Le destin des Ackerman - Tome 1
Thomas marche lentement dans une ruelle, son uniforme sur le dos. Parmi les passants il y a deux types de regards : celui des adultes qui ont une expression méfiante ou moqueuse puis celui des enfants qui le regardent comme s'il était un héros légendaire qui a sauvé le monde des dizaines de fois. Il se reconnait dans l'expression d'un petit garçon qui l'observe avec un grand sourire et des yeux brillants, il se souvient qu'il avait la même admiration lorsqu'on lui soufflait « bataillon d'exploration » ou qu'il apercevait le blason de ce corps d'armée.
Ses pas sont guidés sans qu'il n'ait besoin de réfléchir où il va et, à vrai dire, il ne sait pas ce qu'il fait ici. La seule certitude est que cet endroit lui est familier parce qu'il l'a déjà arpenté des centaines sinon des milliers de fois. Ces visages... Il a l'impression de les connaître. Sans qu'il ne puisse mettre le doigt dessus, le quartier a quelque chose de différent et d'étrange, sans que ça ne le dérange plus que ça.
Après quelques pas il s'arrête et tourne la tête vers la droite : voilà la maison dans laquelle il a grandi. Un sentiment étrange l'envahit, une alchimie d'émotions contradictoires.
Il s'approche et pose sa main sur la poignée pour ouvrir la porte puis la pousse.
— Thomas ! s'exclame une voix familière.
L'instant suivant il voit une masse de cheveux blonds courir vers lui et se jeter dans ses bras. Après quelques secondes, cette personne se recule un peu et le jeune homme découvre un visage angélique avec un grand sourire.
— Oh Thomas, tu m'as tellement manqué... Regardes-toi, tu es devenu un homme !
Cette jeune femme qui est vêtue de sa robe du dimanche palpe les muscles des bras du soldat Ralle, des étoiles dans les yeux rien qu'à la vue de l'écusson cousu sur sa veste, fière.
Le jeune homme la serre de nouveau dans ses bras, heureux.
— Et tu ne me présente pas ? demande-t-elle en quittant l'étreinte, penchant la tête sur le côté, observant quelque chose dans le dos de Thomas.
Il se retourne et reconnaît Mikasa qui est elle aussi endimanchée dans une robe bleue marine cintrée à la taille, la jupe tombe une dizaine de centimètres au dessus de ses genoux, elle porte aux pieds des ballerines noires.
La jeune femme vient agripper le bras de Thomas, elle a un sourire aux lèvres.
— Oui pardon je... hésite-t-il, comme s'il avait eu une absence qui lui avait fait oublier qu'il est accompagné.
— Tu fais toujours le malin pour m'impressionner mais au fond tu es un grand timide, c'est ce que tu essayes de dire ? l'interrompt Mikasa avec un sourire malicieux.
Thomas ne peut que sourire lui aussi et tourner la tête vers sa sœur avec un air faussement exaspéré.
Petra glousse puis désigne l'intérieur de la maison.
— Installez-vous, je vous ai préparé du thé.
Thomas et Mikasa s'installent côte à côte sur ces chaises qui n'ont rien d'extraordinaire mais ont l'avantage d'être robustes, leurs mains restent jointes sur la cuisse de la brune. Petra revient avec la théière et verse le liquide dans les deux tasses devant ses invités.
Quand le jeune homme y regarde de plus près, ce liquide brûlant est rouge et épais. Il lui faut quelques instants pour comprendre et, quand il se tourne vers Mikasa, celle-ci le boit sans aucun problème. Il se tourne alors vers Petra et elle continue d'arborer son grand sourire comme s'il était normal qu'elle serve du sang bouillant de titan à la place du thé.
Son regard tombe enfin sur le milieu de la table où un plateau en métal est présent. Il devrait contenir quelques bouchées de gourmandise pour accompagner leur boisson mais, à la place, il découvre un visage : une tête séparée de son corps et dont le sang, qui s'écoule depuis la base de son cou, remplit peu à peu le fond de l'objet en métal qui lui sert de support.
