Vaillance et Largesse
Chapitre 1 : Vaillance et Largesse
16384 mots, Catégorie: G
Dernière mise à jour 06/03/2024 16:30
Vaillance et largesse
Quatre années avaient passé depuis que Wilfred d’Ivanhoé avait combattu et vaincu Brian de Bois-Guilbert, et ainsi délivré la belle Rebecca d’York, enlevée par le templier normand terrassé de passion pour elle. Afin de récompenser le preux chevalier pour sa vaillance et sa loyauté, le Roi Richard Cœur de Lion, de retour des croisades, lui avait rendu ses terres frauduleusement confisquées et offert la main de lady Rowena. Les deux jeunes gens, épris l’un de l’autre depuis leur âge le plus tendre, voyaient enfin les prémisses d’une vie radieuse.
Tout alors allait pour le mieux. Saxons et normands s’efforçaient de créer une union juste et durable, Ivanhoé et son épouse s’installaient sur leur fief et œuvraient à leur bonheur.
Rebecca et son père, quant à eux, avaient précipitamment quitté le royaume d’Angleterre pour des terres plus hospitalières.
Un jour, pourtant, ils revinrent s’installer près de Coningsburgh…
« Seigneur Ivanhoé ? l’accueillit, surpris, le vieil Isaac.
— Monsieur, quelle joie de vous revoir ! balbutia le héros ému en prenant l’homme dans ses bras. »
Quel doux et étrange sentiment avait cueilli Wilfred lorsque Gurth, son fidèle écuyer, l’avait informé du retour de ses amis ! Par vagues, les réminiscences de leurs aventures avaient afflué, son cœur avait grondé dans sa poitrine lorsque le visage féminin de la brune juive avait surgi des brumes englouties de ses souvenirs. Belle, fière et indomptable ; avait-il oublié ?
Puis les détails narrés l’avaient navré. Des noces ? Rebecca allait épouser le seigneur Brave-le-Grec, saxon issu de la basse noblesse et qu’Ivanhoé ne connaissait que de réputation. Rien à dire sur cet homme d’âge mûr, veuf de son état, en possession de quelques fermages, sinon que sa valeur d’âme lui était inconnue. Et inconnue signifiait vraisemblablement inexistante.
N'écoutant que le tumulte de son sang, Wilfred avait enfourché son destrier, un alezan brûlé à l’endurance inégalable, et s’était lancé dans une nouvelle quête. Quête dont il lui était difficile de cerner l’exacte nature ; seule pulsait en lui l’urgence de retrouver sa guérisseuse. En à peine une poignée d’heures, lancé à plein galop, il avait avalé les milles qui le séparaient de Coningsburgh, puis en avait arpenté les venelles tortueuses à la recherche de certaines de ses connaissances. Pour sûr, le retour des juifs ne devait pas passer inaperçu, les localiser n’en serait que plus aisé. Effectivement, bien vite on le renseigna. Le vieillard et sa fille s’étaient installés dans un faubourg jouxtant le cœur de ville, dans une demeure indigne de leur fortune et de leur condition. Nul étonnement à cette nouvelle, les non chrétiens subissaient encore et toujours une injuste discrimination.
« Sont-ce des affaires qui vous amènent au Royaume d’Angleterre ? s’enquit bientôt le héros, échappant à l’étreinte chaleureuse du vieillard pour mieux le considérer avec affection.
— Oh, Ivanhoé, c’est une longue et douloureuse histoire, mais je vous en prie, soyez le bienvenu dans ma modeste maison, invita le riche marchand d’un geste généreux. »
Le chevalier ne se fit pas prier et pénétra l’unique pièce du rez-de-chaussée. D’un rapide coup d’œil, il put vérifier que son hôte se trouvait seul en ce lieu. Un mobilier spartiate mais robuste trouvait place. La table n’était pas bien grande, quelques planches de chêne mal débitées et à peine polies. Des chaises anatoliennes, des chaises ciseaux, en cuir grossier et en bois de basse essence, étaient disposées tout autour de ladite table. Deux autres faisaient face à l’âtre dans lequel crépitait un feu rougeoyant et accueillant. Rien d’ostentatoire ici, rien qui ne laissa deviner que l’hôte était un riche et habile marchand, à la fortune confortable.
« Je n’ai pas de serf cependant je peux moi-même vous servir quelque verre d’hypocras, ou de la bière, comme il vous plaira, Ivanhoé.
— Non, merci Isaac, je n’ai pas soif. Quelles nouvelles, dites-moi ? ne put-il juguler sa curiosité tandis que ses pas le menaient devant la cheminée et qu’il tendait ses mains pour capter l’énergie du feu. Où se trouve Rebecca ?
— Ma fille est dans sa chambre, à l’étage, révéla le vieil homme dans un sourire compatissant. Est-ce pour elle que vous nous rendez visite ?
— Oh…, hésita le ténébreux, taisant sa joie, non, pas uniquement. C’est que j’apprends aujourd’hui votre retour parmi nous, j’en ressens une telle joie que j’ai couru jusqu’ici pour vous retrouver. Cela fait de longues années, n’est-ce pas ?
— Quatre ans, bredouilla le vieillard dans sa barbe grise tout en s’approchant de l’homme qui avait sauvé sa fille d’une mort cruelle. Est-ce si long que cela ?
— Une éternité pour moi, reconnut Wilfred en fixant les flammes insaisissables. Je n’espérais pas votre retour, je dois vous le confesser. »
Le marchand accueillit dans un grondement souffreteux la remarque on ne pouvait plus fondée. Jamais ils n’avaient projeté de revenir en Angleterre. Pourtant…
« Hélas Ivanhoé, Rebecca et moi n’avons rencontré que défiance, intolérance et détestation durant nos pérégrinations en France et jusqu’en Espagne. Nous autres juifs jouissons d’une réputation affreuse et bien injuste. Il semblerait que nous soyons responsables de tous les maux du monde et que tout un chacun soit prêt à nous le faire payer. Comme si le courroux du Ciel et la misère de l’expatriation ne nous suffisaient pas… Ici aussi, évidemment, nous avons eu à subir de nombreuses afflictions… Vous souvenez-vous ? »
Isaac offrit un sourire sans joie à son vis-à-vis compatissant qui acquiesça.
« Seulement, nous avons aussi traversé de bien grands bonheurs sur vos terres anglaises. En votre compagnie, notamment. Et à bien réfléchir, il est préférable d’affronter l’adversité ici, au milieu de nos relations, plutôt qu’en pays étranger. Nous connaissons les gens de ce comté, nous apprécions leur rusticité tout autant que leur grande piété. Nous saurons faire face, ou tout du moins nous adapter au mieux. Voilà enfin une qualité que l’on prête à mon peuple et qui n’est pas usurpée.
— Je comprends, ponctua le chevalier. »
Suivirent alors quelques évocations du passé ; il fut question du Roi Plantagenêt Cœur de Lion, de Robin de Locksley, de Lady Rowena, de Cédric de Rotherwood, le père de Wilfred. Isaac d’York questionna aimablement la santé de chacun des amis et amour d’Ivanhoé, s’intéressa également aux derniers exploits de son hôte. Les faits d’armes de l’éminent combattant trouvaient écho dans toute l’Europe, on encensait les qualités du jeune chevalier solitaire, son dévouement, son inébranlable loyauté. Wilfred s’amusa des aventures qui étaient siennes mais qui, déformées par les moults enjolivements des baladins qui les relayaient, semblaient prouesses d’un autre. Ses lèvres brunes s’étirèrent de plaisir tandis qu’on lui contait sa dernière victoire au tournoi d’Ashby.
« Je pourrais vous écouter des heures durant vanter les mérites de cet incroyable chevalier qu’est Ivanhoé, ironisa le saxon.
— Je dois dire qu’il y a moult raisons de s’enthousiasmer, reconnut Isaac d’York. »
Un ange passa et bénit la complicité unissant les deux hommes.
« Qu’il est plaisant de vous retrouver Wilfred, vous n’imaginez pas, soupira l’aîné avec béatitude.
— Le plaisir est partagé, monsieur.
— Avez-vous eu vent de ces nobles chevaliers, dits de la table ronde, qui arpentent le royaume dans la quête d’un graal dont je cerne mal la nature ?
— Oui, bien entendu, nul ne peut ignorer cette éminente et vertueuse confrérie, confia le chevalier. Dois-je avouer que je ne m’y entends pas mieux que vous concernant ce mystérieux graal ? Une preuve de l’existence de Dieu, à ce qu’il paraît.
— Et faut-il que Dieu justifie son existence ? questionna le vieux juif à brûle-pourpoint.
— Ma foi…, rebondit, tout sourire, le chevalier impie.
— Oh ! s’offusqua faussement Isaac, surpris de l’audace blasphématoire de celui qui, dans ses souvenirs, inscrivait ses actes dans le respect scrupuleux des lois du Ciel.
— Mon humour ne vous heurte pas, j’espère.
— Haha, s’esclaffa le vieux sage, me heurter ? Plus rien ne me heurte, aujourd’hui. Vous verrez comme l’expérience de la vie nuance extraordinairement nos croyances, Ivanhoé. Elle nous rend tolérant et moins extrémiste. La jeunesse et l’héritage spirituel des anciens ont tendance à nous aveugler et il arrive que, dans le feu de l’existence, nous soyons amenés à sacrifier beaucoup à notre foi. Beaucoup trop. La vieillesse a au moins cela de mérite, celui de nous ouvrir les yeux sur des points sensibles et par trop excessifs de la doxa. Oui, l’âge nous apporte la clairvoyance là où il nous fait perdre en vision. »
Les mots où se mêlaient sagesse, impiété et désillusions laissèrent songeur le jeune chevalier. Celui-ci planta la fraîcheur de son regard où luisait continuellement une arrogance naturelle dans le lac sombre et profond des prunelles du vieux sémite. Isaac souhaitait-il interroger ses résistances ? Le testait-il ? L’emmener sur ce terrain dangereux n’était pas sans risque, le vieillard n’ignorait rien des affres affrontées quelques années auparavant.
Nulle émotion ne transparut sur le visage creusé de rides, les regards se sondèrent sans animosité mais Ivanhoé devina que l’homme assis à ses côtés nourrissait encore de lourds reproches à son encontre. Devait-il l’en blâmer ? Bercé de réminiscences qui l’assaillirent malgré lui, il se laissa gagner par la nostalgie. Son corps lui souffla les émotions perdues, son cœur accéléra, son souffle s’affola. La gorge sèche, il combattit ses anciens démons.
« Ne répétez jamais ces mots à un autre que moi, Isaac, ils fourniraient un excellent motif à une accusation.
— Seule ma fille entend mes paroles, soyez tranquille. »
Le chevalier avala sa salive, fuit le regard neutre posé sur lui et se mura dans un silence embarrassant.
« Il ne faut pas vivre dans les regrets, Ivanhoé ; nos choix, quels qu’ils soient, doivent toujours nous porter vers le bonheur.
— Ne doutez pas que j’œuvre au quotidien dans ce sens.
— Alors, tout est pour le mieux, ajouta Isaac d’une voix sombre.
— Oui, reconnut le chevalier particulièrement grave.
