JoJo's Bizarre Adventure : Lost Baby
Versailles, Galerie des Glaces, 1919
Depuis les miroirs noircis par le temps, des fantômes aux gueules cassées dansaient dans la grande galerie au milieu des survivants de la Grande guerre. Malgré le ciel bleu et l’animation de la pièce, un milliard d’obus avaient recouvert le ciel et un tonnerre d’acier avait assourdi tous les invités, discutant bruyamment de banalités pour tenter de combler le silence. Quand deux nations ennemies mortelles se croisaient du regard, les aristocrates ôtaient leurs chapeaux en souriant pour se saluer. Dans l’allée aux miroirs, tous les hommes italiens, britanniques, allemands et français étaient imités par des dizaines de reflets aux mêmes habits finement coupés, aux mêmes moustaches finement ciselées et aux mêmes femmes soigneusement apprêtées.
Dans cette période d’incertitude financière que leur infligeait la paix, derrière leurs sourires crispés, tous s’inquiétaient pour leurs affaires. Adam Smith n’avait jamais précisé que la main invisible ne devait pas tenir une baïonnette et les mines étaient beaucoup plus efficaces que la vieille trappe de Malthus. Heureusement, on avait promis aux gagnants que l’Allemagne paierait pour tous leurs maux après avoir voulu déclencher cette guerre particulièrement coûteuse (en vie). L’ironie était palpable. L’endroit précis où le Reich allemand était né presque cinq décennies auparavant le voyait dépecé et ses morceaux vendus aux enchères.
Au milieu des costumes identiques, un homme d’âge mûr à la stature rondouillette et au costume légèrement trop long ressortait du lot. Sous sa longue moustache blanche touffue digne d’un grand-père attentionné se cachaient des dents de fauve. Un autre homme, de vingt années son cadet, à l’allure moderne de ceux qui n’avait pas déchu d’empereur.
David Lloyd George : Oh my dear Georges, je vois que tu es toujours aussi bien en forme. Avec un tel physique, je commence à comprendre pourquoi la presse nous surnomme les “big four”.
Le Prime Minister lui tendit sa main pour le saluer. Le vieil homme se contenta de lui lancer un regard puissant tout en gardant les bras collés le long de sa veste.
Georges Clémenceau : Si vous étiez descendu dans les tranchées comme moi, George, vous auriez également besoin de reprendre des forces.
Un silence de quelques secondes s’imposa entre les deux hommes, se jaugeant du regard avant de tous les deux rire de bon cœur. Le Liberal et le républicain s’échangèrent une accolade amicale et virile comme deux vieux amis.
Clémenceau : J’espère que vous avez fait bon voyage depuis Londres. On m’a dit que depuis la fin de la guerre, le soleil se faisait moins timide.
Son interlocuteur ne semblait pas être d’humeur pour les mondanités. Malgré la fraîcheur de ce mois de juin, de fines gouttes de sueur perlaient sur le front du chef de gouvernement. Pour capturer quelques molécules d’air, il tira le col de sa chemise.
George : My dear Georges, il faut absolument que l’on accorde davantage à l’Allemagne. C’est pour la paix du continent que je te demande ça, Wilson m’a redit que…
Clémenceau : Ah alors c’est l’Américain qui est revenu à la charge…C’est bien vous les saxons à vous préoccuper des intérêts de l’Europe bien à l’abri derrière vos mers.
Le Président du Conseil avait cette prestance des hommes de la IIIème République. Sans hausser le ton, il foudroyaient sur place ses interlocuteurs, enrobant leurs remontrances dans un nappage rhétorique. Les Ministres de la Reine arboraient un flegme différent : loin des cris du fauve, le Premier Ministre avançait à pas de chat grappillant un peu plus de terrain à chaque discussion. Quand le sort d’un continent bimillénaire se jouait, aucun coup ne pouvait être confié aux mains maladroites du hasard.
George : Voyons, Georges, à quoi cela te servira de conduire l’Allemagne à la faillite ? Comment le Père Victoire pourra se regarder dans la glace s’il affame des millions d’enfants allemands ?
Une ombre vint couvrir le visage du vieil homme qui se tourna de trois quart pour cacher ses véritables émotions.
Clémenceau : Justement, je veux la paix à tout prix, j’ai vu ces millions de jeunes à peine sortis de l’adolescence qui venaient s’effondrer dans la boue crasseuse du No Man’s Land… J’ai vu la guerre qui sépare, la guerre qui écrase et la guerre qui massacre.
George : Et si la faim les pousse à nous déclarer la guerre à nouveau ?! Met leur armée à genoux mais laisse leur peuple debout ! Mieux vaut qu’on se chamaille autour d’une table que sur un champ de bataille !