Il sent son rythme cardiaque s'emballer et son sang ne fait qu'un tour. Ce n'est pas n'importe quel visage : c'est celui qu'il avait vu à Utgard, juste après avoir été libéré de la poigne du titan qui l'avait attrapé, par la personne à ses côtés. Ce regard vide de vie mais encore imprégné de cette expression horrifiée le fixe.
Les yeux vitreux vont soudainement reprendre un soupçon de vigueur et se tourner lentement jusqu'à se poser sur le jeune homme dont le souffle s'est coupé.
— Tu n'es pas assez fort pour être celui que tu veux devenir. Tu les décevras tous un jour et la seule chose que tu sauras faire, c'est pleurnicher sur l'épaule de quelqu'un qui est plus fort que toi, prononce ce visage qui a curieusement la voix de son père.
Thomas se réveille soudainement et sursaute. Le souffle court, son corps tout entier sue abondamment. Il lui faut un moment pour remettre de l'ordre dans sa respiration puis regarder rapidement - avec affolement - autour de lui et enfin comprendre. Il prend sa tête entre ses mains.
Après deux minutes qui lui sont nécessaires pour retrouver son calme, il observe les trois autres personnes présentes dans pièce qui dorment à poings fermés. Thomas est rassuré de n'avoir réveillé personne.
Il se lève, prend ses bottes dans une main, la chemise qu'il portait la veille dans l'autre puis sort de la chambre et enfin du chalet.
Le temps est magnifique et idéal, dehors. Le ciel est dégagé sinon parsemé de quelques fins nuages épars qui couvrent à peine les millions d'étoiles qui brillent de toute leur chaleur. Le vent qui souffle dans la clairière, rafraîchissant la lourdeur de la température d'été, secoue doucement le feuillage des arbres alentours et transporte avec lui ces odeurs si particulières de la forêt environnante.
Il regarde en direction de la table qui trône devant le chalet et remarque ce seau qui est quasiment rempli d'eau. Le jeune homme s'en approche et plonge ses mains à l'intérieur pour s'asperger le visage. Il s'appuie ensuite sur le bord de la table et baisse la tête avant de profondément soupirer.
— Tu as encore du mal à dormir ? demande une voix familière.
Thomas sursaute et fait volte-face : c'est Keiji.
— J'ai remarqué que tu ne dors pas très bien et j'ai l'impression que c'est toutes les nuits. Tu fais des cauchemars ?
Le jeune homme acquiesce seulement mais semble gêné. Encore et toujours cette impression de n'être qu'un pleurnichard qui est trop faible pour accepter et affronter les épreuves de la vie. Il s'en veut, vraiment. Aussi loin qu'il se souvienne il a eu besoin des autres pour être soutenu, écouté, pour pleurer sur une épaule, être protégé. Il croyait être devenu plus fort et plus mature après trois ans dans l'armée et son entrée dans le bataillon, mais il n'en est rien. Les mots de son père le hantent toujours. Lui donner tort fait partie des choses qu'il n'a jamais réussi et ne réussira sans doute jamais à réaliser.
— Mais regarde-le, il n'est bon à rien, il ne sera jamais quelqu'un, ton fils est un fardeau ! avait hurlé le père de Thomas pendant une engueulade avec sa mère.
— Oui c'est ça pleure dans les jupes de ta sœur, tu ne sais faire que ça ! s'était-il écrié une autre fois.
Ce que Thomas n'a jamais compris c'est que son père n'était pas aussi violent et cassant avec sa fille, au contraire. Il a toujours senti une sorte de haine dirigée constamment vers lui, uniquement lui.
— Thomas ? appelle Keiji qui voit son camarade être figé, le haut de son visage caché sous ses cheveux en bataille.
— Oui, pardon...
— Tu sais, tu n'as pas à avoir honte de faire des cauchemars. Je crois qu'on en fait tous.