— Pour en revenir à la table ronde, vous plairait-il d’en intégrer les rangs ? allégea le marchand.
— Vous faites-vous leur émissaire ?
— Pas le moins du monde, mon ami, je suis curieux et questionne votre désir.
— Je suis un chevalier solitaire et tristement terrestre, confia Ivanhoé. Je n’ai rien en commun avec ces êtres dont il est à se demander s’ils sont seulement mortels ? »
Un rayon lumineux, surgi d’une source bien mystérieuse, frappa le front du héros, souligna la virilité de ses traits. Le vieillard en admira les contours rugueux et attirants, et dut consentir à reconnaître qu’Ivanhoé disait vrai ; tout ce que son corps de combattant irradiait arguait en ce sens. Un héros terrestre et simplement humain.
« Combattre dragons et chasser licornes ne vous tente pas ? questionna le barbu, non sans malice.
— Je serais pantelant de peur, abonda le ténébreux, complice.
— Je n’en crois pas un mot.
— Plus sérieusement, je ne nourris pas d’aspiration supérieure. Je n’accomplis pas de merveille et je ne crois pas aux elfes et autres farfadets ; ni aux épées magiques d’ailleurs. Je ferais un bien piètre serviteur pour Excalibur. Vous me connaissez, mon but n’est que de servir mon roi et d’offrir mes services à ceux qui en ont besoin.
— C’est tout à votre honneur, seigneur, prononça l’ancien avec déférence et profond respect. Vous m’en avez fait maintes fois la démonstration et pour le reste de mes jours je vous en serai reconnaissant.
— Isaac, mon but n’était pas d’attirer vos satisfécits, interrompit le chevalier, soucieux de modérer les propos trop élogieux du juif.
— Voyons Wilfred, croyez-vous que j’ignore que la simplicité de votre cœur égale sa noblesse ? Pour autant, n’attendez pas de moi que j’en oublie que je vous dois la vie ainsi que celle de ma fille chérie. Ma gratitude éternelle vous est acquise, ne doutez jamais de cela. »
Le saxon savoura les paroles du marchand et autorisa sa mémoire à fouiller ses souvenirs. Ensemble, Rebecca, Isaac et lui, avaient traversé de multiples dangers, affronté des monstres au moins aussi dangereux que les viles sorcières des légendes arthuriennes. Des normands belliqueux et cruels, avides de pouvoir, prêts à tout pour asservir le peuple d’Angleterre et le soumettre à leur joug injuste et félon. L’un d’entre eux était devenu son ennemi intime, jusqu’à ce que leur duel mette prématurément fin à sa vie.
Brian de Bois-Guilbert. Moine templier, aveugle et fou d’un amour coupable et réprouvé par son ordre.
Rebecca, réceptacle de cette démesure ; source et objet ; insensible, inflexible, incorruptible ; dieu merci.
Lors de son affrontement avec le noble et néanmoins sans morale templier, la motivation de Wilfred lui était apparue suspecte. Combattait-il ce redoutable adversaire dans l’unique but de sauver la brune juive d’une mort monstrueuse sur le bûcher ? Ou se mêlait à son mobile un bien moins auguste sentiment ? Avait-il été jaloux ? Avait-il craint que la rage de la passion du normand en vînt à susciter quelque écho chez la jeune femme ? La violence des coups portés, lui armé d’une hache, son ennemi d’un fléau d’arme, avaient redoublé de violence et affolé son impulsivité. Certes, il avait le droit divin avec lui, Dieu guidait ses coups il en était convaincu, mais les forces de l’ombre lui avaient-elles soufflé d’autres désirs ? Ceux-là mêmes qui, quelques heures auparavant, l’avaient enjoint à prendre le chemin de Coningsburgh et à se précipiter chez ses amis.
« Vous savez que je suis extrêmement fier de tout ce qui se rapporte à vous, Wilfred, reprit le juif, extirpant Ivanhoé du marasme de ses opaques tourments. Extrêmement fier de compter parmi vos connaissances.
— Parmi mes amis ! corrigea le saxon. Et c’est ce qui vous rend par trop magnanime à mon endroit, vous en oubliez mes tristes revers.
— Ne soyez pas si sévère envers vous-même, j’ai bien ouï dire que vous aviez essuyé une défaite au tournoi de Vannes, en France, mais à ce qu’on dit votre adversaire usa de viles techniques.
— Ne donnez pas trop crédit à ces balivernes… le duché de Bretagne regorge de preux et habiles chevaliers ; certes, les règles des joutes françaises diffèrent des nôtres et peuvent paraître ineptes, cependant il est pitoyable de chercher par là une excuse à ma défaite.
— Vous étiez en finale !
— Cela doit-il me consoler ?
— Je le pense Ivanhoé.
— Isaac, je suis chevalier ; et il est égal pour un chevalier de faillir au premier combat ou au dernier, dès qu’il faillit. Lors des joutes, les heurts sont nombreux, brutaux, les armes sont tranchantes. Heaumes et hauberts souffrent, défoncent le crâne, enfoncent les cotes. Et, au milieu du fracas épouvantable des armures qui s’entrechoquent, les coups portent et font mal ; le sang coule, les os se brisent. Mais peu importe ce qu’il endure, peu importent ses blessures ou ses états d’âme, ses réticences à blesser durement l’adversaire, c’est le devoir du chevalier de montrer sa prouesse, son courage, sa résistance à la douleur. Et de gagner !
— Est-ce si sauvage ? interrogea le marchand, étranger au monde de la chevalerie.
— Ça n’est que cela ! asséna Wilfred, visiblement navré de la réalité énoncée. Les héros de la table ronde qu’on encense et vénère n’échappent pas à la règle. Ils se défient les uns les autres, se battent pour de futiles raisons, s’adonnent également avec passion à la lutte à mort. Je me demande parfois d’où sort l’admiration sans borne qu’on témoigne à notre rang.
— Le code d’honneur, souffla Isaac, souhaitant tempérer le portrait peu flatteur. »
Un profond soupir accueillit la remarque pertinente, comme si le héros se désolait de ce point précis.
Respect des règles, bonne conduite, soumission à la dame. Oui, de cela il ne fallait pas douter !
Isaac, surpris du discours désillusionné et du désarroi affiché par celui qui portait haut les couleurs de la chevalerie lors de leur rencontre et de leurs aventures, observa le visage fermé de son hôte afin d’y découvrir quelles étaient les sources d’un tel désenchantement.
« Est-ce vraiment vous, Ivanhoé, qui décrivez avec si peu de ferveur ce que vous êtes ? s’inquiéta le riche marchand. N’est-il pas réducteur de résumer ainsi l’essence de la chevalerie ? Des faits d’arme, des combats, des tournois, des joutes, de la bravoure mais pas de cœur ? Vous êtes un chevalier, le plus noble d’entre eux, je le dis sans nuance. Et je ne vous reconnais pas dans le triste inventaire que vous me servez. Vous oubliez votre engagement auprès du roi Richard, le secours aux plus démunis, la recherche de la justice, la résistance aux envahisseurs normands… »
Le brun et vaillant chevalier sourit à l’écoute de l’énumération naïve de son compagnon. Les mains nerveuses de ce dernier s’animaient de sursauts, marquant leur désaccord à ce qui était sous-entendu.
Ivanhoé était un héros ! Le plus loyal, le plus flamboyant, le plus admirable d’entre eux.
« Vous me contrariez, annonça le juif.
— Je vois ça et vous prie de me pardonner. Loin de moi l’idée de vous déplaire avec mes états d’âme.
— J’ai mille et une raisons à vous opposer, renchérit le père de Rebecca ; mille et une histoires vous tissent des lauriers bien mérités ; mille et une chansons sont écrites et scandées à votre gloire.
— Vous prêtez trop de crédit à ces romans.
— Me taxez-vous de naïveté ? se fâcha le marchand. Je vous aime Ivanhoé, mais je ne suis point de ceux qui se laissent aveuglés par de fausses vertus. L’amour n’a pas ce pouvoir sur moi. »
Les récentes paroles acculèrent le chevalier dans les sombres recoins de ses réflexions. Il observa son ami à la dérobée. Hélas, Isaac n’imaginait pas quel homme faible il pouvait être, comme sa conscience le taraudait en ce moment où on encensait son cœur.
« Faut-il que je stimule votre mémoire en vous narrant encore et encore vos triomphes et votre bonté ? s’enflamma Isaac. C’est avec un réel plaisir que je m’y emploierai… cependant… je me fais vraiment très vieux Wilfred, et ma mémoire défaille lorsque la fatigue s’invite dans mon raisonnement. J’ai honte de ne point être inspiré dans l’instant. Je suis certain que moult histoires me reviendront quand vous vous en serez retourné. Souhaitez-vous rester dîner et accorder du temps à l’ancêtre que je suis pour que ressurgissent les détails concernant votre légende ?
— Oh, je vous remercie Isaac, vraiment, mais je ne veux pas abuser de votre hospitalité. Qui plus est je ne voulais pas vous ennuyer avec mon amertume...
— Vous ne m’ennuierez jamais, c’est un plaisir de voyager en terres chevaleresques ! »
Il était temps de prendre congé, le vieil homme paraissait épuisé par les retrouvailles. Ivanhoé hésita avant de reprendre solennellement la parole.
« Je sais vos réticences à évoquer vos aventures sur le continent depuis votre départ, mon ami. Pourtant, c’est avec beaucoup d’intérêt et de bienveillance que j’en apprendrai davantage sur ce qui vous fit revenir. Ici, il ne pourra rien vous arriver de fâcheux, je vous le promets. »
Les lèvres usées du juif se fendirent d’un tendre sourire.
« Je n’ai pas le moindre doute à ce sujet Wilfred, mais laissons derrière nous les heures sombres de notre petite histoire et attelons-nous à couler des jours heureux dans ce comté.
— Je suis toujours disponible pour vous.
— Alors promettez-moi de revenir très bientôt ! offrit Isaac.
— Évidemment ! Vous pouvez compter sur moi. »
Assis dans les sièges près de la cheminée, les deux hommes laissèrent le silence feutrer leur échange. Vertiges et étourdissements se mêlèrent à la chaleur ceignant le corps du chevalier. Dans une grande inspiration où se devinait l’impatience, celui-ci proposa :
« M’autorisez-vous à saluer Rebecca avant mon départ ? »
Le marchand haussa les sourcils et considéra attentivement l’homme qui lui demandait son autorisation. La relation qu’avaient entretenu les deux jeunes gens était une belle complicité qui mêlait admiration réciproque, sincérité et respect mutuel. Cependant sa fille était tombée amoureuse de celui qui était déjà engagé par ailleurs, auprès d’une blonde saxonne à la beauté diaphane et au caractère bien trempé. Lady Rowena était l’amour d’Ivanhoé. Cette réalité s’était révélée douloureuse pour la prunelle de ses yeux, tant et si bien qu’il lui fallut’q panser le cœur meurtri durant de longs mois pour que la peine se fisse moins intense, ou peut-être, tout simplement, moins visible.
« Vous n’ignorez pas, j’en suis certain, que Rebecca est engagée. »
Wilfred trembla de la tête aux pieds mais dissimula son trouble au mieux.
« Oui, reconnut-il simplement, je l’ai appris.
