La caverne des espoirs brisés

Chapitre 33 : Epilogue(s)

Chapitre final

2922 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour il y a environ 1 mois

Le second était allé vérifier en personne les dires de la vigie. « Il s’agit bien d’un troupeau d’hydres des mers. Une centaine. Nous n’avons jamais eu connaissance d’un tel phénomène. Les monstres seront sur nous dans quelques minutes. » Isiciella appréciait la concision de son officier. Elle le congédia en lui demandant de transmettre un ordre aux autres navires : « Préparez-vous à un coup de vent de poupe ». Il se dirigea vers le pied du premier mât pour y faire hisser les pavillons correspondant au message à faire passer. Du haut de ce mât, le plus élevé du vaisseau de classe Valandor, c’est toute la flotte qui verrait l’information en même temps.

Lorsque les navires les plus au nord de la formation subirent les premiers assauts des hydres, le vent se leva soudainement. Les rafales propulsèrent violemment les bateaux droit devant. Malgré leur préparation, les gréements souffrirent de la puissance du vent. Les mâts craquaient, les cordages se rompaient, les voiles se déchiraient par endroits. À demi-consciente du monde physique qui l’entourait et des dégâts que causait à ses propres troupes son sortilège, Isiciella poursuivait néanmoins d’invoquer des rafales de vents avec toute sa volonté et ses talents d’Archimage. Il fallait débarquer coûte que coûte car, en sus des hydres, des projectiles en provenance des hauteurs de l’île les pilonnaient désormais.


Elle posa le pied sur le sable de la plage sans se douter que la barque de Gildarion était enterrée non loin. De toute sa flotte, une bonne part avait coulée, et le reste s’était échoué en piteux état, permettant de justesse le débarquement de son armée mais hypothéquant un éventuel retour. Isiciella ne s’en inquiétait pas, toutefois. Elle avait d’autres soucis, à commencer par ces tirs d’artillerie. Elle envoya deux régiments de sentinelles des clairières et de longues-lances pour débusquer les trébuchets, sous la direction du Champion royal qui n’était autre que son second. Ce détachement, une fois sa mission accomplie, se retrouverait isolé du reste de l’armée. Il était peu probable qu’il puisse tenir sa position par la suite.

« Incendier les machines de guerre et mourir. Cela fait partie de mes prérogatives. Je vous suis reconnaissant de l’honneur et de la confiance que vous m’accordez, Dame Isiciella, de la Maison de l’Écume d’Acier. » Elle le regarda partir avec un pincement au cœur. Mais s’entendre nommée par le nom de sa Maison natale lui rappelait le sens de son combat. Elle rassembla les troupes restantes avant d’ordonner la mise en branle de l’armée. Garde maritime et archers, longues-lances et guerriers s’avancèrent au-devant de la forêt tandis que la garde du palais escortait l’Archimage. Le couvert des bois résonna bientôt du pas cadencé des Elfes et de leurs chants guerriers. Les bêtes de la Harde, d’abord déroutées et dispersées, se rallièrent progressivement à l’armée en marche. Et quand la masse informe de la marée Vermines chargea, elle fut repoussée avec courage et discipline. La vague des Elfes et de la Harde submergea celle des rats, et dans un carnage vengeur les Vermines furent pourchassées et abattues jusqu’à la dernière. La lutte ne fut pas sans peine pour autant, et le nombre des rats comme les méfaits de leur technologie malsaine renchérirent le coût de la victoire. Quand l’île fut enfin purgée des forces malveillantes, Vermines et hommes de Raghar, plus de la moitié des Elfes qui avaient pris la mer avec Isiciella gisaient, et les bêtes de la forêt ne comptaient plus qu’un dixième de leurs rangs.