Le soldat Ralle lève les yeux vers son compagnon.
— C'est la dure réalité de ce monde cruel et sanguinaire. On lutte tous les jours pour notre survie contre un ennemi plus grand et plus fort que nous. Dans les bataillons nous avons tous vu des horreurs que les gens qui vivent bien au chaud derrière les murs Maria et Sina ne peuvent même pas imaginer. Personne ne peut traverser ce genre d'épreuves sans séquelles ni rester sain d'esprit... déclare-t-il avant de soupirer.
Thomas l'écoute attentivement et est simplement choqué de ce qu'il entend et ça sonne comme une vérité absolue pour lui.
— On a tous perdu des amis... Des frères et des sœurs que nous avons appris à connaître et à apprécier pendant des années en partageant un quotidien dur selon les règles militaires. On a grandi ensemble. Et puis un jour on nous jette dans une bataille alors que l'on n'a que la théorie et c'est un carnage. Keiji soupire une nouvelle fois et met ses mains dans ses poches. On voit tous les visages des sacrifiés dans nos rêves, on revit ces scènes horribles qui ont marqué au fer rouge plus que notre âme : tout notre être gardera cette marque indélébile de la violence portée à son paroxysme.
Le jeune homme brun serre les poings, une vive douleur le saisit dans sa poitrine.
— Ne crois pas que les héros que tu admires ne sont pas affectés par ça, ne crois pas que les vétérans dorment tranquillement, ne crois pas que les grands noms se fichent de tous les morts laissés dans leur sillage. Hanji, Livaï, Eren, Mikasa, Nifa... Je pourrai te citer tous les prénoms des personnes présentes dans ce petit coin de forêt perdu entre les montagnes et te le garantir : tous vivent la même chose que toi. Alors si tu crois être faible parce que tu revis la mort de certains de tes amis chaque nuit, tu te trompes. Moi je te trouve fort et courageux, Thomas.
Ce dernier ouvre de grands yeux choqués, véritablement sous le choc à cause des derniers mots prononcés.
— Ne me regarde pas comme ça, c'est la vérité. As-tu déjà vu comme les vétérans les plus expérimentés peuvent avoir la frousse avant de passer une porte du mur ? Il m'arrive encore d'avoir peur de me pisser dessus sur mon cheval. Toi tu arrives à regarder la mort en face et lui sourire pour la défier malgré la peur bleue qu'elle nous flanque à tous et je suppose que notre cerveau est fait comme ça : voir un corps mutilé, imaginer sa propre mort... Ce sont des choses inconcevables pour notre raison.
Keiji prend une pause pour observer Thomas qui est toujours aussi interloqué à se demander s'il rêve encore.
— Mais nous nous sommes engagés à offrir notre cœur et ce n'est pas seulement mourir, ce n'est pas seulement se sacrifier au nom de choses qui nous dépassent. C'est se battre jusqu'au bout sans se laisser corrompre par la peur, ne pas reculer quand une montagne de cadavres s'étend à nos pieds. Offrir son cœur c'est donner tout ce qu'il y a de meilleur en nous jusqu'au dernier instant. Personne n'arrive vraiment à faire ça, mais tout le monde tient le coup en voulant se croire capable de le faire.
Thomas se sent minuscule à côté de la maturité de son camarade et face à une interrogation tenace qui fait écho à tous ces mots durs qu'il a entendu plus jeune, comme un murmure qui ne disparaît jamais vraiment de son esprit : Serait-il capable d'atteindre cet idéal ?
— M'enfin... Excuse-moi, tu ne voulais sûrement pas te faire assommer par ce genre de discours au milieu de la nuit, termine Keiji qui sourit et prend son jeune camarade par les épaules.
— Non mais... Enfin, je... Merci, répond Thomas qui ne sait absolument pas quoi formuler comme réponse à tout ça.
