, deux personnes pour qui elle s'est transformée, deux personnes qu'elle veut sauvegarder du moindre mal.
Un coup de canon détonne au loin, un son que mademoiselle Leonhart n'entend pas vraiment.
L'instant suivant elle se retrouve projetée à terre en sentant un trou béant dans l'abdomen de son titan. La monstruosité percute la façade d'un bâtiment qui, jusque là, avait réussi l'exploit de rester debout dans ce quartier quasiment rasé avant de tomber à genoux.
Son gigantesque corps ne peut plus bouger, complètement paralysé. Annie n'a pas le choix : elle doit s'extraire de là au plus vite.
— Ne la laissez pas s'échapper ! hurle un officier nordien qui ne doit pas se trouver bien loin.
Une silhouette à proportions humaines apparaît au niveau de la nuque du titan féminin, laissant entrevoir entre les volutes de fumée épaisse une tripotée de filaments de chairs reliant l'hôte et son titan. Pour tous les soldats qui observent - non sans une boule au ventre - ce spectacle est à la limite du concevable, c'est la première fois qu'un tel phénomène se produit sous leurs yeux.
C'est cette seconde de contemplation qui ne leur permet pas de profiter de ce court laps de temps pour capturer l'hôte d'un titan. L'occasion est belle, certes, mais les soldats mahr sont déjà en train d'envahir ce bâtiment : des dizaines de coups de feu résonnent au rez-de-chaussée et tout autant de hurlements de douleur et de mort.
Rapidement, un groupe de soldats de l'empire rejoignent Annie lorsqu'elle se laisse glisser le long du bras de son titan et que ses pieds touchent terre.
Ils lui parlent, ils hurlent quelque chose mais elle ne comprend rien ou plutôt... Elle ne veut rien comprendre. Elle ne veut qu'une seule chose : se diriger vers la main gauche de son titan qui se décompose mais elle ne parvient pas à se mouvoir.
Elle le sent au plus profond d'elle, c'est un constat qui s'impose à présent : son titan lui demande plus d'énergie qu'auparavant et il devient difficile d'en être l'hôte. Est-ce une faiblesse passagère ? A-t-elle attrapé une maladie ? Ou alors... Non, il est bien trop tôt.
Sûrement a-t-elle a simplement perdu l'envie de se battre...
Oui, c'est certainement ça.
— Il faut récupérer Samuel, dans ma main ! s'écrie-t-elle avant de sentir ses jambes perdre leur capacité à soutenir son propre poids.
Dans un premier temps, aucun soldat venu l'aider ne saisit mais, lorsqu'un jeune homme en uniforme de la police de Zelevsk marche vers eux en titubant, une petite près de lui le soutenant comme elle peut, tous braquent leur arme, prêts à tirer.
— C'est lui, bande de crétins, allez le chercher..!
Les soldats se regardent avec un air idiot traduisant leur incompréhension avant qu'une autre personne ne les dépasse et se rue vers l'homme en uniforme.
— Samuel ? Tu es seul ? Où est Karl ? Et qui est cette gamine ? interroge Hans en lui prenant un bras pour le passer autour de son cou.
— Sous-sol, dans le sous-sol... répond faiblement le soldat dont les yeux papillonnent.
— Hein ?
Anna fait tout ce qu'elle peut pour qu'il reste debout mais c'est bien trop lourd pour ses petits bras, heureusement ils sont vite rejoints par les autres soldats qui comprennent enfin.
Tous les trois sont emmenés dans une infirmerie de fortune aménagée dans la cave d'un immeuble qui n'a pas été épargné par les combats.
Ici, l'odeur est abominable. Les blessés sont allongés à même le sol, certains ont un membre arraché ou une plaie béante. Le sang a imbibé le tissu sur lequel ils reposent. Certains tremblent violemment; d'autres ne bougent plus, endormis par la morphine ou simplement morts; la plupart sont pris en charge par des infirmiers dont l'uniforme est couvert du sang de ces malheureux dont les blessures s'infectent, en témoigneé la pestilence qui règne en ces lieux.
Anna marche aux côtés du lieutenant Leonhart, agrippée à son uniforme, ses yeux arpentant toutes ces silhouettes ensanglantées et couvertes de bandages à qui il manque des morceaux.
Pourtant, il n'y a nulle trace dégoût sur ses traits, ni pour ce qu'elle sent ni pour ce qu'elle voit : les images de sa famille écrasée sous les décombres ne cessent de lui revenir et c'est à ce moment qu'elle se rend compte qu'elle est perdue.
