Always protect myself

Chapitre 1 : la Moisson... ou plutôt cette Moisson.

3603 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 10/11/2016 04:11

Il fait noir. Ceci dit c'est assez logique sachant que je n'ai pas encore ouvert les yeux. Je ne veux pas les ouvrir, pas aujourd'hui. Je voudrais rester allongée là, sur ce vieux matelas posé à même le sol, juste pour la journée. Rien qu'une journée. Après, ma vie pourra reprendre son cours gris et monotone pour une année encore. Tout ce que je demande, c'est d'échapper à cette journée. Cette journée maudite où la peur et l'angoisse me nouent l'estomac, me donnent la nausée, créent cette boule coincée dans ma gorge et me donnent l'impression de suffoquer comme un noyé qui cherche désespérément de l'oxygène. Et pourtant j'en ai, de l'oxygène. Comme pour convaincre mon corps qu'effectivement je dispose de tout l'air dont j'ai besoin, je prends une grande inspiration avant d'expirer lentement et profondément. Je répète l'opération plusieurs fois, espérant provoquer par là un quelconque apaisement... enfin je pense. Mais bien sûr ça ne fonctionne absolument pas. Ça n'a pas fonctionné les trois années précédentes, je ne vois pas pourquoi ça fonctionnerait cette fois-ci.

 

J'entends des voix juste en dessous de moi. Une première, douce, que je reconnaîtrai entre mille parce que cette voix c'est la première que j'ai entendue : celle de ma mère. Puis une seconde, elle aussi féminine et légèrement plus aiguë. Celle là, c'est celle de ma sœur. Et enfin la troisième voix, plus grave mais pas encore aussi profonde que celle de mon père : mon frère. Et dans chacune de leur voix, je perçois une certaine tension. Eux aussi ont peur aujourd'hui, mais ce n'est pas la même peur que la mienne. Parce que pour eux c'est fini, ils sont sauvés, ils ont survécu à toutes les Moissons susceptibles de les envoyer dans l'arène. Moi j'ai seize ans, ça veut dire que j'ai survécu à trois Moissons et il faut que j'en passe encore trois (en comptant celle d'aujourd'hui) pour enfin ne plus ressentir cette peur étouffante tous les ans. J'avoue les envier : ma sœur qui ne connaît plus ça depuis quelques années maintenant, mon frère qui a passé sa dernière Moisson l'année dernière, mes parents pour qui tout cela est loin désormais... Il ne reste plus que moi.

 

J'entends qu'on mentionne mon nom en bas, puis j'entends des pas dans l'escalier – qui se rapproche plus d'une échelle vaguement améliorée qu'autre chose – et enfin les pas qui s'arrêtent une fois arrivés en haut avant un discret « toc toc » contre la porte de la chambre. Je ne bouge pas. Je ne veux pas ouvrir les yeux. Ce serait commencer la journée, la rendre réelle en un sens. Tant que mes yeux sont fermés, c'est encore la nuit, la veille de la Moisson, un jour comme les autres. En revanche, une fois que je les aurai ouverts, ce sera trop tard. La Moisson sera bien aujourd'hui et je n'aurai d'autre choix que d'y aller, plus aucun retour en arrière ne sera possible. Et pourtant c'est avec les yeux toujours clos que je marmonne un vague « j'arrive » à l'intention de la personne derrière la porte – ma sœur sans doute. Et j'ouvre les yeux.

 