Keiji acquiesce, donne une tape amicale avec sa main libre sur l'épaule du nouveau membre de l'escouade Hanji puis tourne les talons et retourne à l'intérieur.
Le jour est levé et les premiers puissants rayons du soleil éblouissent le visage endormi du soldat Ralle - qui s'était assoupi sur la table - à lui faire croire qu'il est midi. Quand il se réveille, il gémit : dormir dans cette position n'est pas confortable et il sent que la plupart de ses articulations sont douloureuses. En tournant la tête il remarque que son cou est dans l'incapacité de pivoter vers la gauche.
Il regarde alors sur sa droite et remarque qu'il n'est pas seul. Il découvre une jeune femme à la coiffure impeccable et toujours aussi soignée, des rubans rouges noués dans ses cheveux blonds illuminés par la lumière du jour. Peut-être est-ce parce qu'il n'est pas encore totalement réveillé mais il croit voir un ange et vu l'emblème qui figure sur son dos, ce n'est pas si idiot.
La jeune femme observe quelque chose dans le ciel avec une main au dessus de ses yeux pour éviter de se brûler les rétines.
Thomas se frotte les yeux et soupire longuement, devant lui le manuel que lui a prêté Julia est ouvert et à voir la différence entre l'épaisseur des pages de chaque côté, il est sur la fin.
— Bien dormi ? demande-t-elle avec sa voix douce et un petit sourire qui caresse son cœur en manque de douceur après une nuit pareille.
— Oui, ment-il, et toi ?
— Très bien... Euh... Je suis désolée si ce n'est pas convenable que tu me trouves là à ton réveil, au début je pensais que tu lisais malgré cette position étrange. Après m'être assise j'ai compris que tu dormais alors je n'ai pas osé faire d'autres gestes... explique Julia avec une mine vraiment désolée.
— Non au contraire je... C'est gentil.
Étonnée, elle détourne le regard puis baisse la tête. A l'expression de son visage, Thomas a l'impression qu'elle se répète sa phrase dans sa tête, comme s'il pouvait y avoir un sens caché qu'elle cherche intensément.
— Je suis sûrement en retard, merde... J'aurai aimé une journée à ne rien faire, faire la grasse mat' et tout... En plus j'suis cassé en deux.
Julia le regarde un instant, détaille son corps pour deviner là où c'est douloureux. Elle finit par se lever et se poste derrière le jeune homme. Intrigué, il se redresse, son mouvement initial était de tourner la tête pour la regarder par dessus son épaule gauche mais très vite ses muscles raidis lui ont rappelé que c'est impossible. Il commence donc à se tourner tout entier.
Les deux petites mains de Julia se posent sur son épaule et exercent une légère pression, intimant à Thomas de rester de dos et de ne pas bouger.
— Je... J'ai vu les médecins de ma mère le faire des dizaines de fois c'est... Je peux t'aider, je crois... déclare-t-elle en retirant ses gants qu'elle pose délicatement sur le bord de la table. Tu peux reprendre la position que tu avais quand tu dormais ?
Thomas s'exécute mais ne comprend pas sur le coup. Il sait que Julia et Hanji sont souvent ensemble et échangent beaucoup, c'est pourquoi il espère que le capitaine ne l'a pas rendue aussi timbrée qu'elle.
Quelques secondes plus tard il sent qu'elle pose ses mains sur ses trapèzes et commence à exercer une pression à l'aide de ses pouces. Elle entame un massage tout en douceur et tout en lenteur, montrant comme elle est consciencieuse et habile. C'est si agréable, si bienvenue, si relaxant : un pur délice presque jouissif après quasiment une semaine passée ici à s'entraîner et éplucher des pommes de terre.
Il ne peut pas voir le visage de Julia mais son expression est un mélange de gêne et de concentration, ses pommettes se colorent légèrement à mesure que le bruit des soupirs profonds de son camarade lui parviennent, montrant que sa petite attention a l'effet escompté. Pendant les premières minutes elle se contente de masser la même petite zone puis, sentant que le corps de son compagnon se relâche, elle s'ose à couvrir plus de terrain. Ses doigts vont s'affairer sur toute la surface de ses épaules.