L’Archimage s’entretint avec le longue-corne qui dirigeait le contingent de la Harde. Elle sut ainsi que son frère était bien arrivé sur l’île quelques jours auparavant, qu’il s’était fixé comme objectif d’atteindre le sanctuaire et de mettre un terme à la corruption magique qui en émanait. L’effondrement du rocher où se trouvait le sanctuaire en question laissait entendre qu’il avait atteint son but. Isiciella fit fouiller l’île de fond en comble mais ne trouva nulle trace de son frère. Elle dut se résigner à accepter la dure vérité : il était mort dans l’accomplissement de sa quête. Alors elle convoqua tous les Elfes, y compris les blessés, y compris les mourants, et leur tint ce discours : « Nous tous, réunis en ce lieu endeuillé, formons ce qu’il reste de la Maison de l’Écume d’Acier. Vous me suivîtes avec courage, quittant votre patrie, l’île qui vous vît naître, les paysages qui vous étaient chers, les eaux dont vous étiez familiers. Vous me permîtes de m’arracher de cette odieuse union avec la Maison du Récif Patient, et ce faisant nous enfreignîmes les lois de la Lignée des Mers. Nos corps sont meurtris, nos navires sont brisés, nos espoirs de retour sont vains. Mais ici même, sans négocier, sans contractualiser, sans même nous concerter, nous trouvâmes des alliés et des amis naturels. Le sang versé côte à côte n’est pas l’élément le plus déterminant de cette alliance. Je me sens tout simplement bien ici, parmi les bêtes de la forêt. Je me sens renaître au milieu de ces bois et des êtres qui les peuplent. Je veux que refleurisse cette île et je veux y vivre pour la protéger. Êtes-vous prêts à me suivre une fois de plus, une dernière fois ? Acceptez-vous de laisser derrière nous les épaves de notre passé pour vous enraciner avec moi, ici même ? De vivre en harmonie avec la forêt, dans la vénération de la Dame Verte, selon l’exemple de nos cousins de Galahir ? »

Et tous, sans aucune exception, s’exclamèrent : « Nous te suivrons, Dame Isiciella, Reine-Mage de la Lignée Sylvestre ! »



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La Sororité de Makrachirès accueillit avec peine la nouvelle de la mort de son Abbesse. L’information – erronée à l’époque, mais personne ne le sut – était parvenue aux Sœurs par un émissaire du Haut Paladin Agamus. Celui-ci avait également prévu de nommer à sa succession une personne de son choix, qu’il savait faible et influençable. Mais Etchmiéazna, ayant pressenti les tentatives d’assassinat à son encontre, avait laissé un testament dans cette hypothèse. À mots couverts, elle y prévenait les Sœurs des manigances d’Agamus et elle les conviait à choisir Daphnaë pour les guider. Les Sœurs connaissaient la valeur de cette dernière et lui donnèrent le titre d’Abbesse, malgré les protestations de l’envoyé d’Agamus.

Quand Daphnaë empoigna le fléau, elle dédia sa première messe à la mémoire d’Etchmiéazna. Elle choisit de la donner dans la cour du monastère, les Sœurs formant un cercle autour de l’olivier, comme si elle avait eu l’intuition que cet arbre antédiluvien était connecté d’une façon ou d’une autre avec le lieu où reposait le corps d’Etchmiéazna. Pouvait-elle se douter que l’arbre avait été planté et le sanctuaire taillé dans la roche en l’honneur du même Dieu ? Un Dieu bien plus ancien que les Célestes : Bhanek, Dieu de la vie.