Le flegme britannique s’effaçait peu à peu derrière une crainte de revoir les obus élever les plaines de Meuse en collines et éparpiller les immeubles londoniens en gravats. Après avoir perdu son calme quelques secondes, sous les effets du regard imperturbable du vieux politicien, le châtelain de Westminster retrouva son calme et se racla gorge.
George : Je te prie de m’excuser, Georges, je ne sais pas ce qui m’a pris mais je m’inquiète simplement pour nos enfants.
Clémenceau : Ne vous inquiétez pas, mon ami, je sais très bien que les signatures de Traité déchaînent les passions. Vous vouliez me parler du cas italien, il me semble.
George : Oui, j’ai échangé avec Orlando et il a mentionné la possibilité d’utiliser l’Héritage comme poids dans les négociations. Cette éventualité m’inquiète : s’il leur venait la folie de vouloir l’utiliser, même nos cuirassés et nos bombardiers seraient incapables d’y faire face.
Clémenceau attendit respectueusement la fin de la phrase de son confrère, avant d’être pris d’un rire de bon cœur devant la relative naïveté de ce jeune homme inexpérimenté, parlementaire depuis seulement 30 ans.
Clémenceau : Alors le rital a vraiment joué cette vieille carte… L’Héritage a été perdu il y a bien longtemps. Le pontificat cache sa disparition depuis au moins un siècle.
George : Dear Lord…Comment peux-tu en être aussi sûr ?
Clémenceau : La retranscription des archives du Saint-Siège saisies par Napoléon est formelle. La position de l’artefact était inscrite comme “inconnue”. Visiblement, l’information avait déjà fuité à Cavour ce qui lui a permis d’annoncer la prise de Rome.
Le britannique était agacé d’apprendre de la voix presque moqueuse du vieil homme une information aussi capitale. Bien sûr, en homme du siècle, il ne laissait rien transparaître.
George : Tu n’as donc pas jugé utile de mettre tes alliés au courant ? Cela aurait pu être une information capitale lorsque l’Italie nous a rejoint il y a deux ans.
Clémenceau : J’ai pensé qu’il n’était pas nécessaire de repousser une aide supplémentaire mais je refuse que l’on accorde plus de territoire à ces opportunistes, ces Talleyrand qui ont senti le vent tourner !
En période de conflit, l’information était sans doute la ressource la plus importante, gardée jalousement par chaque nation. Après tout, en des temps troubles, un ami fidèle pouvait très vite se changer en ennemi mortel. Ce théorème se vérifiait d’autant plus en période de paix.
George : Si nous voulons préserver la Pax Europaea, nous ne pouvons pas nous permettre de nous priver d’alliés stratégiques. Nous nous étions mis d’accord en janvier, me semble-t-il. Pourquoi ce revirement soudain ? Wilson n’a-t-il toujours pas gagné ta confiance ?
Le visage du Président du Conseil se figea en une mue de réflexion. Il semblait peser ses mots, sincèrement soucieux de ne pas blesser son interlocuteur.
Clémenceau : Ne vous méprenez pas, j’ai un profond respect pour le Président Wilson. Je le pense simplement un peu trop optimiste pour la sombre période que nous traversons. Je me méfie de ce nouveau pays prospère qui méprise le Vieux Continent. Vous devriez faire de même, mon cher ami.
George : J’en suis conscient. Leur industrie a profité de la guerre pour prospérer et leur économie a dépassé celle de notre Empire. Une nouvelle guerre entérinerait leur domination économique sur le globe.
Clémenceau : Il fallait donc cela pour que la grande Britannica boive la tasse.
Le Prime Minister ne releva pas le sarcasme cinglant de son interlocuteur. Encore une fois, l’heure n’était pas aux vaines chamailleries.
George : Et la force économique des allemands ne pourrait pas nous être utile pour faire face aux Amériques ? L’Europe unie économiquement pourrait détrôner le Nouveau-Monde.
Georges Clémenceau tourna son visage vers l’autre bout de la longue galerie. Au fond de la pièce, Woodrow Wilson, dans son costume noir et distingué, discutait avec un gradé de l’Empire allemand en uniforme à épaulette, comme deux mondes opposés qui se rencontraient, deux forces contraires qui rentraient en collision. En apercevant ses deux homologues, le Président des Etats-Unis leur adressa un sourire distingué mais sincère que les deux hommes lui rendirent.
Clémenceau : Tout ce que je sais, c’est que nous pénétrons dans une nouvelle ère aux évolutions bien incertaines. Cependant, je pense savoir une chose : si vous souhaitez que le Soleil ne se couche jamais sur votre Empire, il faudrait mieux se méfier des deux aigles qui peuvent le regarder en face.