Elle se souvient de Annie qui saute à travers la baie vitrée du bureau où ils se trouvaient puis de ce flash lumineux intense, des quelques bâtiments alentours qui ont été secoués voire partiellement détruit dans un souffle comparable à une onde de choc. Anna dut tirer de toutes ses forces le soldat Berner pour le faire revenir à lui après cette paralysie étrange, sans succès. Le plafond se fissurait, d'énormes tas de poussières tombaient, des blocs de béton menaçaient de les écraser et, dehors, des cris annonçaient quelque chose de terrible.
Tout est allé si vite.
La petite n'a pas vraiment eu le temps d'assimiler tout ce qu'il s'est passé et n'est pas bien sûre de ce qu'elle a vu.
Était-ce un monstre ?
Une gigantesque silhouette d'une taille qu'elle ne saurait évaluer se dressa dans la fumée et la poussière avant de pousser un hurlement surnaturel sorti des enfers.
Le plus terrifiant pour la fillette fut ce moment où cette bête se tourna vers Samuel et elle. Sa chevelure blonde encombrait son visage inquiétant et cachait partiellement ses grands yeux bleus mais elle regardait bien vers eux. Tout son petit corps se figea, crispé par l'horreur de cette vision cauchemardesque.
Une énorme main vint les cueillir et puis plus rien. Coincés entre ces phalanges aux dimensions invraisemblables, il faisait noir et elle ne pouvait qu'entendre les coups de canons, les tirs de fusil, les pas lourds de leur ravisseur, les éboulements de bâtiments qui tombaient en ruine.
Pourtant, au milieu de tout cela, une seule chose captait son attention : le jeune homme à ses côtés qui avait perdu connaissance.
Anna se souvient qu'il était conscient lorsque la créature les a emportés.
Mais là, son souffle était régulier, profond même, comme s'il dormait.
Et puis, d'un coup, tout s'est arrêté.
Un instant de flottement avant de se sentir tomber, toujours prisonnière de cette main puis la lumière du jour perça de nouveau et elle roula sur le sol avec Samuel, inconscient.
— Capitaine, salue Annie, tirant la fillette de sa rêverie.
L'officier dévisage le petite brune aux traits asiatiques.
— Vous nous ramenez un chien errant ?
— Nous l'avons trouvée sur le chemin, sa famille a été tuée dans les bombardements.
— Je me fiche de votre pitié, Lieutenant, les vivres vont rapidement manquer si l'état-major ne fait pas ce qu'il faut pour nous ravitailler, même dans le meilleur des cas nous devrons rationner pour éviter d'en manquer, je doute qu'avoir une bouche de plus à nourrir soit un luxe que l'on peut se payer.
Anna prend peur face à l'expression dure, autoritaire et réprobatrice de cet homme impressionnant, elle se cache à moitié derrière Annie.
L'officier soupire, conscient que c'est l'adrénaline qui n'est pas encore redescendue qui parle.
— Je vous félicite d'avoir rempli votre mission mais nous avons perdu Karl et vous ramenez une nordienne à sa place.
— Son sort ne sera pas différent du mien ni de celui du soldat Berner, rétorque sèchement l'hôte du titan féminin.
Monsieur Augstein fait bouger nerveusement la partie inférieure de sa mâchoire, déformant son visage tendu, signe qu'il est irrité mais se retient de faire un commentaire supplémentaire, le regard vissé sur son lieutenant qui lui tient tête.
— Bien. Est-ce qu'elle a un nom ?
— Anna A...
Elle se coupe, consciente que si elle dévoile les origines de cette petite - alors que celles-ci ne semblent pas avoir sauté aux yeux du capitaine - elle pourrait être emmenée loin d'ici et devenir un cobaye pour les autorités de l'empire.
— Anna Carolina, de ce que j'ai compris, ment ouvertement Annie.
Le mensonge est quelque chose qu'elle maîtrise à la perfection. C'est un guerrier mahr après tout et elle a vécu pendant des années sous couverture à Paradis avant d'être un membre des brigades spéciales, cet exercice n'a donc plus de secrets pour elle.
Ce nom n'est pas anodin. La nuit dernière elle a pris Samuel à part pour lui parler du fait qu'une fois de retour dans leur escouade, le nom de la fillette pourrait poser problème. Si les Ackerman et les asiatiques n'ont pas connu un sort aussi terrible qu'à Paradis, ils ne demeurent pas moins pour la plupart des fugitifs qui passent leur vie à se cacher et la famille d'Anna ne faisait pas exception.