Ayant remarqué l'incapacité de Thomas à tourner la tête sur la gauche, elle poursuit avec une attention particulière portée aux muscles de son cou qu'elle manipule avec beaucoup de précaution.
Ainsi soumis à ce moment délectable, se sentant planer tout entier, le soldat se laisse complètement faire et octroie à la jeune femme le loisir de manipuler son corps comme elle le souhaite, toute volonté l'ayant quitté sinon celle que ça se poursuive.
Le doigté de celle qui a rejoint cette escouade en même temps que lui est si précis et juste qu'il a la sensation qu'elle connait son corps par cœur. Plusieurs fois il frissonne, régulièrement il soupire profondément, une fois même il gémit doucement quand elle utilise ses deux pouces de concert pour exercer une pression de sa nuque jusqu'à la base de son crâne.
C'est à cette expression de plaisir et de satisfaction que le visage de Julia s'empourpre subitement et que, pour la première fois depuis qu'elle a commencé, ses mouvements deviennent hésitants. Pendant un instant, après que ce son soit parvenu à ses oreilles, elle a senti une pulsion qui la poussait à faire plonger ses mains sur ses clavicules, zone du corps masculin dont les lignes sont pour elle un fétiche inavoué et inavouable.
Mais toute résignée à ce que ce moment soit purement altruiste, décidée à rester fidèle à elle-même, elle réfrène cette envie soudaine et retire doucement ses mains.
Thomas se redresse lentement puis se tourne vers elle, chose qu'elle n'attendait pas si vite puisqu'elle essaye encore d'oublier la chaleur qui s'est emparée de son visage, rien qu'à s'imaginer caresser le haut de son torse. Dans un réflexe défensif elle se tourne d'un quart puisqu'elle sait que dans cet angle ses mèches vont dissimuler une partie de son visage.
Le jeune homme se lève et s'étire. Julia l'observe du coin de l'œil et quand il termine de détendre ses muscles qui n'ont pas été à ses soins, elle voit la chemise retomber à sa place sur le buste de son camarade et, surtout, ces fichus trois premiers boutons qui sont ouverts, lui donnant une vue imprenable sur sa clavicule droite.
Elle ne peut s'empêcher de se mordre la lèvre inférieure et une vague de chaleur s'empare d'elle toute entière, une fièvre qui rend son esprit légèrement confus.
Ne sachant comment la remercier, Thomas s'avance vers elle et se penche pour déposer un baiser sur la joue de la jeune femme.
— Merci beaucoup, je te dois la pareille.
La jeune femme s'est figée sur place et, le temps qu'elle se ressaisisse, Thomas marche déjà en direction du chalet pour aller se changer. Elle lève une main vers sa joue et effleure du bout des doigts l'endroit précis où les lèvres du soldat Ralle se sont posées, le regard rivé sur ses pieds.
Encore un instant où le fantasme prend sensiblement le dessus sur la raison et la retenue : quelque chose dans son corps lui hurle de le suivre pour l'observer se dévêtir afin de dévorer du regard l'objet de ses convoitises qu'elle n'a pour l'instant qu'entraperçu. Désir impur, sensation interdite, pulsion inacceptable.
Julia prend une grande inspiration, se frotte vigoureusement les joues puis se décide à se rendre dans la salle à manger. Être avec les autres, boire un thé bien chaud et se plonger dans un livre lui changeront les idées.
Toute l'escouade Hanji partira dans la matinée, direction le district de Karanes. C'est ici que Thomas est né et, si ses souvenirs sont bons, Nifa aussi. En pensant à cette dernière, elle approche son cheval du sien quelques minutes après le début de leur voyage et lui met un gentil coup de coude pour attirer son attention.