Mon regard se pose tout d'abord sur le plafond. En pente parce que l'étage est directement sous le toit. Je voudrais refermer les yeux aussitôt mais il est trop tard : le temps (ce vicieux !) a reprit ses droits et nous sommes bien le jour de la Moisson. Pfff... Je savais que je n'aurai jamais dû ouvrir les yeux. Je m'assieds donc sur le matelas et balaie la chambre du regard. Dans un coin se trouve le matelas de mon frère tandis que ma sœur dort avec moi, faute de matelas supplémentaire. Je les ai entendu se lever ce matin mais j'ai fait semblant de dormir parce que je voulais faire durer ce moment que je viens de quitter. Ce moment à la frontière entre deux jours, ce moment où on est encore « hier ». Je me lève donc, résignée à affronter cette journée puisque je n'ai pas le choix. Et mon ventre se tord dès que mes yeux se posent sur la robe en face de moi. C'est une robe simple, tout ce qu'il y a de plus ordinaire, bleue pâle. Mais c'est une robe. Et les robes, on ne les porte que pour les occasions spéciales. Et – bien malheureusement – la Moisson est une de ces occasion spéciales. Ma mère m'a donnée cette robe hier soir et j'imagine bien ce qu'elle pensait – et ce qu'elle pense toujours d'ailleurs : elle avait vu deux de ses enfants passer entre les mailles du filet, et sa petite dernière avait déjà fait la moitié du chemin. Nous – notre famille – y étions presque, plus que trois petites années et l'avenir de chacun était assuré... Et quel avenir : travailler le reste de notre vie dans l'usine de textile pour fournir toujours plus de vêtements au Capitole parce que c'est le rôle du district huit et avoir, comme ma mère, les mains usées à cause des colorants... que de belles perspectives en résumé. Mais c'est toujours mieux que d'être envoyé à l'abattoir.

 

Je soupire et saisis la robe. Le tissu s'est usé avec le temps. Je me dirige vers une bassine remplie d'eau, me munis d'un gant de toilette délavé et entreprends de faire ma toilette. L'eau froide finit de me réveiller totalement. J'enfile mes sous-vêtements et la robe et démêle rapidement mes cheveux châtains. Je ne peux pas les attacher parce qu'ils sont trop courts : ils sont coupés au carré, c'est plus pratique. C'est donc ainsi que je descends l'échelle-escalier et me retrouve dans l'unique pièce du rez-de-chaussé. Ma mère, à l'autre bout de la pièce dans la partie « cuisine », se fige en me voyant. Mon frère et ma sœur sont avec elle et je devine que mon père est déjà sortit, il n'aime pas rester à la maison plus que nécessaire. J'avance dans la pièce, contournant la table en bois. Ma mère me sourit.

 

- Elle te va très bien.

 

Hein ? Ah oui, la robe. Bien sûr, la robe. Je souris pour toute réponse et il s'installe un silence gêné dans la pièce. Oh, nous n'avons pas de problème de communication particulier chez moi. Pas plus que de tensions quelconques entre les membres de ma famille. Mais aujourd'hui c'est la Moisson et je suis la seule à y passer alors... ça met une certaine distance entre moi et ma famille, une distance qui me paraît infranchissable en ce moment. C'est comme si nous étions déjà là bas, sur la place principale du district huit, moi d'un côté avec les autres personnes de mon âge et ma famille plus loin, là où se tiennent les spectateurs. Je m'assieds, surtout pour me donner une contenance. Je ne veux pas paraître stressée. Bien sûr que je le suis et ils le savent très bien, mais je ne veux pas le laisser paraître. Sans doute une stupide histoire de fierté déplacée. Ma mère essaye de me faire avaler quelque chose mais je n'ai pas faim. Et j'ai surtout peur que tout ressorte sans prévenir... Enfin ce n'est pas plus mal, ce que je ne mange pas maintenant on pourra le manger quand on aura vraiment faim.

 

- Il y en a combien ?

 

Mon frère me regarde, attendant ma réponse. Je déclare sans le regarder :

 

- Vingt-six.

 

Vingt-six billets portant mon nom qui attendent sagement dans l'urne. J'en ai échangé plusieurs fois contre de la nourriture. Ça n'avait pas plu à mes parents mais ce n'est pas comme si on avait le choix de toute façon. Mon regard se pose sur la petite télé placée face à la table – sans doute le seul objet ayant un peu de valeur que nous possédions (et encore, c'est une antiquité). Dans quelques heures les Moissons de tous les districts y seront retransmis pour que tout le Capitole puisse voir encore et encore les expressions d'incrédulité, de désespoir et quelques fois les pleurs des tributs tirés au sort, ainsi que le « courage » des carrières des districts un et deux qui se portent volontaires tous les ans. C'est vraiment malsain, ils sont vraiment malsains. Le Capitole j'entends. Soudain la porte s'ouvre et mon père apparaît dans l'encadrement. C'est un homme petit et trapu qui porte la barbe. Je sais qu'il ne l'aime pas spécialement, cette barbe, parce qu'elle le gratte mais moi, ma sœur et mon frère l'adorions quand nous étions petit parce qu'elle lui donnait un air de Père Noël. C'est sans doute pour ça qu'il la garde encore, comme souvenir de ce temps où une simple barbe remplaçait tous les cadeaux du monde. J'aimerais être restée à cette époque moi aussi. Mon père me regarde de ses yeux bleus et tente un sourire encourageant. Je lui souris à mon tour.