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Sur le chemin qui le ramenait à Fort Rougelame, le Dictateur Wilhelm le Froid eut soudain un mauvais pressentiment en observant le ciel. Au loin sur sa gauche un orage approchait. Or, le vent soufflait dans le sens contraire au déplacement dudit orage. Il n’y avait, hélas, qu’une seule explication et le Dictateur devait rapidement en tirer les conséquences. Il donna l’ordre à ses hommes de faire halte et monta sur une petite butte qui bordait le sentier. De là-haut, juché sur son destrier, il déclama : « Frères de la Marche, écoutez-moi ! Les nuages noirs qui se dirigent vers nous ne sont pas un caprice de la nature. Ils sont le signe de l’approche d’une armée d’Orcs de la Faille ! Observez leur trajectoire : nous allons nord-est et eux se dirigent sud-est. En accélérant notre marche nous pouvons éviter de les croiser et rejoindre Fort Rougelame. Nous regagnerions ainsi nos foyers, nous retrouverions nos familles. Mais nous laisserions également les Orcs poursuivre leur route vers leur objectif. Et quel est-il ? Quel peut-il être, sinon le cœur de notre royaume, sinon la citadelle de Saint-Victor Dupont ! Je ne vous laisserai pas le choix, car il n’y a pas de choix possible : nous lutterons jusqu’à la dernière goutte de notre sang, car coule dans nos veines le sang des Frères de la Marche ! Je veux que sur le champ tous nos chevaliers s’en aillent au galop rejoindre la garnison de Saint-Victor Dupont, qu’ils l’avertissent du danger qui la guette et se joignent aux préparatifs de sa défense. Quant aux autres, vous resterez postés ici avec moi. Nous n’aurons qu’une seule cible. Les Orcs de la Faille puisent leur magie dans une monstruosité qu’ils nomment un Autel Forgefaille. Si nous parvenons à le détruire, nous briserons l’axe central autour duquel s’organise leur armée. Il nous reste nos balistes, il nous reste nos épées et quand bien même nous les perdrions, il nous resterait nos mains, et nos coudes, et nos bras, et jusqu’à nos dents ! »

Wilhelm laissa retomber le silence, prit une grande inspiration et continua : « Regardons-nous : nous sommes harassés et, pour la plupart, blessés. Notre ennemi est sûr de sa force, il avance sous le couvert d’une magie puissante et a soif de combat. Et bien je vous le dis : je ne tremble pas à l’idée de l’affrontement qui vient. Je ne tremble pas, car qui contemple sans vaciller jour et nuit la Faille des Abysses ?

– L’Ordre des Frères de la Marche ! s’écrièrent à l’unisson les soldats.

– Qui a fait vœu de poursuivre sans relâche les créatures du mal, du berceau à la tombe ?

– L’Ordre des Frères de la marche !

– Qui se dresse tel un rempart inébranlable contre les forces abyssales depuis sa création et restera fidèle à ses serments pour les siècles à venir ?

– L’Ordre des Frères de la Marche !

– Preux membres de la Confrérie, je n’ai qu’une certitude quant à notre destinée : la mort et la gloire ! Mais le résultat de notre sacrifice découlera de la détermination de chacun de nous. Parviendrons-nous à ralentir et affaiblir suffisamment l’ennemi pour que tiennent les remparts de Saint-Victor Dupont ? Le sort de notre royaume en dépend. Et il ne s’agit pas que de fortifications et de populations, il s’agit aussi de la sauvegarde de notre culture, de nos traditions. Nous nous battrons pour que flotte notre étendard, pour que résonnent nos chants et que se transmette la mémoire de notre Ordre ! »


Certains s’interrogèrent sur le dernier discours du Dictateur Wilhelm le Froid. Était-il sincèrement inquiet du sort de l’Ordre des Frères de la Marche ? Peut-être n’était-il pas, après tout, ce pion aux ordres des Basiléens que l’on croyait. Peut-être était-il tout de même l’imperturbable calculateur qu’il paraissait être, et n’avait fait que trouver les mots les plus à même de motiver ses troupes ? Ou bien encore, voyant que sa dernière heure arrivait, il voulut laisser un souvenir plus honorable que ce que sa conduite jusqu’alors lui promettait ? Toujours était-il que longtemps encore après son sacrifice, du haut des murailles de Saint-Victor Dupont, l’Ordre des Frères de la Marche continuait de veiller sur la Faille des Abysses...



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Dans une crypte de la Corne Dorée dont l’entrée n’était connue que d’une poignée de paladins, un homme était prosterné. Devant lui se dressait une silhouette dont le visage était dissimulé par un capuchon. L’éclairage était faible dans cette crypte. L’identité de l’homme qui se tenait debout devait rester secrète.

« Il nous a échappé, une fois de plus.

– Cela, je le sais déjà.

– Je vous présente toutes mes excuses, Grand Maître...