— Alors, le réveil a été bon ? demande-t-elle avec un air résolument taquin et intéressé, n'ayant pas besoin de parler à voix basse avec le bruit que font Keiji et Abel en rigolant.
— Euh... hésite le jeune homme qui comprend tout de suite qu'elle a dû voir ce qu'il s'est passé.
— J'ai vu qu'entre toi et Julia... commence Nifa qui plisse les yeux pour analyser la réaction de son nouvel ami.
— Hein ?! Non-non c'est... Il ne...
— Se passe rien, mh ? complète-t-elle. Tu es si naïf que ça ou tu veux me faire passer pour folle ?
— Que..?
— Fais pas l'innocent. Une jolie et douce jeune femme faisant un massage à un beau brun ténébreux tourmenté qui a manifesté de l'intérêt à son égard... Mouais, effectivement... Il ne risque pas de se passer quelque chose... conclut-elle de façon ironique.
Vu sous cet angle, le raisonnement de Nifa ne souffre d'aucune faille et le jeune homme n'aurait à aucun moment été capable de décrire sa relation avec Julia de la sorte. Il n'est pas naïf mais c'est vrai qu'aujourd'hui son esprit n'a pas mal tourné, à aucun moment, malgré les signes criants.
— Comment ça ténébreux, je tire pas la gueule tout le temps, si ?!
Nifa soupire.
— Tu n'as vraiment retenu que ça ? Tu me désespères...
Thomas baisse la tête, se rendant pleinement compte de ce qu'elle insinue, de quoi le faire rougir et plonger dans ses pensées quand l'image de Julia et lui échangeant un moment complice s'est installée dans son esprit.
C'est vrai, c'était si agréable ce matin... Il aurait aimé que ça dure plus longtemps, il aurait aussi aimé lui rendre la pareille. Il est difficile d'être indifférent à ses charmes parce qu'elle a tout pour plaire : sa douceur, son sourire, le fait qu'elle est attentionnée et n'hésite pas à donner aux autres. Julia est belle, intelligente, tendre, souriante, généreuse... Il se sent bête de ne le remarquer que maintenant ou plutôt, de considérer tout cela sous ce nouvel angle seulement maintenant.
Est-ce que Julia a vraiment un faible pour lui ? Ça ne serait pas la première fois qu'il se passe quelque chose entre deux personnes membres d'une escouade d'élite.
Thomas a par exemple compris que Moblit et Nifa vivent secrètement une idylle, il les a surpris en train de s'embrasser furieusement lorsqu'ils sont rentrés de l'entraînement du soir, trois jours plus tôt. Il voulait demander quelque chose à la petite rousse et, quand il s'est retourné, il ne l'a pas vue. Il a donc rebroussé chemin et est tombé sur ses deux camarades dans les bras l'un de l'autre.
Mais malgré tout, ses pensées sont accaparées par une autre jeune femme avec qui ses rapports sont beaucoup moins au beau fixe, c'est sans doute la raison de son aveuglement...
L'escouade du capitaine Hanji Zoe arrive dans la cour centrale de la caserne du district de Karanes, actuellement occupée par le bataillon. Ils sont accueillis par un officier qui produit un salut militaire des plus solennels.
Thomas tourne la tête et observe les âmes présentes dans cette cour : il n'y a aucun visage familier et croit même reconnaître des nouvelles recrues à leur façon d'être et de regarder en sa direction. Ils n'ont pas le prestige de l'escouade tactique et les qualités de Hanji résonnent moins fort que celles du Caporal-Chef Livaï mais n'en sont pas inconnues pour autant.
Le regard du soldat Ralle s'arrête sur un jeune homme en particulier. Blond, les cheveux rasés sur les côtés et la mèche du dessus soigneusement plaquée sur un côté, plutôt grand, bien bâti. Ses yeux brillent d'admiration et pendant un instant Thomas se sent spécial, comme si sa simple présence dans ce groupe d'élite faisait de lui un soldat d'exception, un héros.