 

- Ça va être l'heure d'y aller... fait-il lentement.

 

Je me lève énergiquement, un sourire aux lèvres pour rassurer ma famille autant que moi-même.

 

- Alors allons-y. J'ajoute après quelques instants : Euh, vous n'êtes pas obligés de m'accompagner si vous n'avez pas envie hein...

 

Mon frère passe un bras autour de mes épaules et m'entraîne hors de la maison.

 

- Bien sûr qu'on t'accompagne, je veux voir le sort t'être favorable cette année encore. Lance-t-il, souriant.

 

Dehors, les rues du huit grouillent de pacificateurs. Ça me fait bizarre parce que d'habitude ils se contentent de rester dans le secteur de l'usine, de l'entrepôt, du champ de coton (oui, on a quelques champs ici aussi), en bref là où on travaille et où on serait susceptibles de voler quelque chose. Mais le jour de la Moisson, toute une flopée de gens du Capitole débarquent et avec eux le surplus conventionnel de pacificateurs. Parce que « ça fait mieux », forcément, d'avoir plein de pacificateurs partout. Nous passons devant le Village des Vainqueurs où seulement deux ou trois maisons sont occupées. Le district huit gagne rarement. Enfin nous atteignons la place principale du district où s'entassent des centaines de personnes, toutes sur leur trente-et-un. Tout comme moi en fait. Mes parents me serrent dans leur bras tour à tour, ma sœur me plante un bisou sur la joue et mon frère me sourit de manière encourageante, puis je me dirige vers la longue file pour me faire enregistrer. Au bout de quelques minutes d'attente, j'arrive devant un pacificateur qui me demande mon nom, mon âge et pique le bout de mon doigt pour en faire couler une petite goutte de sang. Je presse mon doigt sur le papier qu'il me présente puis vais rejoindre les filles de mon âge. Et là, en même temps que commence l'attente interminable (il faut que tout le monde soit prêt pour commencer), le stress monte. J'essaie de le contrôler en parlant avec une amie comme si de rien n'était, comme si dans quelques instants deux adolescents qui n'ont rien demandé à personne n'allaient pas être envoyé à l'abattoir.

 

C'est alors que l'hymne de Panem retentit sur la place et toutes les voix se taisent une à une. Comme tous les ans, j'ai l'impression que cet hymne dure une éternité. Il sort des immenses enceintes de part et d'autre de l'estrade et il remplit la place, s'appropriant le moindre petit espace laissé libre, s'insinuant entre les personnes regroupées ici. Pendant que les dernières notes résonnent, des personnes montent et s'installent sur l'estrade. Je reconnais les vainqueurs du huit – qui ne sont finalement qu'au nombre de deux : une vieille femme et un homme dans la cinquantaine je dirais. Il y a aussi quelques autres personnes du Capitole que je n'ai jamais pris la peine d'identifier, notre bien-aimé maire (je crois que je ne l'ai jamais vu ailleurs que sur cette estrade) et bien sûr l'hôte du district. Toujours le même type depuis des années, portant toujours le même costume orange vif... je trouve son sens de l’esthétique très discutable. Jill Henderson – l'hôte au costume orange – commence son habituel speach en nous souhaitant à tous de « joyeux Hunger Games ». Comme si une tuerie télévisée pouvait être joyeuse. Cette année encore il nous bassine de bonnes paroles envers le Capitole, nous rappelle l'époque des Jours Sombres et nous avons même droit à quelques images du district treize encore fumant. Quelle chance. Je remarque un oiseau passer dans le coin de l'image, devant les ruines du treize. Je reporte mon attention sur Costume-orange quand il prononce la traditionnelle phrase :

 

- Et puisse le sort vous être favorable !

