In Memoria
Il y avait un homme dans les tableaux. Elle en était sûre. Elle en avait déjà parlé à sa mère, mais
elle ne la croyait jamais ; elle disait que sa fille avait une imagination débordante depuis que la
petite famille avait fait cette sortie au musée, quelques jours auparavant. La petite s'y était perdue et
était revenue en racontant des tas d'histoires à propos de mannequins vivants, de tableaux mouvants
et de peluches absolument adorables. Son père, lui, disait que c'était une bonne chose que le musée
l'ait inspirée, qu'elle devrait songer à écrire des histoires pour enfants, et qu'un jour peut-être, elle
serait célèbre pour ça.
Pourtant, la petite Ib, neuf ans, ne mentait pas. Elle n'avait rien inventé de toutes ces choses
fantastiques et effrayantes qu'elle avait croisées au musée. Le seul problème, c'était l'esprit étriqué
de ses parents, qui l'écoutaient en arborant un sourire condescendant et qui pensaient « ce n'est
qu'une enfant ».
Il était sept heures du matin lorsque les trois membres de la famille prenaient leur petit déjeuner
du dimanche. Ib, comme toujours, mangeait à petites bouchées et buvait à petites gorgées, en
silence. Elle n'avait jamais été très bavarde, au point que ses parents aimants s'en étaient inquiétés
plus d'une fois ; mais il semblait que tout allait bien chez la demoiselle, qui ne s'encombrait tout
simplement pas de paroles inutiles, à la grande différence des enfants de son âge et de bien de
nombreuses personnes ayant atteint l'âge adulte. Ce matin là, Ib portait une robe bleue ; un bleu
lavande qui lui saillait à ravir.
Lorsque tout le monde eut fini de manger, la jeune fille se leva et se mit à gambader, chaussée de
ses ballerines crème, dans le grand couloir de la maison, où se trouvait le plus grand tableau que sa
mère avait en sa possession. De là, elle scruta attentivement le paysage qui était dépeint avec une
finesse des plus rares ; ses deux iris grenats fixaient la toile à la recherche d'un signe de sa
présence : celle de l'homme des tableaux. Après bien des balayages, ses yeux se posèrent enfin sur
la silhouette qu'elle recherchait. Un large sourire fendit le visage de la petite fille, qui s'empressa de
saluer poliment l'homme d'un signe de tête.
Une voix au bout du couloir lui fit tourner la tête. Lorsque la maîtresse de maison arriva,
curieuse de savoir ce qu'était en train de faire notre petite héroïne, celle-ci répondit simplement que
l'homme était revenu, et l'adulte éclata de rire avant d'ébouriffer les cheveux bruns de sa fillette. Ib
jeta de nouveau un œil au tableau, mais celui-ci ne contenait déjà plus son ami haut en peinture. Elle
l'avait effrayé, avec son rire qui sonne faux !
La brunette s'apprêtait à retourner dans sa chambre lorsqu'elle remarqua quelque chose. Un
morceau de papier semblait s'être glissé entre la toile et le mur. Curieuse, elle tendit la main et tira
doucement sur le papier mystérieux, dont l'entièreté était recouverte de couleurs. En y regardant de
plus près, on pouvait voir qu'il s'agissait d'un dessin plutôt enfantin.
L'on y voyait une petite fille et un homme se tenant la main, marchant tous deux dans un couloir
sombre, peuplé de créatures horrifiantes et de tableaux dont les sujets sortaient du cadre dans le but
d'attraper quelqu'un. Cela ressemblait beaucoup à ce que Ib racontait à ses parents, et la conforta
dans l'idée qu'elle n'avait pas rêvé à toutes ces aventures. Ou bien était-elle en train de rêver à ce
moment précis ?
Quoi qu'il en fut, Ib décida de croire à son histoire et sourit en direction du tableau, où l'homme
se trouvait à peine quelques secondes plus tôt. Si au moins elle pouvait être certaine de n'avoir rien
inventé, même si ses parents ne la croyaient pas, elle serait capable de passer à autre chose.
C'est la tête pleine de pensées qu'elle retourna dans sa petite chambre d'enfant, les yeux rivés
vers le dessin d'un homme dont elle avait oublié jusqu'au nom. Peut-être un jour se souviendraitelle. Peut-être un jour reverrait-elle ce monde auquel elle était sûre d'avoir appartenu pendant un
court moment. Peut-être qu'un jour, elle retrouverait son ami coincé dans les tableaux, et
qu'ensemble, ils trouveraient une solution afin de le sortir de là.
Ou peut-être que jamais elle ne devait se remémorer ces souvenirs, ni même passer à autre chose.