Ce nom de famille, d'ailleurs, est le premier qui vient de lui venir à l'esprit et maintenant qu'elle y songe c'est celui d'une des rares amies qu'elle a eu à Paradis, une jeune femme qui perdit la vie à Trost : Minha Carolina, ancien membre de la 104e brigade d'entraînement et de l'équipe trente-quatre pendant la bataille, au même titre que Armin et Eren.
Alors que le capitaine retourne à son bureau, l'image du cadavre de Minha revient à Annie. Ce corps mutilé jonchait les rues souillées de sang et de chair de Trost. Elle était là, face contre terre, la tête séparée de son corps, sa coiffure si particulière qu'elle aurait reconnue entre toute, toute comme cette fine bague qu'elle portait à la main droite.
Le soldat Leonhart se sentit immensément désolée et la honte l'accablait face au corps sans vie de son amie. C'est ce jour-là qu'elle prit vraiment conscience de ce que Reiner, Bertolt et elle faisaient à ces gens, qu'elle saisit à quel point il était malsain qu'ils s'attachent à eux alors qu'ils étaient là pour tous les massacrer.
Annie eut pour la première fois le sentiment d'être une personne horrible, inhumaine. Comme un berger s'approchant de l'un de ses moutons, couteau en main caché dans son dos et caressant dans le sens du poil la bête pour endormir sa méfiance avant de l'égorger...
Elle avait tué son amie en faisant déferler cette horde de titans au sein des murs.
— Bon, allez vous reposer, je vois bien que vous êtes exténuée. Vous ferez votre rapport par la suite et j'espère que je n'aurai pas à attendre trop longtemps.
— Oui capitaine.
Sur ce, Annie et Flora sont emmenées dans une pièce où les autres aspirants guerriers se trouvent. Tous allongés, pourtant aucun ne dort, encore hantés par l'âpreté des combats et toutes les horreurs qu'ils ont vu en si peu de temps. Quelques-uns fixent d'un regard vide le plafond ou le mur d'en face, d'autres évacuent leur stress comme ils le peuvent : fumer une cigarette, contempler la photographie de proches, écrire une lettre...
Samuel est allongé là, la tête surélevée par son paquetage et la petite asiatique vient tout de suite se blottir contre lui sous la surveillance de Annie qui s'assoit à leurs côtés.
La torpeur du jeune homme est une énigme pour le lieutenant Leonhart qui observe le comportement de la petite Ackerman, non sans remarquer des similitudes frappantes avec une personne du même clan qu'elle connaît bien.
A y réfléchir - et avec le peu qu'elle sait, Mikasa devait avoir le même âge lorsque ses parents ont été assassinés et que Eren est venu à son secours. Est-ce à ce moment précis que le gêne Ackerman a fait son office ? Si la réponse est oui, est-ce la même chose qui s'est produite entre Anna et Samuel ?
Annie détourne le regard et ferme les yeux en appuyant sa tête en arrière, contre le mur froid et rugueux où elle s'est adossée.
Son cerveau surchauffe, ses méninges travaillent pour essayer de percer un mystère qu'elle ne saurait pas résoudre, avec le peu d'informations dont elle dispose à ce sujet.
Pourtant, il lui semble qu'aucun évènement aussi fort et marquant n'ait déclenché ce machin étrange propre aux bruns ténébreux qui sont prêts à tout pour la personne qu'ils ont choisi. C'est vrai, Eren a sauvé Mikasa et lui aurait hurlé voire ordonné de se battre, d'arrêter d'être une petite morveuse apeurée. Qu'a fait Samuel, sinon réchauffer Anna et prendre soin d'elle ?
Elle s'est interposée quand un homme qu'elle connaissait bien a voulu abattre le soldat mahr, très étrange...
De nouveau son regard se pose sur le soldat et il lui apparaît qu'une question s'imposait, bien avant sa réflexion sur les Ackerman et les ressemblances d'Anna avec Mikasa : pourquoi est-il dans cet état ?
Le fil de ses pensées est interrompu lorsqu'elle perçoit que quelqu'un s'installe près d'elle.
Un grand blond s'adosse au mur à un mètre de son lieutenant, il l'observe de ses yeux bleus pétillants avant de porter son attention à la scène attendrissante qui se déroule sous leur yeux : Anna se repositionne contre le soldat Berner, n'hésitant pas à soulever son bras pour le poser sur elle puis de pousser un petit soupir de contentement.