– Ne t’excuse pas ! Rappelle-toi plutôt que je considérerai un nouvel échec comme une trahison, avec le châtiment que cela implique ! Qu’as-tu à m’apprendre de plus ?

– Nous avons retrouvé un carnet parmi les effets qu’il n’a pas eu le temps de brûler avant de quitter son repaire. Hélas, il n’y est pas mention de nécromancie et je crains qu’il ne nous soit d’aucune utilité...

– C’est à moi seul qu’il revient d’en juger ! Dépose donc ces papiers et disparais. Tu as jusqu’à la prochaine lune pour me rapporter sa tête. 




Extrait du carnet de notes retrouvé dans le repaire du nécromancien Tagarynn, ruines de Primantor


Pourquoi n’ai-je pas dit toute la vérité à Gildarion ? Et pourquoi ai-je accepté de l’aider néanmoins ? Il y a là un paradoxe dont je n’ai pas encore identifié tous les ressorts.

Je lui étais redevable, je le considérais et le considérerai toujours comme mon ami. Mais justement, lui ai-je rendu service ? J’ai essayé de le décourager, mais je lui ai laissé le dernier mot, je l’ai laissé faire ses choix. J’ai respecté sa volonté et en cela j’ai respecté mes valeurs.

Ce que je lui ai dit, je m’en souviens très exactement :

« Renonce à ton projet, Gildarion, car ce qu’il implique n’est rien de moins que le sacrifice d’une personne que tu aimes. »

Pourquoi ai-je omis de lui retranscrire intégralement l’inscription relevée par son Druide ? Est-ce qu’au fond de moi j’avais peur que cela lui fasse renoncer à sa mission ? Peut-être qu’en effet je souhaitais qu’il aille au bout de son entreprise. Par amour pour lui, parce que je pressentais qu’il n’avait pas d’autre moyen de mettre fin à ses tourments et à sa quête de rédemption ? Ou bien me suis-je laissé gagner par la peur des menaces que faisait peser sur le monde l’artefact enfoui ? La vérité me paraît ailleurs et je crains de la connaître déjà. Je crains d’avouer que je n’ai pas su faire la paix avec mes démons, comme je m’en étais persuadé. Oui : j’ai condamné Gildarion pour le punir. Pour le punir de ne pas avoir réussi à séduire ma mère, lui qui aurait pu la combler de bonheur et être le père dont j’ai toujours rêvé, au lieu de ce roi humain vaniteux et violent à qui je dois tous mes tourments.

Cette inscription, corrigée des erreurs qu’a faites le Druide en la recopiant, je m’en souviens tout aussi parfaitement :

« Ici se trouve un fragment du Miroir forgé par Calisor Fénulian et qui fut brisé par Elinathora, la femme qu’il désirait.

Toi qui convoites cette relique, apprêtes-toi à sacrifier l’objet de ton amour, car ce n’est qu’en partageant la douleur de Calisor que tu obtiendras une part de sa puissance.

Pour un pouvoir si redoutable, le prix est honnête : ceux qui détiendrons le bâton de bronze-obsidienne verrons leurs plus grands espoirs se briser.

Après un tel avertissement, qu’on ose encore me nommer "Le Père des Mensonges" ! »







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Remerciements :


Je tiens à remercier l’équipe de bénévoles qui a réalisé un énorme travail de traduction du livre : King of War, the world of Pannithor, lequel compile l'intégralité du lore de King of War. Sans cette traduction, mon texte n’aurait jamais vu le jour. Pour ma part, en attendant une version française définitive, j’ai utilisé pour les noms de personnages ou d’unités la traduction officielle du livre de règles King of War, Manuel du joueur, troisième édition (2022).

Je remercie encore ma fille qui m’a gentiment autorisé à lui emprunter quelques poèmes de son invention. Il s’agit de tous les petits poèmes elfiques qui parsèment l’histoire et dont je suis extrêmement fier.

Enfin, je remercie ma mère pour sa patiente relecture, toutes celles et ceux qui m’ont soutenu dans ce projet, toutes celles et ceux que j’aime et qui donnent du sens à mes écrits, tout particulièrement mes filles chéries et mon épouse.

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