 

Je regarde alors Costume-orange se diriger vers l'urne transparente contenant les noms féminins. Déjà ? Je ne l'ai pas entendu dire qu'il commencerait par les femmes, il le fait toujours d'habitude... Je retiens mon souffle, comme les centaines d'adolescentes réunies ici. Je ne pense plus qu'à deux mots, deux petits mots qui tournent en boucle dans ma tête : « pas moi...pas moi...pas moi... ». Du coin de l'oeil je peux voir les lèvres de mon amie bouger silencieusement, formant les mêmes mots que ceux que je me répète sans relâche. Costume-orange plonge sa main dans l'urne et il s'attarde au dessus d'un billet, puis d'un autre... avant d'aller en attraper un tout au fond et de le sortir lentement en l'exposant bien aux regards de tous. Le suspens est à son comble et Costume-orange fait bien tout pour le faire durer. J'ai horreur qu'il fasse ça. Plus nous attendons, plus j'entends mon cœur faire « boum boum » dans ma poitrine. Finalement il daigne déplier le petit papier et prononce d'une voix claire :

 

- Emma Waters !

 

Tout s'arrête alors. La tension se relâche d'un coup et on entend nombre de soupirs de soulagement. Puis, une à une, des têtes commencent à se tourner vers cette Emma Waters. Incredule, je fixe pendant quelques minutes le petit bout de papier que Costume-orange tient toujours. Puis je sens une main dans mon dos et tout me tombe dessus d'un coup. J'ai l'impression que mon estomac est descendu de trois étages dans mon ventre, laissant un gros vide à la place. Et mon cœur se remet à battre la chamade, je le sens dans ma poitrine et je l'entends, ou plutôt j'entends le sang affluer au même rythme dans mes oreilles. Je regarde mon amie qui me pousse doucement vers l'estrade, un mélange de tristesse et de soulagement dans les yeux. Et la vérité vient me frapper aussi sûrement que si on m'avait donné un coup de poing : c'est moi Emma Waters.

 

Je fais un pas, puis deux. J'ai l'impression que mes jambes bougent toutes seules tandis que les pas s'enchaînent les uns après les autres vers l'estrade. J'arrive devant les quelques marches et commence à les gravir, lentement. Costume-orange qui affiche son habituel sourire digne d'une publicité pour dentifrice, vient à ma rencontre et prend ma main pour m'entraîner au milieu de l'estrade, face à tous ces visages tournés vers nous. Je reste plantée là, sans savoir que dire, que faire. J'aperçois ma famille plus loin mais c'est comme si mon cerveau s'était mit sur « off ».

 

- Alors Emma, quel âge as-tu ? Me demande Costume-orange.

 

Je me tourne vers lui et lui répond d'une voix étranglée :

 

- J'ai seize ans.

- Mesdames, mesdemoiselles, messieurs, applaudissez bien fort notre premier tribut ! S'exclame alors Costume-orange l'air enjoué.

 

Quelques applaudissements retentissent alors, mais ils s'éteignent bien vite. Pourquoi applaudir les condamnés à mort ? Costume-orange se dirige ensuite vers l'urne des noms masculins, pioche un billet et fait encore une fois durer le suspens. Il déplie enfin le papier, le plus lentement possible et lit haut et fort :

 

- Léo Duncan !

 

Je regarde la foule. Je me sens loin, si loin d'eux... Je crois que je ne réalise pas encore ce qui se passe. Et ce Léo Duncan qui approche à son tour de l'estrade, à l'air aussi paumé que moi. Parfait, comme ça on sera deux! Deux condamnés à mort qui ne comprennent pas ce qui leur arrive. Costume-orange lui demande son âge et Léo répond dix-sept ans. Il aura vécu un an de plus que moi. Les gens l'applaudissent et on se sert la main. En fait j'ai un peu l'impression de regarder un film. Un film dans lequel je ne suis que spectatrice tandis que mon corps est l'acteur à lui tout seul. Les pacificateurs nous emmènent maintenant à l’hôtel de ville et nous isolent chacun dans une pièce. Je regarde autour de moi, m'avance vers un fauteuil (je n'en ai jamais vu d'aussi... rembourré?) mais je n'ai pas le temps de m'y asseoir : la porte s'ouvre d'un coup, une tornade de cheveux bruns se précipite sur moi et j'entends la voix du pacificateur :

 

- Vous avez cinq minutes.

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