Annie lève ensuite les yeux vers la gueule d'ange qui s'est invitée à ses côtés et qui n'a toujours pas daigné prononcer le moindre mot, ce qui est étrange venant de sa part.
En effet, Alexander Cranz est sûrement le plus intelligent du groupe et c'est une personne qui a tout pour elle physiquement, en toute objectivité. Un aspirant au titan bestial si elle se souvient bien, ambitieux et prétentieux, arrogant et autoritaire, il aime qu'on lui obéisse et il aime qu'on le flatte, le fait qu'il soit le petit protégé de Sieg Jaëger n'arrange rien au tableau.
— Je ne sais pas ce qui est le plus étonnant... commence-t-il.
Annie ne répond pas, affichant son éternel et légendaire air blasé montrant bien que ses mots sont une nuisance dont elle se passerait volontiers.
— ...Que ce type sorti de nulle part à l'air paumé ait survécu ou que vous nous ayez ramené une gamine en laissant Karl derrière vous.
Le lieutenant Leonhart serre les dents.
— Ton mec n'a pas l'air très coriace ni loquace, je doute qu'il t'ait mené la vie dure pour garder un animal de compagnie, alors qu'est-ce que vous nous cachez ?
Si d'apparence la jeune femme n'a pas cillé, à l'intérieur elle bout.
— Notre escouade va mener bon nombre d'opérations périlleuses pour gagner cette putain de guerre et je ne crois pas que ce soit la place d'une enfant, ajoute Alexander.
— Tu me pompes l'air, répond sèchement le lieutenant.
— Haha, tu as peut-être oublié que c'est la guerre ici ? Tu te crois encore en vacances sur Paradis ?
Cette dernière remarque fait tiquer Annie dont l'expression change.
— Vous me faites rire les bleus, tous pareil. Deux jours de combat et vous pensez déjà tout savoir sur la guerre et ses horreurs, c'est ça ? Tsss...
Un sourire carnassier glisse sur les lèvres du soldat Cranz.
— Tu pourrais peut-être nous éclairer de ta grande sagesse et ta longue expérience ?
— J'ai la flemme, j'suis crevée et tu m'emmerdes, là.
— Tiens-tiens, c'est facile... se moque le blond.
— Non, ce qui est facile c'est que les beaux parleurs comme toi sont souvent les premiers à se prendre une balle entre les deux yeux ou à prendre leurs jambes à leur cou quand ça chauffe vraiment, rétorque Annie en fixant le mur en face d'elle, sachant très bien que si elle voit l'air suffisant et moqueur de son interlocuteur elle va lui péter les genoux.
A sa grande surprise, Alexander soupire.
— Ce qui m'importe c'est que tout le monde ici revienne à Mahr sans trop de bobos. Nous avons déjà perdu Karl et je ne voudrai pas que l'on perde quelqu'un d'autre parce que ton copain et toi avez voulu prendre une nordienne sous votre aile. S'il faut choisir entre la sauver ou sauver la vie d'un membre de cette escouade, je n'hésiterai pas un seul instant.
Annie sent à l'intonation du jeune homme comme il est fier de ses paroles et comme il aime s'écouter parler. Même si son discours est louable et honnête, même s'il ne fait aucun doute que ce soldat Cranz a les qualités et la mentalité pour être un meneur, il n'en demeure pas moins le genre de personne qu'exècre la jeune femme.
— Très bien, merci pour ton intervention. Si tu veux bien faire ton numéro de héro plus loin, ça m'arrangerait.
— Haha, je vois... La bravoure, la loyauté, l'héroïsme, le courage... Tout ça tu...
— Conneries. Dans les livres, dans les contes, dans les récits de guerre et surtout dans la propagande ou nous vend des héros qui passent leur vie à lutter et se relever. La vérité tu l'apprendras vite : les héros n'existent pas. Ceux que tu vois dans ces machins débiles sont exagérés et ceux qui sont vraiment héroïques meurent et leur nom est oublié.
— Je...
— Ta gueule. Surtout ferme ta gueule. Tu parles comme un enfant. J'ai connu des héros et tu sais où ils sont aujourd'hui ? Dans l'estomac d'un titan. Tu vas donc me faire le plaisir d'aller dans ton pieu avant que je t'en colle une, j'ai pas la patience. Et c'est un ordre.