— Ne la détournez pas de ce mariage qui lui apportera le bonheur qu’elle mérite…
— Croyez-vous que ce soit mon intention ?
— Je ne veux rien croire, sire Ivanhoé, insista le vieil homme, souhaitant en appeler à la noblesse du rang de son vis-à-vis. Je sais que vous voulez le mieux pour ma fille, mais le mieux peut parfois se révéler l’ennemi du bien. Vous me comprenez, n’est-ce pas ?
— Détrompez-vous, cher Isaac, je veux avant toute chose lui dire la félicité de la savoir de nouveau près de moi, et la féliciter pour ses prochaines noces, l’assurer de mon total dévouement. »
Isaac d’York n’était guère enchanté par le discours et étala ses réticences en se levant brusquement de son siège. Pour autant, il n’était guère en capacité de refuser au héros anglais qu’il estimait au-delà de tout le plaisir de saluer sa fille. D’un hochement de tête, il donna son accord.
« Puis-je la rejoindre ? » s’enhardit le chevalier.
Le vieux marchand souffla et se détourna vers le centre de la pièce. Ainsi, il signifiait sa réserve quant à la requête peu morale, mais il ne s’interposa pas quand le chevalier s’engagea dans les escaliers.
oOo
« Entrez, père ! » répondit une voix à la limpidité touchante, pareille à la fraîcheur d’un torrent de montagne.
Il s’était précipité, avait frappé sans réfléchir à la première porte sur le palier, n’avait pas pris garde aux tremblements de ses mains, au voile blanc qui aveuglait sa rétine. Le retentissement de cette voix, qu’il avait tant chérie et imaginé ne plus jamais entendre, enthousiasma son cœur et fit surgir un espoir, certes fou, mais irrépressible. Chérir et être chéri en retour. Dans un élan non mieux maîtrisé, et alors qu’il aurait aimé temporiser, savourer l’instant des retrouvailles, en apprécier chaque fraction infinitésimale, il poussa brusquement le lourd vantail. La vision enchanteresse l’emplit d’une joie aussi intense que pétrifiante. Rebecca. Dans la blancheur d’une robe brodée d’or, ses tresses noires lui dressant une couronne de reine des abysses, la pâleur de son teint lui conférant une allure spectrale, elle apparut dans la même beauté virginale que dans ses souvenirs. La surprise se lut sur son front ; le trouble, le bouleversement, tout autant. Interdite, la jeune et gracieuse juive vit s’avancer son chevalier. D’abord timide, Ivanhoé pénétra avec toutes les précautions possibles le sanctuaire de celle qui avait su ébranler ses certitudes. Jadis, avant ; autrefois. Oui, dans un autre temps, un autre monde.
Les nombreuses lampes à huile de la pièce insufflaient une luminosité chaude. Il fut ainsi aisé pour les regards de se capter et de se reconnaître. L’un et l’autre n’avaient pas changé, comme figés dans l’éclat d’une jeunesse insolente, les traits délicatement ciselés, le sourire guettant à la commissure de lèvres gourmandes, le corps ferme et réceptif, les muscles saillants. Féminité et virilité s’accordèrent à nouveau, s’affranchissant des années qui avaient scellé leur incompatibilité et succombèrent au bonheur des retrouvailles.
Soudain consciente de l’inconvenance d’une pareille contemplation, Rebecca se détourna et se saisit d’une étoffe négligemment posée sur le dossier d’un siège.
« Non, s’il-vous-plaît, ne vous voilez pas, anticipa Ivanhoé, le bras levé, approchant précipitamment celle qui souhaitait fuir. Laissez-moi voir vos yeux.
— Voyons, mon ami, maîtrisez vos effusions, bégaya Rebecca tandis que des bras puissants la retournaient sans douceur pour l’exposer à nouveau au regard curieux de son hôte.
— Quel bonheur de vous revoir ! avoua le chevalier en dévorant du regard la brune rougissante. »
Un large et éclatant sourire accueillit sa sincérité et Rebecca de s’offrir à son étreinte. Elle plongea contre son torse et échoua dans la fébrilité de ses bras.
« Oh Wilfred, murmura-t-elle, frottant son nez contre la chemise qui fleurait bon le musc. Je ne m’attendais pas à vous voir ici, moi aussi je suis heureuse. »
Tout en se détachant mollement, elle porta les mains au visage du chevalier pour vérifier qu’un songe merveilleux n’était pas à l’origine de la vision si souvent fantasmée. Ivanhoé ferma les yeux et accepta l’audace des mains brunes sur ses pommettes. Le contact se prolongea de longues secondes, le temps nécessaire pour la juive de se réapproprier les contours masculins. Elle s’appliqua à caresser les sourcils, à balayer le front, à flatter la mâchoire, suivant la ligne mâle, puis elle obliqua vers les lèvres qu’on lui laissa profaner. Le plaisir, soleil allégorique, illumina le paysage visité. Mais tandis que les doigts s’aventuraient plus effrontément contre son baiser, les paupières se levèrent brusquement, laissant apparaître deux billes indigo intensément troublées. Les iris se posèrent sur le visage à la beauté sauvage pendant que la caresse persévérait dans l’examen des lippes entrouvertes.
« Vous êtes toujours aussi beau. » déclama-t-elle en circonscrivant l’émotion qui souhaitait s’étaler sur son faciès et en retirant rapidement ses mains.
Le brun eut la faiblesse de hausser les sourcils, désapprouvant la désertion autant que la froideur de l’intonation.
« Me laisseriez-vous goûter aussi la joie de vous toucher ? osa-t-il avec aplomb.
— Ne dîtes pas n’importe quoi, murmura-t-elle, affichant sa gêne dans l’éloignement qu’elle imposa. Que faites-vous par chez nous ? »
Se fendant d’un sourire vaincu, renonçant à sa convoitise, il s’approcha d’elle à nouveau et accepta le changement de sujet.
« Aviez-vous l’intention de vous manifester bientôt auprès de moi ? questionna le chevalier, soucieux de communiquer son mécontentement sur ce point précis.
— Oh…, nous ne voulions pas créer d’embarras.
— Un embarras ? Croyez-vous que votre présence m’embarrasse ?
— Vous savez bien, prononça-t-elle d’une voix à peine audible, en lui jetant un regard compatissant.
— Non, je ne sais pas, éclairez-moi. »
Plusieurs raisons étaient possibles et Wilfred ne voulait pas se perdre en conjectures.
« Nous sommes juifs, asséna Rebecca dans une fierté qui plut au chevalier.
— Je ne me soucie guère de cela.
— Vraiment ? Avez-vous changé ? »
Le silence qui suivit la question induisit un léger malaise. Ivanhoé n’ignorait pas que leurs retrouvailles se teinteraient de reproches.
« La dernière fois que nous nous sommes vus, entama la brune, c’était le jour de vos noces.
— Votre père et vous êtes partis avec tant de hâte que nous n’avons pu nous faire nos adieux, se remémora le héros.
— C’était inutile…, trancha Rebecca, et rester nous exposait à de possibles représailles de la part des normands.
— Jamais je n’aurais laissé quiconque vous faire du mal.
— Wilfred, il nous a semblé que nous devions vous laisser vous réjouir de votre union et non pas vous créer quelque préoccupation que ce soit. Comment d’ailleurs va Lady Rowena ? J’ai cru comprendre que vous serez bientôt parents tous les deux. Je suis si heureuse pour vous. »
Tout en disant cela, Rebecca captura les mains d’Ivanhoé et les serra amicalement. Le visage du chevalier se rembrunit immédiatement et, dans un geste trop brutal, il s’arracha à la chaude étreinte de son amie.
« On vous a mal renseigné » répondit-il sèchement.
Surprise par la vigueur du geste, la juive considéra son hôte avec inquiétude.
« Je ne voulais pas vous offenser, se confondit-elle en excuse.
— Ça n’est pas le cas et vous le devinez fort bien. Vous ne m’offensez pas, vous ravivez de vilains souvenirs… ou plutôt vous venez de mettre le doigt sur une blessure vive, trop vive, admit le brun sans nuance, lançant un regard indéchiffrable à sa jeune amie.
— Je suis désolée… Je… êtes-vous venu chercher mon aide ? »
Le héros ne cacha pas sa surprise. Il dévisagea celle qui avait ému son cœur comme il n’avait jamais envisagé qu’il puisse l’être. Leur rencontre quatre ans auparavant avait été déflagrante, leurs aventures avaient éveillé des sentiments ; certaines de ses plus intimes convictions s’étaient trouvées jetées aux orties ; les piétiner avait été si tentant. Il était affaire d’amour, de morale, de bien et de mal dans ce que ces notions ont de plus fondamental. Son essence même de chevalier s’était trouvée questionnée. Que ne s’était-il pas honni ! Elle presque tout autant, alors qu’elle n’était qu’innocence au milieu des démons qu’il affrontait. Jamais ils n’avaient évoqué ensemble leurs sentiments, jamais il ne lui avait laissé l’occasion de s’épancher sur ce que leur relation représentait pour elle, sur ses aspirations. Toujours, au contraire, il avait brandi leurs religions comme étendards de l’illégitimité d’une flamme entre eux.
« Vous souvenez-vous, au moins, que je suis sorcière ? » entonna la jeune femme avec une pointe d’espièglerie.
Pouvait-on être plus adorable ?
La frimousse moqueuse, à la juvénilité rebondie, extirpa un sourire conquis au chevalier sans peur. Rebecca roula des yeux, arqua délicieusement la courbe de ses sourcils afin de défier – au moins symboliquement – son vis-à-vis.
« Vous avez joué votre vie pour sauver la mienne, roucoula-t-elle. Je vous en sais gré, voilà qui est dit ! »
Là, il explosa carrément de rire.
« Vous m’en savez gré ? Diantre, quelle reconnaissance ! ironisa Ivanhoé.
— Éternelle, murmura-t-elle avec solennité cette fois-ci. La bêtise des hommes, la haine que mon peuple semble naturellement susciter, me condamnaient. Seul vous pouviez me sauver… avec l’aide de Dieu, bien sûr.
— Tous les dieux du monde armaient mon bras.
— Nous nous satisfîmes du vôtre et du mien, n’est-ce pas ? questionna-t-elle habilement, non sans ironie. Mais ne changeons pas de sujet, mon ami. Mes connaissances sur les pouvoirs de la nature ont considérablement progressé ces dernières années. J’ai étudié auprès de maîtresses à l’érudition forçant l’admiration.
— Jamais, Rebecca, je ne veux vous entendre prononcer ces paroles au goût d’interdit en la présence d’ignares incapables de distinguer forces du mal et sagesse.
— Les forces du mal n’existent pas telles qu’on les imagine, répliqua la juive divine. On oppose effectivement une crasse ignorance à ces femmes qu’on sacrifie pour avoir simplement tenté d’aider leur prochain. Votre Dieu est bien ingrat en donnant foi à ces simulacres de procès. Il oublie comme l’humanité peut s’enkyster sans le concours de mon sexe. Et oui, je le crie haut et fort, j’ai connaissance de certains secrets que les plantes elles-mêmes m’ont confiés dans de sublimes moments de communion. Et tous ces secrets, mon ami, je les tiens à votre disposition. Soigner, vous aider dans tous les domaines où je pourrai apporter mon concours, serait un juste retour pour l’aide que vous avez apportée à ma famille. »
Wilfred la scruta avec sévérité et ne farda pas son mécontentement. N’avait-elle donc pas appris de ses mésaventures passées ?