Pourtant il se le rappelle bien vite, il y a une semaine encore il était comme ce soldat : une nouvelle recrue qui s'engageait avec des rêves de gloire et de découvertes plein la tête. Il l'est toujours en soit, mais ses premières terreurs ont calmé ses ardeurs.
— Bon mes amours, je vous laisse là j'ai à faire. On se retrouve ici dans une heure, lance Hanji avant de descendre de cheval et de suivre l'officier.
Il remarque le regard complice qu'échangent Nifa et Moblit. Abel n'a pas l'air d'être vraiment réactif à cette annonce qui exprime à demi-mots un peu de temps libre. Keiji descend déjà de cheval et se dirige vers les écuries.
Thomas regarde Julia qui n'a pas l'air d'avoir quelque chose en tête puisque pour l'instant elle se contente d'observer ses camarades se mettre en mouvement. Le jeune homme descend de cheval et flatte l'encolure de sa monture. Sa camarade finit par poser pied à terre elle aussi et s'approche de monsieur Ralle.
Il l'entraîne jusqu'aux écuries pour imiter Keiji puis tous deux vont marcher tranquillement dans les couloirs pour passer le temps.
— J'ai terminé le livre que tu m'as prêté, annonce Thomas pour entamer la conversation, un sourire aux lèvres.
— Oh ! Et donc tu...
— Thomas ?! interrompt quelqu'un.
Le jeune homme se retourne et c'est quelqu'un de familier qui se tient là.
— Judith !
Elle s'approche et donne son habituel petit coup de poing sur son épaule avec un sourire malicieux.
— Qu'est-ce que tu fous là ? demande-t-elle avant que son regard ne tombe sur Julia qui les regarde alternativement d'un air neutre, attentive à ce qui se dit.
Judith grimace légèrement.
— Je suis venu avec toute mon escouade, on a à faire dans le coin.
— Je vois, monsieur fait partie d'une escouade d'élite maintenant, il fait des secrets... s'offusque faussement Judith.
Thomas reste silencieux pendant une seconde avec un sourire maladroit aux lèvres puis décide de changer de sujet.
— Au fait, je te présente Julia, l'un des membres de mon escouade. Julia je te présente Judith, on était dans la même brigade d'entraînement.
— Et on a tué un titan ensemble ! ajoute la jeune femme.
Thomas sourit et acquiesce.
— Mais enchantée, Julia, finit-elle en tendant sa main que la blonde de l'escouade Hanji va serrer avec un petit sourire poli aux lèvres.
— Si t'es là je suppose que les autres aussi ? demande monsieur Ralle.
— Oui-oui, il y a toute la clique.
— Je vais passer les voir alors.
— Ça marche. Sur ce je te laisse, il ne faut pas croire que seules les escouades d'élite ont du boulot, parce que c'est... Complètement vrai. Ça fait une semaine qu'on se tourne les pouces, les entraînements sont légers. On a été bougés ici hier et apparemment on va changer de quartier demain aussi... Bref. A la prochaine !
Il se tourne vers Julia qui regarde Judith s'éloigner.
— Ça ne te dérange pas si je passe rapidement voir un ami ? Il doit être à l'infirmerie, il a été blessé lors de la dernière mission. Je ne veux pas t'imposer de m'accompagner mais si tu le veux ça ne pose pas de problème.
— Euh je... Oui je vais venir avec toi.
Ils arrivent à l'infirmerie et il y a très peu de gens à l'intérieur, c'est pour cela que Thomas remarque rapidement son ami au fond de la salle et se dirige vers lui. Josh se tourne quand il entend du monde approcher et un grand sourire illumine immédiatement son visage quand il reconnaît la personne qui lui rend visite.
— Meeeeeerde voilà l'homme qui a été muté avec une tripotée de canons et qu...
Il se tait tout de suite quand il remarque que Thomas est accompagné d'une jeune femme qu'il reconnaît comme étant l'une des appelées ce jour-là, il en déduit qu'elle doit faire partie de son escouade.