L'aspirant crispe sa mâchoire, frustré d'être ainsi mis au silence.
— A vos ordres, lieutenant, répond mielleusement Alexander avant de s'exécuter.
***
Julia est allongée sur le flanc, face au mur froid de sa cellule. Trop exténuée pour adopter une autre position, trop torturée pour s'endormir, cela fait des heures qu'elle est dans cet état végétatif aux portes de la conscience, perdue quelque part dans les limbes de son esprit las.
S'il y a bien une chose dont elle est certaine c'est que cela fait longtemps que personne n'est venu la chercher pour un énième interrogatoire.
La laissent-elle se reposer ?
Ont-ils trouvé ce qu'ils cherchaient ?
La jeune femme repense à sa vision de Eren qui vient la trouver...
Était-ce réel ?
Julia puise dans ses dernières forces pour se hisser sur son coude droit, juste assez pour passer sa main sous son oreiller miteux, espérant y trouver la preuve du passage de celui qui porte l'espoir de Paradis.
Sa main s'arrête en chemin, en proie à l'hésitation.
Et si elle ne trouve rien ?
Cela voudrait dire qu'elle est devenue folle et que plus rien n'a de sens dans ce qu'elle perçoit. Sa vue, son ouïe... Plus rien ne fonctionne, pas même sa capacité à faire la différence entre la réalité et les cauchemars qui assaillent sans cesse son esprit lorsqu'il parvient à s'éteindre. Serait-elle capable d'inventer pareille scène pour soulager son moral en berne ? Sans doute.
Mais si elle trouve quelque chose ?
Alors Eren est vraiment venu, il était ici, devant ces barreaux. Que diable ferait-il ici ? Obtenir des informations, être un allié, appeler la cavalerie ?
Tssss... Si elle avait vraiment de l'importance, si son savoir et les informations qu'elle détient sont importants à ce point, que fait-elle encore ici ? Où est le bataillon ? Où est Hanji ? N'importe qui, quelqu'un, qu'un brave vienne la chercher...
A une époque qui lui semble à la fois si lointaine et si récente, elle n'avait jamais peur d'être en danger.
Elle avait un ange gardien.
Peu importe qu'elle soit sur le point de faire une chute de plusieurs mètres, qu'elle se fasse balayer par le souffle du titan colossal, que des titans l'attrapent ou qu'un agent infiltré mahr ne veuille l'assassiner : deux yeux bleus restaient attentifs dans l'ombre, prêts à surgir pour lui sauver la vie parce qu'il était plus fort, plus rapide et plus courageux.
Elle rit soudainement, pendant deux ou trois secondes, un rictus faible et silencieux lâché dans un souffle.
Où est-il aujourd'hui, par sa faute ?
Sa lente agonie hante encore ses nuits, il l'implore et elle ne peut rien faire, paralysée, incapable de parler et d'autant plus incapable de bouger.
Exactement comme maintenant, pour une chose aussi futile qu'un pain au chocolat.
Oui, parce que d'une chose si insignifiante d'apparence dépend peut-être sa santé mentale, si toutefois elle est encore saine d'esprit.
Mais veut-elle vraiment le trouver ? Dans le sens où, si elle le trouve, voudrait-elle dépendre d'Eren, voudrait-elle dépendre d'un menteur et d'un meurtrier, voudrait-elle accepter l'aide de celui qui a trahit les siens ?
Elle se souvient parfaitement de ce jour-là, une vision aussi claire et nette qu'elle voit le bol en bois vide face à elle, par-terre.
L'expression d'Eren était si... Terrifiante. Pleine de colère, de haine, de rancœur et de... De satisfaction une fois l'acte accomplit.
Une grande inspiration et elle prend son courage à deux mains pour laisser sa main continuer de glisser sur le tissu sale, sous son oreiller. Du bout des doigts elle sent le contact particulier d'une pâte feuilletée.
De nouveau, elle se stoppe.
Plusieurs instants s'écoulent pendant lesquels quelque chose s'empare de la jeune femme.
Elle se lève soudainement en empoignant la viennoiserie qu'elle jette au sol avant de la piétiner à plusieurs reprises.
Haletante et fébrile, elle observe son œuvre.
Le calme revient peu à peu puis elle tombe sur ses genoux avant de prendre sa tête entre ses mains.
Julia n'en peut plus, elle est au bord de l'implosion. Au diable sa loyauté et ses principes, elle va tout révéler au commandant Magath.