« Je vous interdis de proférer de telles inepties, déclama-t-il avec autorité, saisissant vigoureusement les épaules délicates. Mes oreilles vous sont acquises et goûtent le parfum païen de votre discours car je sais la loyauté de votre cœur et la rigueur de votre réflexion ; tout comme je respecte vos aspirations altruistes à soulager les souffrances de ceux qui croisent votre route. Oui, vous pouvez soigner et user des connaissances que l’on vous a transmises mais ne teintez pas vos paroles d’ésotérisme, surveillez vos arrières, usez de prudence et de parcimonie dans vos mots. C’est ainsi que vous serez véritablement utile. Dans les gestes, dans l’empathie qui vous caractérise, pas dans la revendication d’un art que nos contemporains craignent et sont incapables de comprendre. Vous êtes en avance sur votre temps, belle Rebecca. »
Consciente que l’homme qui se tenait devant elle dans l’immensité protectrice de sa stature s’inquiétait pour le sort qui pouvait être le sien si elle s’obstinait, la brune décida d’apaiser ses craintes.
« Wilfred, soyez rassuré. Les mots que je lâche avec vous ont la démesure du bonheur que vous provoquez chez moi par votre visite, n’interprétez pas autrement ma volubilité imprudente. Aujourd’hui, je n’ai qu’une envie, mettre mes aptitudes à votre service. Je ne suis pas prête à me mettre en danger en dehors de vous ou, pire encore, mettre mon père en danger pour défendre une cause que je sais perdue d’avance. Je laisse à plus courageuse ce destin. »
Leurs mains s’étreignirent à nouveau et Ivanhoé osa une caresse de son pouce le long du poignet gracieux. Le contact, bien qu’évanescent, eut le don de rasséréner ses espoirs perdus.
« La nature recèle de merveilles que l’homme ignore et qu’elle est pourtant prête à lui dévoiler, s’entêta la guérisseuse avec plus de douceur. La femme, elle, sait écouter. J’ai su écouter, apprendre, comprendre les mécanismes ancestraux, les interactions avec les principes actifs des plantes. Le corps est une machine admirable mais si prompte à désobéir aux lois universelles. Je puis certainement proposer des remèdes. Je ne promets pas le succès mais je ferai tout ce que je peux. Autorisez-moi à vous aider, Lady Rowena et vous.
— Merci infiniment Rebecca ! répondit l’homme avec reconnaissance. L’émotion est grande de vous retrouver exactement comme vous étiez. Cette volonté d’aider, de soigner, qui vous fit rester à mon chevet, brûle en vous avec le même éclat. Cependant, le sujet qui nous intéresse ici ne peut souffrir une intervention de votre part et je suis certain que vous comprenez les raisons de mes réticences.
— C’est votre épouse ?
— Pas uniquement, reconnut le chevalier après quelques instants de réflexion, je refuse votre offre, moi aussi. »
Les yeux de cette si singulière couleur d’améthyste, joyaux inestimables de la brune qui avaient d’ailleurs attiré les convoitises de Bois-Guilbert, s’étrécirent de désapprobation lorsque le refus fut opposé. Ivanhoé déclinait son offre.
Le noble saxon sentit la belle tressaillir.
« Très bien, acta la jeune femme en retirant ses mains.
— Rebecca, comprenez-moi je vous prie. Cette intimité, je refuse de la partager avec vous, explicita-t-il maladroitement.
— Bien sûr… pardonnez mon ingérence impudente, sire Ivanhoé. Trop souvent mon propos devance ma réflexion. »
Tournant le dos à son visiteur, la jeune femme considéra distraitement l’ouvrage posé sur un coffre, la broderie défiait sa ténacité dans des exercices trop méticuleux pour elle. Elle caressa les fils de coton entrelacés, savant assemblage qu’elle se contraignait à apprendre dans le dessein de devenir une bonne épouse.
Les secondes s’égrenèrent dans la scène figée de la chambre. Ivanhoé observait le dos de son amie dans une immobilité quasi-religieuse, le souffle gelé dans sa trachée. Le sujet de l’infécondité de son couple empoisonnait sa vie conjugale, et le laisser ainsi transparaître aux yeux de la plus tentante – voire tentatrice – créature que Dieu lui fît rencontrer s’apparentait à ses yeux à un sacrilège. Du moins se débattait-il avec cette idée dérangeante. Il déglutit et il lui sembla que le bruit de sa salive ravalée résonna sur les murs nus de la chambre, affichant une fébrilité peu coutumière chez lui. Rebecca s’apprêtait-elle à le congédier ? Le remercier pour sa visite et, froidement, l’éconduire ?
L’éconduire ? Comme un amoureux transi, comme un soupirant repoussé…
« Je suis peu avertie, vous vous doutez, de l’intimité que requiert le sujet qui vous intéresse, prononça-t-elle, toujours retournée et contemplant son ouvrage. Je suis sotte de proposer mon aide comme s’il s’agissait d’un vulgaire acte de soin, comme retirer une écharde, recoudre une plaie ou soulager un foie malade. Je suis contrite, pardonnez-moi…
— Non, …, non, balbutia le chevalier en se précipitant vers la brune et en l’enlaçant étroitement. Ne résumons pas mon refus à une proximité que vous ne partageriez pas avec moi, ou à ma volonté de vous tenir éloignée de tout ce qui est important me concernant. C’est tout le contraire… Rebecca… Rebecca… »
Perdue dans les bras puissants de son ancien amour, ne résistant pas à l’appel de son prénom psalmodié à voix basse contre son oreille dans une mélopée enivrante aux accents passionnels, la juive abdiqua et tourna le visage vers les yeux voraces qui guettaient sa reddition. Aussitôt, une large main empauma sa joue afin que l’idée même de renoncement ne pût s’exprimer, si tant est que telle folie s’invitât à la cérémonie. La faible distance qui séparait les deux cœurs s’évapora, comme aspiré par un ange ailé armé d’un arc et d’un carquois d’or, de flèches ardentes prêtes à être décochées. Un effleurement unit les deux fronts, améthyste et saphir se mirèrent l’un l’autre, stupéfaits de découvrir des nuances jamais décelées, des flammes fortes et rescapées dans le regard voisin. Oui, l’âme, quelque peu, leva le voile sur ses secrets les plus profonds, les plus inavouables. L’amour. La tragédie d’un cœur exposée à celui qui causa sa souffrance.
« Le temps réussira à vous offrir ce dont vous rêvez par-dessus tout, le souffleta-t-elle métaphoriquement dans un dessein de libération. Dieu éprouve votre patience et votre foi en lui, Wilfred. Cependant, il n’ignore rien de votre courage et de votre abnégation. Il ne doute pas un instant que vous sortiez vainqueur de ce combat qu’il vous inflige. »
Sidération.
Sans même soustraire sa beauté d’entre ses mains, elle parvenait à lui échapper. Les traits ténébreux du chevalier se froissèrent, l’arcade sombre de ses sourcils se contracta dans une violente contrariété. Rebecca eut tout le loisir de contempler la frustration investir le regard de son vénérable invité. Ses yeux échouèrent sur la bouche agressive qui réprima un tremblement. Avait-il osé espérer un baiser ?
« Dieu ne se contente pas d’éprouver ma patience, belle Rebecca. » avoua le saxon en défaisant son emprise sur la femme qu’il avait ceinte de bien inconvenante manière.
Devoir retrouver la pleine et entière disposition de son corps s’avéra pénible pour la brune qui tituba légèrement avant de reprendre équilibre et contenance. Qu’étaient donc ces vertiges qui assaillaient son crane en simultanéité de ces fourmis attaquant son ventre.
« L’amour vainc tous les obstacles, asséna-t-elle d’une voix faible qui afficha sa détresse aux yeux d’Ivanhoé.
— L’amour revêt tant de visages différents, nuança-t-il en esquissant une caresse vers le visage désormais intouchable de Rebecca. »
Caresse avortée.
Un ange passa. Puis deux. Trois. Tous quittèrent la place.
« Quel a donc été mon rôle dans les aventures que nous avons partagées ? s’enquit-elle soudain, comme frappée d’illumination.
— Votre rôle ? répéta-t-il. Je ne comprends pas.
— Durant ces années loin de vous, je me suis interrogée sur le rôle que votre Dieu m’avait fait tenir auprès de vous, Ivanhoé… et auprès de Brian de Bois-Guilbert également. »
L’expression d’Ivanhoé vira à la grimace.
« Le temps éclaire différemment les événements traversés, ajouta la juive.
— Qu’entendez-vous par là ? rebondit Wilfred, non sans une certaine animosité.
— N’ai-je été qu’une tentation ? Un désir que le Diable nicha dans vos ventres mâles. Vous, Wilfred d’Ivanhoé, combattant éclairé par la lumière céleste, adoubé par les dieux et par leur émissaire sur cette Terre, Richard Cœur de Lion lui-même ; vous, tenté par une mécréante juive.
— Jamais je n’ai pensé cela, dénia le chevalier.
— Nul grief, mon ami, vous vous en êtes admirablement sorti. Oui, vous avez vaincu la tentation et êtes retourné, auréolé d’un triomphe sans possible contestation, dans le giron chrétien. Vous m’avez délivrée de la barbarie normande dans un combat épique et sanglant. Ainsi vous prouviez aux yeux de tous que votre Dieu ne me condamnait pas, que j’étais donc innocente. Je recouvrais ma liberté et dans un suprême et dernier acte de bravoure, Wilfred d’Ivanhoé, vous vous unissiez au symbole d’amour dans toute sa splendeur, vous renonciez au péché. »
Ici, Rebecca reprit son souffle, calma le saccage dans sa poitrine, chassa le pourpre de ses joues et offrit à son vis-à-vis la profondeur d’un regard où se mêlaient admiration et renoncement.
« Dans cette histoire, Lady Rowena est à la fois symbole de l’honneur saxon bafoué par les ennemis normands et allégorie chrétienne dans ce qu’elle a de plus vertueux et de moral. Oui, Wilfred d’Ivanhoé, vous épousâtes celle qui vous seyait merveilleusement, celle que Dieu vous destinait. Et chaque jour nouveau, je loue la loyauté et l’intégrité qui furent vôtres. Quant à mon rôle auprès de vous, il reste aujourd’hui opaque et incernable, même pour moi. Une tentation ?
— Je conteste votre version, rétorqua le saxon après quelques secondes où il fut sonné. »
Oui, il contestait. La vision de Rebecca ne reflétait qu’une part de la vérité, celle dont elle s’était convaincue, une version édulcorée et sans nuance de ce qu’ils avaient été l’un pour l’autre.
« Contestez si vous voulez Wilfred, pour la forme, mais reconnaissez à ma version une réalité compatible avec ce que nous avons traversé.
— Je refuse de vous considérer comme une tentation. D’ailleurs, il me semble que jamais nous n’avons évoqué ensemble mon attirance pour vous.