— ...Et que bonjour ça va ? tente-t-il de se rattraper en souriant comme un enfant qui vient de faire une bêtise.
Thomas se marre doucement en secouant légèrement la tête. Julia sourit, amusée par le blessé.
Elle le détaille rapidement et voit qu'il lui manque le bras gauche. Elle a l'esprit vif et fait facilement le lien entre les choses : ils faisaient partie de la même brigade d'entraînement, ils ont participé à la mission de sauvetage de Eren Jäger et auraient tué un titan. Il y a de grandes chances que son membre en moins vienne de là.
— Il y a des marrants dans les escouades d'élite hein, mais aucun ne t'arrive à la cheville. commente Thomas qui se penche pour enlacer son ami.
Quand il se redresse Josh lui répond.
— Ah, ça dépend laquelle de cheville !
— T'es con...
— Et à qui ais-je l'honneur ? demande Josh avec une expression que Thomas connait bien : celle du séducteur quand il s'adresse à une femme qui lui plaît.
— Je m'appelle Julia, et toi ?
— Josh, enchanté.
Julia hoche la tête avec le même sourire poli et timide que précédemment.
— Qu'est-ce qui t'amène ici, tu avais juste envie de voir ton pote estropié ?
— Oui et sans autorisation, d'ailleurs je crois que des officiers me courent après pour me foutre au trou...
— Et il t'a entraîné là-dedans ? demande-t-il en se tournant vers Julia. Ma pauvre...
Thomas se marre et Josh le rejoint rapidement, Julia a son sourire qui s'élargit.
— Nan on a des trucs à faire dans le coin, on attend que notre capitaine nous assigne notre mission de la journée.
— Je vois... Et comment ça se passe dans l'élite, vous avez des titans au petit déj' ?
— Ouais, t'imagines bien qu'en une semaine j'ai liquidé plus de titans qu'il y a d'humains dans ce district...
— J'espère bien !
— Haha... Bon sinon, tu te remets bien ?
— Bah... Je me remets comme quelqu'un qui a deux membres en moins quoi.
Julia comprend alors qu'il lui manque aussi une jambe et à mieux regarder le bas de son corps qu'elle peut deviner à travers les draps, il manque effectivement quelque chose.
— Je suis en forme mais je ne peux pas encore trop bouger. Et puis la nuit je me réveille souvent parce que j'ai mal aux membres que je n'ai plus, c'est débile non ?
— Non c'est normal, ça arrive à la majorité des personnes qui perdent un membre par amputation ou mutilation, précise Julia.
— Mh. Je ne suis pas si fou alors...
— Et comment va Lise ? demande Thomas qui sait qu'elle en a bavé lors de la dernière sortie du bataillon, sans parler de la perte de leurs camarades.
— J'sais pas trop, elle est passée les deux jours qui ont suivi ton départ et depuis plus rien.
— Bizarre...
— Ouais.
Julia jurerai que Josh cache quelque chose.
— Bon, on va te laisser te reposer, ça m'a fait plaisir de te revoir, ça me manque de ne pas voir ta tronche tous les jours.
— Haha tu m'étonnes ! répond Josh.
Ils s'enlacent de nouveau puis Josh serre la main de la charmante jeune femme.
Thomas et Julia passeront le reste de leur temps libre assit sur un banc non loin de la cour centrale et discutent de leur lecture commune. Toute l'escouade se réunit à l'heure prévue. Moblit et Nifa ont un sourire particulièrement satisfait aux lèvres, Abel semble toujours aussi blasé mais Hanji est déterminée.
— Venez avec moi il faut qu'on cause, dit-elle sur un ton grave.
Elle les emmène dans une pièce du bâtiment et leur explique rapidement les tensions entre le pouvoir en place et les bataillons d'exploration suite aux récents évènements. Ils devront passer la nuit ici.