— J’ai dit que je m’interrogeais sur ce point particulier. Peut-être ai-je seulement rêvé cela, avoua-t-elle, penaude. Ça s’appelle prendre ses rêves pour la réalité.
— Non, balbutia le chevalier, soucieux d’honnêteté. Mon trouble était bien réel… mais ne se nichait pas dans mon ventre comme vous semblez le croire. »
Rebecca maudit la luminosité ambiante qui déflorait, aux yeux de son hôte, comme sa remarque touchait son cœur. La soie de ses cils se gorgea d’eau salée et elle lutta pour que son souffle ne s’emballât pas de nouveau.
« Il s’avère que vous ne fûtes pas le seul. Pour votre ennemi normand, bien que différent de celui qui vous tarauda, c’est également un désir pour ma personne qui naquit. Je plongeai Brian de Bois-Guilbert dans de sombres affres dont il ne réchappa pas.
— Vous plongeâtes Brian de Bois-Guilbert dans de sombres affres ? répéta, hagard et encoléré, le jeune et vaillant chevalier. Vous vous accusez d’une responsabilité qui n’existe pas. Dieu ou le Diable sont innocents dans l’affaire, tout autant que vous. Nous nous heurtions juste à la folie d’un homme ! »
Souhaitait-elle le faire sortir de ses gongs ? Évoquer la pire engeance qu’il avait combattue ne pouvait servir que cette volonté.
« Mon attachement à votre personne n’est en rien comparable à celui que Bois-Guilbert revendiqua, compléta le héros. Dois-je vous rappeler comment cet homme vous a enlevée ? Comment il vous a séquestrée, poursuivie de ses assiduités ? Comment il a été prêt à vous sacrifier parce que vous ne répondiez pas à ses sollicitations. Je prends comme une insulte d’être mis en balance avec cet individu à la vilénie indiscutable.
— Je vous trouve bien mordant mon ami. Il faut rendre justice aux sentiments que je lui ai inspirés.
— Pardon ? feignit-il la surprise. Sentiments ?
— Il m’aimait.
— N’employez pas ce verbe, Rebecca ! se fâcha Wilfred. Ignorez-vous ce que signifie aimer ?
— Vous ignorez ce que lui et moi avons partagé, la démesure de ses mots…
— Et de ses actes !
— …reflète la passion violente qu’il nourrissait pour moi.
— Vous qualifiez d’amour ce qui n’était que désir brut et animal. De la concupiscence, ni plus, ni moins !
— Vous semblez opposer amour et désir, mais n’y a-t-il pas de désir dans l’amour ? »
L’orage dévastait sa clairvoyance. Bien que Wilfred parvînt à maîtriser les bouffées de jalousie qui l’assaillaient sans relâche, il se laissa dévorer par la haine incommensurable qui l’avait opposée au templier.
« Bien sûr, reconnut Ivanhoé. Amour et désir sont inextricablement mêlés. Cependant…
— Je vous jure Wilfred que Bois-Guilbert m’aimât de sentiments nobles et purs.
— Le prisme du temps déforme vos souvenirs, balaya-t-il d’un geste ample et énervé, vous enjolivez la violence de sa passion, vous niez qu’il voulut vous contraindre.
— Il ne m’a pas contrainte ! Oui, lors de mon enlèvement et des jours qui ont suivi, il s’est révélé brutal et impétueux, mais au fil de nos échanges, à mon contact, il se radoucit, il devint tendre, même. Certes, de ses assiduités toujours il me poursuivit, mais ses sollicitations se teintèrent de respect, de profond désarroi.
— Et vous fûtes touchée ? s’enquit le chevalier d’un timbre laissant deviner la blessure de son cœur.
— Parfois, confia la brune prolixe, dans mes songes il me rejoint. Je revois son visage sauvage à l’assurance conquérante, j’entends sa voix autoritaire. Il me susurre alors ces mêmes mots qu’il me servit moult fois et auxquels je restai sourde.
— Regrettez-vous ?
— Si j’avais répondu à sa folie, si je lui avais laissé seulement une chance, le destin eut été bien différent, poursuivit-elle le regard dans le vague, indifférente au mal distillé. Vous n’eûtes pas à livrer bataille pour me délivrer.
— Lui, vous avait abandonnée à votre sort. Lui, devenait votre bourreau. Cet homme méritait-il que vous vous preniez d’affection pour lui ? Il vous jetait au bûcher parce que vous vous refusiez à lui. Est-ce ce genre d’hommes qu’il vous plaît d’aimer ? »
Les réflexions du héros l’envolèrent loin de l’endroit où Rebecca et lui estoquaient par le verbe. Un terrain mouvant l’accueillit en son sein, poisseux et impénétrable. Ici, deux hommes se livraient une lutte à mort pour l’éternité. Ivanhoé et Bois-Guilbert.
Bois-Guilbert ne se résumait pas aux actes nauséabonds dont il s’était rendu coupable. La relation qu’il avait nouée avec Rebecca, bien plus complexe qu’elle n’y paraissait, s’enluminait, par moments, au gré des sacrifices que le normand avait consentis par amour pour la belle forteresse imprenable ; jusqu’au dernier, le plus spectaculaire, le plus inattendu. Il avait donné sa vie pour sauver celle de Rebecca. Même si le chevalier refusait encore et toujours de colorier autrement qu’en victoire à son actif son affrontement final, le doute s’était insidieusement insinué. Le normand retors avait coulé sur la juive un regard d’une profondeur abyssale avant de se laisser toucher mortellement par la hache de son ennemi, sans user de son talent indéniable pour le duel. Sa mort valait vie pour elle. Cette considération, factuelle et tragique, avait-elle signé l’issue de leur combat ? Était-ce volontairement que Bois-Guilbert avait trépassé ?
Ivanhoé s’était positionné face à Rebecca, haletant. Lentement, elle parut reprendre pied dans la réalité, ses yeux se posèrent sur le visage du noble saxon et elle vit avec effroi comme il était ébranlé par les incertitudes qu’elle venait d’étaler et par ses tergiversations.
« Non, bien sûr que non Wilfred ! se reprit-elle. Certainement suis-je nostalgique des sentiments que j’ai réussi à susciter il y a fort longtemps. Sentiments suffisamment puissants pour qu’un homme proposât quelques extravagances que vous semblez fustiger. Abandonner son rang, son nom, ses possessions, déserter son ordre, renoncer à ses croyances pour vivre sa passion avec moi. »
Les dernières paroles prononcées ramenèrent le preux chevalier à la réalité temporelle.
Dans la fausse légèreté du timbre féminin et les sous-entendus à peine voilés, Ivanhoé devina une blessure vive, une détresse à laquelle il n’était pas étranger.
« Ma vaillance n’égale pas sa hardiesse. Est-ce là l’expression de votre conviction à mon égard ? » s’enquit-il, sincèrement préoccupé.
Leurs regards enchevêtrés, autrefois si prompts à communiquer au travers du silence de leurs lèvres, se sondaient en vain. Les griefs de l’une, assénés avec amertume, frappaient avec plus de violence qu’un fléau ; les regrets de l’autre, tus et à peine reconnus, rongeaient sa confiance et étiolaient l’évidence qui l’avait précipité auprès d’elle dès lors qu’il avait eu vent de son retour. L’un et l’autre, emmurés dans leur ressentiment, ne cédaient pas au bonheur des retrouvailles, protégeaient les secrets de leurs cœurs. Cependant, Rebecca fut choquée par la question que son sauveur venait de lui jeter à la conscience. Se pouvait-il qu’elle en vînt à remettre en question la valeur intrinsèque, l’indéniable majesté du plus noble chevalier qui foula les terres anglaises ?
« Mille excuses, s’écria-t-elle en tombant à genoux devant le héros, contrite de la désobligeance avec laquelle elle venait de le traiter. Quelle ingrate je suis ! J’ose faire des reproches à votre probité, alors que Dieu m’enjoint à l’encenser. Blâmez mon égoïsme, réprouvez mon ingratitude, mon ami. Vous avez sous les yeux…
— Taisez-vous, ordonna le chevalier en s’agenouillant auprès de sa guérisseuse, relevant précautionneusement son menton afin de contempler les prunelles honteuses et chagrinées. Ne salissez rien de ce que vous êtes. La plus adorable créature du monde… Vos reproches, Rebecca, je les mérite pleinement, j’ose même dire qu’ils me ravissent. Ils dévoilent à mes yeux tout l’attachement que vous nourrissez encore pour ma personne. »
La pulpe de son pouce suivit délicatement le sillon d’une larme échappée.
« Est-il vrai que l’inclination que vous m’inspirez vous est toujours précieuse ?
— Plus que tout, avoua-t-elle sans ciller devant la relative audace de son aveu. »
La simplicité d’un sourire radieux accueillit la confidence espérée.
« Relevez-vous, je vous prie. »
Avec l’élégance inhérente à son rang, Ivanhoé regagna en hauteur et entraîna Rebecca dans son sillage. Sans attendre une quelconque autorisation, il conserva dans sa poigne les doigts graciles et les présenta à ses lèvres. Délicatement, il déposa un baiser dénué de convenance. Ses lippes entrouvertes vinrent s’écraser dans une insoutenable caresse contre la sensibilité de l’index. Les paupières closes, conscient de quitter les rives de la bienséance, il goûta avec délectation les saveurs interdites.
Lorsqu’il releva le regard, il ne s’embarrassa pas de scrupule ; ses iris indigo pénétrèrent ses homologues dans une profondeur licencieuse et, sans vergogne, embrassèrent l’âme vertueuse de sa guérisseuse.
« Avant de vous rejoindre ici, j’ai parlé avec Isaac de certaines rumeurs vous concernant. » rompit-il la magie de l’instant, désirant aborder un autre sujet brûlant.
Sous l’effet de la surprise, Rebecca recroquevilla ses doigts toujours prisonniers afin de les soustraire au baiser d’Ivanhoé, puis se détourna vivement pour approcher le coffre sur lequel trônait son ouvrage. Pourquoi Dieu ne l’autorisait-il pas à lâcher prise complètement avec l’homme qui habitait ses pensées depuis quatre ans ? Chaque moment de grâce devait s’évanouir dans une estocade que l’un ou l’autre infligeait.
« Donc vous savez…, se contenta-t-elle de dire.
— Pourquoi vous mariez-vous Rebecca ? Aimez-vous ? questionna le héros sans s’embarrasser de fioritures.
— Est-ce là une question que l’on pose à une promise ? feignit-elle l’irritation dans l’espoir que leur conversation variât de sujet.
— Une promise ? Voilà un mot qui écorche mes oreilles lorsqu’il est utilisé pour vous décrire, Rebecca. Mais répondez-moi, pourquoi vous mariez-vous ? Aimez-vous ? »
La confusion du regard améthyste qu’elle lui laissa admirer lorsqu’elle éprouva le besoin de le considérer le conforta dans son idée.
« Votre expérience personnelle du mariage a généré chez vous une vision bien romantique de l’évènement, qui s’avère hélas n’être souvent qu’un arrangement politique, une occasion à saisir. Sachez que dans la réalité des hommes et des femmes de notre temps, l’amour n’est pas un prérequis au mariage, expliqua-t-elle avec une ironie froide.
— Alors pourquoi vous mariez-vous ?
— Dois-je justifier ma volonté ? se rebiffa la jeune juive en toisant sévèrement le chevalier.
— Abjurez-vous ?
— Jamais de la vie, aboya-t-elle avec hauteur. Dans votre conception de l’amour, il faut qu’une femme renie sa foi pour trouver grâce aux yeux de votre dieu afin qu’il consente à l’union. Ne vous en déplaise Ivanhoé, Edwin Brave-le-Grec n’exige de moi aucun sacrifice pour que je l’épouse.
— Ne vous méprenez pas, il ne m’en déplaît pas ! claqua sèchement Wilfred. Vous n’avez visiblement rien saisi de ma conception de l’amour ! »
À nouveau leur entretien virait affrontement. Tous deux joutaient en territoire peu habituel : la chambre d’une dame ; les hérauts claironnaient fort dans les cœurs, les coups aux plastrons pleuvaient. Leur amour démis, nié, ressuscitait dans leurs retrouvailles et ne parvenait à se faire entendre que dans les rancœurs que leur amertume faisait ressurgir. Les beaux yeux de Rebecca se gorgeaient de pluie, la voix de Wilfred résonnait de gravité.
« Seulement, vous avez la chance inestimable que votre père ne vous oblige pas à prendre époux et vous laisse libre de votre choix. En tant qu’ami sincère, il est légitime de m’interroger sur la nécessité de vous… – il hésita – engager auprès d’un homme que vous n’aimez pas.
— Il ne m’est pas désagréable.
— Il ne manquerait plus que ça…, ricana le saxon.
— J’eus beaucoup de chance qu’il fût charmé lorsqu’il me rencontra un matin au marché.
— Effectivement, ce point est étonnant, renchérit Ivanhoé, acerbe.
— Cessez vos sarcasmes.
— Soyez lucide Rebecca, en appela-t-il à la sagacité de la brune, voyez votre reflet, prenez conscience de votre beauté… »
Prestement, il se saisit d’elle par les épaules, la souleva pour la présenter à ses prunelles connaisseuses et, sans la moindre gêne, balaya d’un regard insistant les traits sublimes qu’il chérissait tant. Sans dissimuler son trouble, pire, l’affichant sans vergogne, Ivanhoé profita du spectacle ; et sa langue s’enhardit.
« Lorsque je vous vis pour la première fois, souvenez-vous, je fus le siège d’un ébranlement sans égal. Je tremblais, je bégayais, je restais interdit devant vous. Chacun de mes muscles se tétanisait sous l’émotion que je me refusai d’identifier. Je vous le confesse aujourd’hui, mon amie, l’effet de votre sidérante beauté agit sur moi comme elle agit sur chaque homme que la chance jette sur votre chemin. Il fut charmé lorsqu’il vous rencontra au marché ? C’est le sort que vous jetez à toute engeance masculine dont le regard se pose sur vous. Brave-le-Grec ne fait pas exception à la règle !
— Je ne me souviens pas que je vous fus si charmante. Vous ne me fîtes aucune proposition de mariage, il me semble, ajouta-t-elle dans un désir de défi. Contrairement à Brave-le-Grec. Il ne manque pas de courage, reconnaissez-lui cela. »
Ivanhoé relâcha Rebecca. Sa lâcheté passée ne lui était pas inconnue.
« Il n’exige pas que vous abjuriez mais, croyez-moi, lorsque vous serez épouse et époux il aura bel et bien quelques exigences à votre encontre. »
La glace du regard posé sur son corps de femme la fit déglutir. Sans travestir la sauvagerie de ses pensées, Ivanhoé l’observa se démener avec la gêne qu’il provoquait.
« Je suis, comme il convient, toute disposée à satisfaire pleinement mon époux, osa-t-elle avec presque arrogance, brandissant son courage et sa fierté devant elle pour combattre. Edwin aura tous les droits d’exiger de moi le devoir conjugal et je m’y emploierai avec… »
Aucun mot ne se suggéra et Rebecca demeura mutique un instant.
Ivanhoé soupira de lassitude et agita la tête, dépité. Ce mariage était une erreur qu’il ne comprenait pas.
« Pourquoi vous mariez-vous ? s’enquit-il une nouvelle fois.
— Avec dévouement, compléta la brune dans un désir d’honnêteté.
— Vous imaginer appartenir à un autre homme que moi est une souffrance insupportable, confia le chevalier d’une voix d’outre-tombe, incapable de masquer la grimace qui déformait sa moue.
— Ivanhoé…, murmura la brune »
Souhaitait-elle le faire taire, le rappeler à la raison ? Compatissait-elle ? Pourquoi ce pas vers lui et puis cette hésitation qui la fit frémir ?
« Nous ne pouvons pas nous aimer, asséna la jeune femme avec une lucidité douloureuse.
— Je ne l’ignore pas, mais je vous aime quand même. »
Bien que ces paroles fussent prononcées, le silence résonnait dans la pièce, lourd et oppressant. Il est étrange comme tout peut paraître silencieux, âmes et objets unis dans un même mutisme, anges et esprits célestes bâillonnés, aux portes de l’évanouissement, tandis que deux cœurs s’épanchent, usant de mots, de souffles et d’ondes pour communiquer. Mais sans troubler le silence ; ce silence à la fois complice et sévère.
« Moi aussi je vous aime. »
La main chaude pour réconforter sa joue était un appel irrésistible.
Tendresse, voulut-il réclamer.
Répondant à la requête muette, elle vint se couler dans ses bras. Lentement il l’accueillit contre lui, doucement, il resserra son étreinte, délicatement il posa ses lèvres sur son front. Il goûta son parfum, effleura ses cheveux dans un geste à l’évanescence céleste.
Défaire ses tresses. Précautionneusement, dénouer sa chevelure, y pénétrer les doigts, étaler l’épaisseur ébène sur la blancheur de son lit. Calmer son souffle. Là, la rassurer.
Brutalement, il rouvrit les yeux. Se perdre ainsi dans des rêves inaccessibles était indécent et son cœur s’y abîmait.
« Il m’est pénible de profiter ainsi de vous, avoua Rebecca, soufflant dans le cou du héros le vent de la tempête ressuscitée. Imaginer quelle aurait été ma vie à vos côtés est à la fois un doux fantasme et une cruelle déconvenue, comprenez-vous ?
— Ce sentiment est partagé, dit-il sans défaire son enlacement, mais ma volonté refuse de vous laisser vous échapper. Vous garder auprès de moi est un ordre supérieur auquel je ne peux ni ne veux contrevenir…
— Pourtant... »
Lovés l’un contre l’autres, ils savourèrent l’instant présent, le firent durer autant qu’il fut possible, mais le temps est assassin et, bientôt, les consciences se rebiffèrent. La séparation fut actée d’un tacite accord. Les corps s’éloignèrent l’un de l’autre.
« Pourquoi vous marier Rebecca ? Cette décision est insensée. » revint-il au combat tandis que l’objet de son désir s’était évaporé d’entre ses bras.
Les yeux merveilleusement aquarellés à l’encre violette renoncèrent à feindre et la bouche énonça clairement la vérité.
« Il me faut un protecteur.
— Un protecteur ? répéta le saxon, incrédule. Mais pourquoi donc ?
— Vous avez parlé à mon père, ne vous a-t-il pas dit ?
— Dit quoi ? pressa le chevalier.
— Je hais le monde, cracha-t-elle son désarroi tout en s’éloignant de la source de son émoi pour gagner en clairvoyance. Jamais mon peuple ne sera en sécurité, toujours, j’en ai crainte, il sera persécuté. Mon père vous a-t-il énuméré les difficultés et infâmies qu’il nous fallut affronter durant notre exil ?
— Non, pas vraiment. Il lui répugnait visiblement de me raconter vos mésaventures.
— Nous avons essuyé quelques pogroms durant notre voyage. Votre roi, Richard Cœur de Lion lui-même, en a fomenté quelques-uns.
— Rebecca, murmura Wilfred, réticent à ce que son roi et ami soit ainsi mis en accusation.
— Savez-vous comment le roi Plantagenêt finance les croisades qui lui tiennent tant à cœur ? persévéra la fille d’Isaac avec une langue décidément bien affûtée.
— Poursuivez, encouragea le saxon, sourd à la provocation. Que souhaitez-vous me faire entendre ?
— Notre fortune n’est plus, engloutie par l’avidité de vos coreligionnaires, feula la juive mortifiée et encolérée. Nous sommes ruinés, il n’y a pas d’autre mot. Souvent il nous fallut acheter notre sécurité, notre droit de passage, notre droit de vivre, tout simplement. J’imagine comme pour vous cela n’a pas de sens, vous ignorez quel funeste destin guette mon peuple.
— Je ne suis pas indifférent au destin de votre peuple et je ne cautionne rien des exactions dont vous fûtes victimes. Je les qualifie d’injustices et n’ai point peur de claironner haut et fort mon opinion en public
— Je le sais Wilfred…, je le sais, modéra-t-elle son propos, souhaitant apaiser le tumulte de son sang. Ne commettez pas telle sottise, cela n’arrangerait rien à nos affaires ; au contraire, vous soulèveriez animosité et suspicion. Ne vous aurais-je pas encore ensorcelé ? »
Le sourire qu’elle lui offrit avait perdu de son éclat.
« Pour sûr, je le suis, confia-t-il sans réserve en la dévorant des yeux.
— S’il-vous-plaît mon ami, ne badinons pas.
— Ne méprisez pas ma sincérité, revendiqua le chevalier, mais j’accepte de taire mes sentiments si tel est votre vœu. Cependant, je n’ai toujours pas saisi précisément les raisons qui vous poussent au mariage si urgemment.
— Vous avez devant vous, Wilfred, une pauvre femme apatride et sans moyen. Je me moquerais bien de ma condition, ne vous méprenez pas, la pauvreté n’est pas honteuse. Mais il y a mon père et il se fait vieux. Chaque jour nous risquons de tomber sous le joug de chrétiens cruels désireux de passer à la broche quelques juifs sans défense. Je me dois d’en préserver mon père.
— Je suis désolé, reconnut le héros en s’approchant de son obsession afin de la réconforter. Je comprends votre désarroi.
— Non ! l’arrêta-t-elle, main levée. Gardez votre pitié, elle est la pire offense que vous puissiez me faire !
— Pitié ? Je n’ai pas pitié de vous, Rebecca, vous m’êtes si précieuse, vous ne m’inspirez que du respect.
— Alors respectez mon choix de me marier ! Edwin possède quelques bien, des serfs, une ferme, du bétail, qui nous mettront à l’abri mon père et moi le temps nécessaire. Isaac est vieux et sa santé est fragile, il ne peut plus assurer ma protection comme il l’a toujours fait ; c’est désormais à moi d’assurer la sienne. Je me dois de préserver les vieux jours d’un homme bon qui fit mon bonheur depuis ma naissance. »
Ivanhoé resta planté devant celle qu’il admirait, sans réaction. Tournoyaient dans son esprit les informations que Rebecca venait de lui jeter ; s’y mêlaient des idées insensées, toutes destinées à lui éviter le sort qu’elle s’était elle-même choisi.
« J’ai la chance immense que cet homme consente à m’épouser sans exiger que je me convertisse. J’élèverai son jeune fils avec toute la reconnaissance que je lui dois, j’essaierai de lui offrir d’autres enfants…
— S’il vous plaît, murmura le chevalier en détournant le visage pour qu’elle ne voie pas sa contrariété.
— Il a promis de veiller sur père et moi.
— Pourquoi ne pas vous être présentés à moi ? rugit soudain le chevalier, considérant à nouveau la femme pour laquelle il avait pressé son destrier et qui semblait avoir décidé de son destin.
— Pardon ? hoqueta-t-elle, interloquée par le ton plein de reproches.
— Nous nous sommes mutuellement venus en aide, autrefois. Pourquoi ne pas être venus me voir pour me décrire votre situation ? Ne suis-je pas votre ami ?
— Jamais je ne viendrais vous implorer.
— M’implorer ne vaut-il pas mieux que vous unir à un homme que vous n’aimez point ?
— Vous implorer pourrait-il sauver le monde que je m’y refuserais tout autant ! déclama-t-elle, magnifique de fierté. Interrogez vos désirs, Ivanhoé, me voir m’agenouiller devant vous pour en appeler à votre générosité vous galvaniserait-il à ce point ? »
Il réfréna l’envie de la saisir violemment pour la ramener à la raison. En lieu et place de cette coupable et fugace pulsion, il posa un genou à terre devant elle.
« Placez-vous sous ma protection, implora-t-il humblement en baissant la tête.
— Ivanhoé, relevez-vous, requit la juive en posant les mains sur les nobles épaules.
— Sans la moindre hésitation Rebecca, je me prosterne devant vous et vous enjoins à accepter ma proposition. Mettez-vous, Isaac et vous, sous ma protection.
— Cela n’est pas possible… Relevez-vous.
— Et pourquoi donc ? s’encoléra le saxon, les yeux fâchés, n’affichant aucune intention de reprendre de la hauteur.
— Je suis engagée, avança-t-elle avec une fébrilité qui plut à Ivanhoé.
— Je me fiche de cela ! Votre union n’est pas célébrée encore, votre liberté est entière.
— Non Wilfred. Edwin et moi avons déjà évoqué une date, les préparatifs, les invités…
— Pppfff, persifla le chevalier, rien d’officiel, je fais mon affaire de cela. J’irai moi-même négocier avec Brave-le-Grec.
— Que pensera-t-on de moi ?
— Que votre cœur n’est pas à vendre !
— C’est une folie ! répondit-elle après un laps de temps qui laissa deviner comme la proposition était tentante.
— Dites oui ! »
La brune esquiva, fit volte-face et s’éloigna de quelques pas dans une démarche légère et aérienne. Une sorte d’euphorie emplissait la pièce de manière palpable ; une joie diffuse ; une allégresse qui se dilatait et envahissait les cœurs ; la promesse d’un avenir radieux… peut-être.
« Qu’entendez-vous par me mettre sous votre protection ? questionna-t-elle en se retournant brusquement, laissant deviner quelque tracasserie.
— Nous discuterons des modalités ensemble, proposa-t-il en se relevant, l’urgence est de défaire votre arrangement.
— Souhaitez-vous que je vous appartienne ? prononça-t-elle sans sourciller, posant un regard grave sur son vis-à-vis. »
Ivanhoé en eut le souffle coupé. Un instant, il envisagea de lui sauter dessus et de laisser ses instincts mâles s’exprimer.
« Souhaitez-vous m’appartenir ? » interrogea-t-il en retour, avec retenue.
L’orage qu’il découvrit dans les yeux de son amour laissa entrevoir comme la réponse à sa question ne revêtait pas d’évidence.
« J’ai ouïe dire que de nobles saxons fortunés installaient des femmes à la vertu discutable dans des maisons en périphérie de leurs habitations. Femmes qu’ils entretiennent et visitent régulièrement. Est-ce cela que vous projetez pour nous ?
— Non, non Rebecca, ne vous imaginez pas de telles horreurs !
— Lady Rowena en mourrait, lança-t-elle avec hargne.
— Jamais, je vous jure, je n’ai souhaité faire de vous une illégitime.
— Mon père en mourrait, renchérit la brune, dardant ses améthystes indignées sur le chevalier.
— Nous trouverions une belle demeure pour vous et Isaac. Nous la choisirions ensemble, j’engagerais des gens pour vous servir, vous n’auriez plus à vous soucier de ce qui est matériel, je pourvoirais à tout. J’assurerais votre protection en tout temps, en tout lieu. Vous pourriez vous consacrer à votre passion pour les plantes et soigner ceux qui sollicitent votre aide.
— Le projet est tentant, terriblement, mais pour quelle raison viendriez-vous à notre secours ?
— Par amour pour vous, avoua-t-il sans sourciller. »
Les dents à la blancheur éclatante vinrent mordre la framboise des lèvres tentées par l’envie de répondre à la déclaration.
« Lady Rowena consentirait-elle ? demanda naïvement la brune.
— Je crois en son intelligence et elle vous a, votre père et vous, en grande estime.
— L’estime aura-t-elle raison d’une légitime jalousie ?
— Je veillerai à apaiser ses craintes. »
Échappant au feu de la conversation, Rebecca se déplaça, contourna Wilfred d’Ivanhoé pour se poster à une fenêtre. Le chevalier admira l’allure altière. Plissant les yeux pour mieux distinguer les intentions de sa protégée, il perçut une hésitation.
« Vous ne m’aimerez donc pas ? verbalisa-t-elle l’objet de son désarroi.
— Oh Rebecca, grommela-t-il en se précipitant vers elle pour l’étreindre, je vous aimerai comme il vous plaira que je vous aime. Secrètement, silencieusement. Chastement si tel est votre désir… ou… autrement. »
Il temporisa et l’enlaça plus étroitement, attirant le regard embué sur ses lèvres impatientes. Ses bras avides se crispèrent autour du corps auquel il était prêt à renoncer.
« Votre proposition, Wilfred, n’est pas sans en rappeler une autre que vous condamniez il y a quelques minutes à peine.
— Ne soyez pas injuste avec moi. Je vous aime d’un amour coupable, certes, mais sincère et non exigeant, sinon de votre bonheur. »
Elle ferma simplement les yeux, soustrayant ainsi sa conscience à la scène, mais demeura immobile, le cou tendu, les lèvres offertes.
« Comme il me plaira d’être aimée ? » répéta-t-elle sans ouvrir les yeux.
Dans sa poitrine, son cœur se déchaînait. La vision merveilleuse de son rêve devenu réalité l’émouvait au point qu’il perdait pied. Acceptait-elle ?
« Consentez-vous à vous placer sous ma protection ? insista le chevalier galvanisé.
— Chut mon ami, susurra Rebecca, immobile et toujours tournée vers lui, paupières closes. Dans l’instant un autre sujet mille fois plus urgent me préoccupe, ne voyez-vous pas ? »
Le silence qui accueillit sa réplique exprima le trouble du saxon. Perdue dans l’obscurité de son émoi intérieur, la brune pressentit que le héros avait cerné son désir. La pression autour de sa taille s’affermit et, tremblante, une main quitta sa hanche pour capturer sa joue. La chaleur qui fusionna leurs épidermes à cet endroit précis irradia dans tout son corps et une impatience naquit au creux de son ventre. Une impatience tourbillonnante et peu farouche qui, bientôt, accosta sa poitrine, migra dans sa gorge, puis plongea entre ses cuisses.
« N’ouvrez surtout pas les yeux. » chuchota Ivanhoé à son oreille.
Sa voix parut plus grave, plus fiévreuse, plus lourde.
Rebecca serra très fort les paupières, à se les fendre, et l’exquis tableau soutira un sourire ému à la bouche masculine. Appréhendait-elle ?
Lentement, Wilfred approcha ses lèvres habitées de milliers de papillons. L’avidité le pressait à hâter sa course, à conquérir, à s’approprier ; mais il tempéra ses ardeurs, soucieux de cueillir et de savourer, d’honorer. Lorsqu’enfin il accosta le souffle inconstant, comme craintif, le temps se déroba, les intentions s’enflammèrent.
Ainsi était un baiser. Une myriade d’émotions et de sensations. Un souffle partagé, une ouverture dans le cœur de l’autre dans laquelle s’engouffrer et se réchauffer, une communion au goût sucré. Rebecca succombait à la tempête des lèvres sur les siennes. Le contact primaire, chaste et respectueux, laissait place désormais à de larges embrassades, à une visite plus profonde et inquisitrice, à un ballet suave. Mue par un instinct originel, elle usa de sa langue, de ses lèvres et fit montre d’audace et de hardiesse. Le sourire d’Ivanhoé la combla et le baiser dura, s’embrasa.
Conquise par un plaisir étrange et inconnu, Rebecca concéda un soupir délicieux. Le chevalier, encouragé, la ceignit plus étroitement, la positionna dans le creux de ses bras et l’embrassa dans une fougue suffocante.
« Je veux ouvrir les yeux, souffla-t-elle naïvement, étourdie de plaisir.
— Regardez-moi Rebecca, regardez-moi, supplia le héros. »
Les regards s’entremêlèrent sans que cesse le baiser, la passion s’insinua, le désir s’insinua ; et les destins se définirent.
oOo
Lorsque Wilfred d’Ivanhoé reparut au rez-de-chaussée, Isaac d’York patientait dans son fauteuil près de la cheminée ; il semblait attendre. L’air sombre et grave qu’il affichait trahissait sa grande contrariété. Tandis que le chevalier descendait les marches, le cœur rasséréné et en proie à une farandole virevoltante, il pressentit qu’il lui faudrait également gagner à sa cause le père de sa bien-aimée pour concrétiser ses désirs les plus ardents.
« Votre sourire béat m’interpelle, Wilfred, déclama le vieil homme d’une voix froide et acerbe. Revoir ma fille vous comble visiblement de joie.
— En doutiez-vous ? rétorqua le saxon avec douceur. Rebecca et moi sommes heureux de nous retrouver. »
Désormais face au juif, le héros ne bougea plus, prêt à affronter le désaccord du patriarche.
« Le sujet de ses noces fut-il abordé ? questionna le marchand.
— Isaac, souffla le brun vigoureux, votre fille n’épousera pas Brave-Le-Grec. »
Un frisson de désappointement secoua la vieille carcasse. Une colère naissante se mêla à sa fébrilité.
« J’imagine que l’on vous doit ce revirement ? »
Ivanhoé chut aux genoux de son ami, affligé de le blesser de la sorte, il posa son front coupable sur les maigres cuisses, captura les mains osseuses et les plaça dans l’épaisseur indomptable de sa chevelure.
« Je vous aime comme mon propre père, confia-t-il sous la caresse. Je ne souhaite que votre bonheur et votre sécurité à tous les deux.
— J’ai donné mon consentement pour ce mariage ; ma parole n’est pas dénuée de valeur, prononça, inflexible, l’apatride.
— Je sais Isaac ; j’admire et respecte votre dignité et votre grande probité, murmura le chevalier contrit aux pieds du vieux sémite. Seulement, j’aime votre fille.
— Et elle vous aime également ! Vos sentiments je les ai réalisés peut-être avant vous-mêmes. Mais Wilfred, il est trop tard pour vous deux, raisonnez-vous ! »
Ce disant, Isaac d’York se releva, laissant son hôte hagard choir sur le sol.
« Vous avez eu votre chance, sire Ivanhoé, chance que vous avez ignorée sciemment. Votre choix s’est porté sur la pupille de votre père, lady Rowena ; vous élûtes la noble blonde, saxonne et chrétienne aux dépens de la brune juive apatride.
— Ce choix, mon ami, tenta de justifier le chevalier, fut dicté par le devoir. Mon mariage signait la réconciliation entre mon peuple saxon et les normands envahisseurs. Stupidement, je fis ce que la morale exigeait de moi. J’ai nié mon désir qu’indûment je jugeais égoïste. Sur mes épaules pesait le destin de ma patrie, avais-je seulement le choix ?
— Vous vous fîtes symbole et, par votre sacrifice, vous gagnâtes ma plus haute estime.
— Signifiez-vous qu’avant mon union avec Rowena, vous ne m’estimiez pas, questionna le saxon de nouveau sur ses pieds, campé et prêt au débat. »
Le juif pesta entre ses lèvres.
« Vous savez bien que mon estime vous fut acquise dès notre rencontre. Je désapprouve pourtant, aujourd’hui, vos manœuvres pour détourner Rebecca de son fatum. Je les désapprouve et ne les comprends pas.
— Lorsque je pris Rowena pour épouse, ma jeunesse aveuglait mon cœur, expliqua le saxon dans une volonté de sincérité. Naïvement, je crus pouvoir dompter les élans que tous auraient condamné s’ils en avaient eu connaissance. Aimer une juive ; quelle hérésie ! Je crus que ce qui me liait à mon amie de toujours, la seule femme qui comptait pour moi jusqu’à ma rencontre avec Rebecca, était le sentiment le plus juste et le plus profond qui soit. Je déchantai vite, Isaac ; si vite…
— Taisez-vous ! scanda le vieillard. Vos lèvres réclament et justifient l’adultère. Je ne puis cautionner votre discours, même si je lui donne crédit. Je ne doute pas de votre cœur, Wilfred, vous le savez, mais vous êtes un héros, et le cœur d’un héros ne varie pas.
— Non, je ne suis pas un héros, est-ce cela que vous souhaitez entendre ? rétorqua Ivanhoé, dépité. Cependant, mon cœur ne varie pas, c’est un fait. J’aime votre fille depuis le premier regard. Fustigez-moi pour ma lâcheté, pour mon irresponsabilité, mais pas pour mon inconstance. »
Colère ou chagrin ?
Isaac ne parvenait pas à dominer les émotions qui déferlaient en lui dans un vacarme assourdissant. Son ami, le vaillant chevalier Ivanhoé, avait trahi sa confiance. Il avait anéanti ses espoirs de marier sa fille et de la soustraire au funeste destin auquel sa foi la condamnait. Bien qu’Isaac semblât toujours enjoué, ses jours sur Terre étaient comptés ; sa chair, chaque matin, devenait plus faible ; ses forces le quittaient ; inexorablement. Confier sa fille à un homme bon – et Brave-le-Grec était de cette rare engeance – capable de la protéger et d’assurer son bonheur, était le dernier acte paternel qu’il s’était fixé.
Un autre sentiment le tourmentait et aiguisait sa langue : la déception. Le surhomme au courage prodigieux, miraculeux, qu’il avait secouru et qui l’avait secouru en retour, avait nourri en lui une admiration profonde, quasi béate. Ivanhoé l’avait ébloui par la valeur de son cœur, par ses actions désintéressées.
Un chevalier doit respecter la foi chrétienne et les enseignements de l'Eglise, assister à la messe, jeûner le vendredi, éventuellement combattre les infidèles et tous ceux qui violent la paix. Sa vie privée doit s'accorder avec sa foi : son épée sert également à défendre le faible et l'opprimé, la veuve, le pauvre et l'orphelin et pour pourfendre les malfaiteurs. La chevalerie est un engagement moral : un chevalier ne tue pas un ennemi désarmé.
Tel est le code d’honneur dont Ivanhoé s’affranchit pour s’élever davantage encore ; plus haut que tout autre représentant de son ordre. Il fit fi des considérations religieuses lorsqu’il fallut prendre le parti des juifs contre les normands, il risqua sa vie pour ceux que l’on appelait mécréants, il leur offrit son amitié sans exigence, accordant ainsi une faveur immense aux parias ; de la dignité. Par la grandeur de son âme, son altruisme et son esprit de sacrifice, il s’attirait l’adoration sans borne de Rebecca et de son père.
Et quatre ans plus tard, il détruisait tout ; par appétit, par injonction de son ventre. N’avait-ce été qu’un mirage, une intrigue diabolique ? Agissant sans morale, Wilfred blessait Isaac comme aucun autre homme avant lui. Et le chagrin coulait dans le corps usé comme une rivière en crue.
« Rebecca a hérité de la beauté de sa mère. Dieu, comme je déplore la sublimité de ses traits ! comme je hais les regards masculins que cela engendre ! vitupéra le père meurtri, serrant les poings de rage contenue. Je connais les doléances du ventre et le diktat du désir, je suis homme, tout comme vous. Seulement le code d’honneur que vous servez admirablement ne vous enjoint-il pas à la vertu et à la morale ? »
Le coup fut rude et Ivanhoé encaissa l’accusation de concupiscence en plein plexus.
« Il est question d’amour et de rien d’autre. La beauté de Rebecca régale mes yeux, il serait malhonnête de prétendre le contraire, mais effondrez cette beauté qui vous désole, je l’en aimerais tout autant.
— Je ne vous accuse pas, rectifia le vieil homme, je sonde vos motifs.
— Vous ne trouverez que flamme sincère et désintéressée.
— Et un désenchantement charnel dans votre mariage, ne le niez pas ! »
Une grimace accueillit la nouvelle estocade. Isaac bataillait pour l’honneur de sa fille chérie, Ivanhoé revendiquait la légitimité de sa quête.
« Pauvre Lady Rowena. » acheva le juif.
Ne dissimulant rien du déplaisir que lui procura la dernière réplique, le saxon ne censura pas sa langue.
« Isaac, écoutez-moi, je veux épouser Rebecca. »
Le héros implorait son hôte. Dans la pièce du rez-de-chaussée, le vieillard avait posé ses mains décharnées sur la table trônant au milieu des quelques meubles. Le front baissé, harassé de doutes, il courba l’échine, parut même défaillir.
« Cher ami, se précipita vers lui Ivanhoé, posant ses mains réconfortantes sur le dos fourbu. J’épouserai Rebecca. Ce ne sont pas des mots en l’air visant à susciter votre adhésion, mais bel et bien une promesse. C’est mon nom que je suis venu vous offrir aujourd’hui. Mon nom, mon honneur, ma vie. Tout ce qui est mien vous appartient désormais.
— Ha ! gronda le marchand chancelant. »
Les yeux noirs et perçants du père de Rebecca se posèrent sur les joues qu’il aurait aimé trouver honteuses, mais qui, à ce moment-même, se paraient des couleurs de l’espoir. L’homme qu’il avait naguère admiré au-delà du raisonnable pouvait-il avoir changé dans de telles proportions ? Ses qualités supérieures s’étaient évaporées et empestaient dorénavant l’infâmie.
« Je ne vous savais pas simple d’esprit ! bredouilla Isaac, sonné. Votre union est bénie par Dieu, par le roi, votre épouse est pleine de santé, votre bonheur est total d’après les confidences que vous me fîtes tout à l’heure. Que vaut pareille pirouette ?
— Mon mariage est infécond, osa le chevalier d’une voix tremblante, mon épouse n’est pas la femme que j’aime. Dois-je l’entretenir dans cette mascarade, dois-je m’obstiner dans une union qui refuse de se concrétiser et qui ne réjouit pas mon cœur ? Le bonheur de Rowena est mon premier vœu, et je fais le serment de m’y atteler sans délai. Certainement vais-je la blesser durement en demandant l’annulation de notre mariage mais je ne peux me résoudre au mensonge plus longtemps.
— Vous la précipiterez dans le déshonneur, cracha Isaac.
— Dieu m’en préserve, invoqua le brun ténébreux. Ses espoirs de vie avec moi seront brisés, je ne le nie pas, mais je jure que son honneur sera sauf, son bonheur sera assuré, matériellement, affectivement.
— Vous rêvez ! répliqua le marchand avisé. Mais admettons que vous parveniez à préserver celle que vous aviez élue, nulle éminence n’avalisera votre mariage avec Rebecca.
— Ceci sera mon combat, s’enhardit Ivanhoé, galvanisé par le scenario qui avait pris forme et recueilli tous ses espoirs. Mes forces, mon courage, toute mon énergie seront jetés dans l’affaire, et le Roi se rangera à ma volonté. Juifs et chrétiens se déchirent depuis des siècles, des ressentiments forts sont opposés au souverain.
— À juste titre, interrompit le juif. Vous connaissez les motivations de ses croisades, n’est-ce pas ?
— Tout à fait, reconnut le saxon et ami du roi Plantagenêt. J’offre au roi une réconciliation religieuse, un acte de contrition vis-à-vis du peuple persécuté, je lui offre l’occasion d’être reconnu comme le grand monarque de ce siècle, celui qu’il aspire à être. Il peut entrer dans l’Histoire.
— Wilfred, vous avez la tête dans les étoiles mais le cœur dans la boue ! résuma le juif avec lucidité. La devise de la chevalerie est Vaillance et largesse… »
Le feu dans la cheminée s’était éteint, faute de combustible. Un murmure crépitant, presqu’un sifflement, fut son dernier râle.
« Je suis conscient de déparer au milieu des chevaliers que nous évoquions en début de soirée, assuma le saxon, je dévoie visiblement le fameux code d’honneur encensé par les foules, je fais honte à la devise que vous m’opposez. Cependant, ma valeur n’est pas celle que je vois danser dans les yeux de mes admirateurs, celle-là m’est insignifiante, ne m’importe que celle que me reconnaissent les gens que j’aime. Votre considération m’est éminemment précieuse, Isaac. Vous m’avez confié tantôt comme l’expérience de la vie nuançait vos jugements. Louez l’amour que Rebecca et moi partageons, offrez-nous votre bénédiction et votre soutien ! Je vous jure que mon dessein est honorable.
— Comprenez, je vous prie, l’inquiétude légitime d’un père pour son enfant, conjura le vieil homme dans un sursaut.
— Comprenez que je suis prêt à tous les combats pour assurer le bonheur de Rebecca ; et le vôtre. »
Le juif soupira profondément et secoua sa caboche hirsute, le chevalier semblait ne pas réaliser l’incommensurabilité de la tâche qu’il présentait avec ferveur, exaltation et une touchante naïveté. Cependant – et Isaac en eut la plus inébranlable certitude – Ivanhoé aimait Rebecca d’un amour sincère. L’amour déplace des montagnes, lit-on dans l’évangile de Saint-Matthieu. D’un mouvement las mais bienveillant, le juif tendit la main au chevalier qui la saisit déféremment en s’agenouillant, avant de confier son front à la paume paternelle.