Le Fantôme du Péloponnèse
Le lendemain, j'émerge des bras de Morphée, adossé contre le mur d'une bâtisse. Je crois que j'ai perdu le compte des kylix que j'ai engloutis durant le symposion… Je secoue légèrement la tête : quelle erreur ! Aussitôt, une forte migraine me foudroie sur place et me réveille complètement. Je ne peux m'empêcher d'émettre un grognement tout en passant une main moite sur mon front recouvert de transpiration. Puis, la douleur s'estompe petit à petit pour laisser place à une envie de régurgiter mon dernier repas. Je lève les yeux avant d'être ébloui par le soleil qui commence à poindre à l'horizon.
Progressivement, je m'habitue à la forte luminosité avant de regarder autour de moi : beaucoup dorment encore à poings fermés un peu partout. Je souris intérieurement à la pensée que la gueule de bois leur tombera dessus au réveil. Quelques rares villageois, tout juste debout, débutent le nettoyage de la place centrale ou recherchent un ami encore assoupi. Soudain, le souffle d'une brise me fait frissonner. Les nuits sont encore fraîches et, déjà, sous l'effet des premiers rayons d’Hélios, un léger brouillard se lève. Mon attention finit par se fixer sur un aspís koilè, appuyé contre un arbre. Je dois reconnaître que ce bouclier rond, prisé par les hoplites, est d'une très bonne facture. Mesurant plus de trois pieds de diamètre, il se compose d'une armature de bois recouverte par une large plaque de bronze qui, elle-même, est soigneusement décorée d'un épisème.
La vue de cet emblème me remplit d'une telle fureur que je peine à contrôler mes tremblements. Le fier lambda rouge sur fond doré de Sparte trône en face de moi, comme pour me narguer et me briser encore davantage. Tout me revient en mémoire : les images et les sons déferlent en moi tel un torrent furieux. Je revois la destruction de ma communauté comme si c'était hier, je revis l'agonie d'Aspasia jusqu'à son dernier souffle et, surtout, je me rappelle les dernières paroles d'Ampélidas : « Je demanderai aux kryptoi de s'occuper de ce foutu village ! ».
Il me suffit d'un instant pour me lever et prendre la direction de la maison du chef de Filisia. Discrètement, je récupère mes armes laissées dans le dépôt externe de la bâtisse. A tâtons, j'arrive à retrouver mon arc, mes deux carquois emplis de flèches rachetées la veille, mon xiphos et mon couteau. Tout en effectuant ces actions, une petite voix dans ma tête commence à répéter en boucle :
Tue les kryptoi. Extermine-les. Envoie-les rejoindre les abysses du Tartare !
Une fois que j'ai retrouvé toutes mes affaires, je me dirige vers l'une des sorties du village en m'efforçant de ne pas me faire repérer. Sur le chemin, les funestes instructions résonnent encore une fois dans mon esprit.
Tue-les. Extermine-les. Envoie-les rejoindre les abysses du Tartare !
Alors que je suis sur le point de m’évanouir dans la brume, une voix familière m’apostrophe :
– Vous nous quittez déjà, Diodotos ?
Je me fige sur le champ avant de me retourner lentement. Briséis, son père ainsi qu'un jeune homme que je ne connais pas me font face. La jeune fille semble particulièrement mécontente. Je ne peux pas lui en vouloir.
– Les choses ont changé, lui réponds-je. Je dois partir.
– C'est un peu vague, comme explication, renchérit son père.
– Pourtant, je pensais que l'on vous avait bien accueilli, poursuit l'adolescente. Et voilà que vous disparaissez en plein milieu des festivités d'hier soir et que l'on vous voit récupérer vos armes avant de partir comme un voleur au petit matin. Heureusement que mon frère vous a repéré, d'ailleurs…
Je pousse un soupir. Visiblement, je vais leur devoir quelques explications. Je prends une grande inspiration avant de débuter :
– Je ne vous ai pas encore parlé de mon passé, n'est-ce pas ? En vérité, je ne pense que vous voudriez l'entendre.
– Comment ça ? s'indigne l'adolescente. Vous êtes un criminel ? Vous avez tué quelqu'un ?
– Briséis, calme-toi… lui enjoint son père.
J'émets un rire nerveux. Une fois de plus, les scènes du sac de mon village s'imposent à mon esprit et les injonctions, nées de ma fureur de plus en plus destructrice, se répètent encore en mon for intérieur.
Tue les Spartiates. Extermine-les. Envoie-les rejoindre les abysses du Tartare !
Je regarde mes interlocuteurs dans les yeux. Tous, à l'exception du chef de village, font un pas en arrière. Je finis par lancer :
– Si ce n'était que ça… Je suis vraiment navré de ne pas faire honneur à votre hospitalité. Pour moi, vous faites partie d'un monde de lumière et d'espoir, un monde auquel je n'appartiens plus.
Je fais une pause, observant les réactions de Briséis et de sa famille. Ils laissent le silence se prolonger. Je choisis donc de continuer :
– Avez-vous déjà entendu parler du déplacement de plusieurs centaines d'hilotes sur un kléros situé plus au sud de Filisia ?
Le chef du village ouvre grand les yeux puis secoue la tête avant de laisser échapper :
– C'est donc cela votre histoire, Diodotos ?
Sa fille se tourne vers lui :
– De quoi tu parles, papa ?
– Votre père fait référence à l'inimaginable, lui réponds-je, à l’innommable.
Tous les regards se fixent sur moi. J'ai du mal à respirer. Je souhaite m'exprimer mais mes paroles restent coincées dans ma gorge, comme si une force externe s'employait à m'étrangler.
Allez, courage Diodotos, me dis-je. Mets des mots sur les maux qui te rongent. Tu ne vas tout de même pas accorder aux Spartiates ton silence !
En haletant, je finis par me confier avec émoi :
– J'ai tout vu. Mais par où débuter mon récit ? Comment décrire l'instant où, en une seule nuit funeste, toute une communauté a été éradiquée ? Que puis-je ajouter pour évoquer les tortures, le viol et l’exécution de mes sœurs ? Comment vous faire part des sentiments qui m'ont traversé lorsque j'ai vu les cadavres de mes parents ou quand celle que j'aimais le plus au monde est morte dans mes bras ?
Tandis que je me laisse emporter par ma plainte, je sens des larmes couler le long de mes joues. Je n'ai pas la force de les arrêter. Dans un même souffle, je continue :
– Je suis mort cette nuit-là.
– Mais vous êtes pourtant devant moi, bien vivant ! me coupe l'adolescente d'une voix enrouée par l'émotion.
Je secoue la tête.
– Non, Briséis. Si je n'ai pas encore rejoint les Enfers, c'est que ma malédiction sur les responsables de ce massacre ne s'est pas encore accomplie. Et je me dois de vous prévenir : bientôt, les kryptoi déferleront sur ces terres. Quant à moi, je repars en chasse…
Semblant soutenir mon propos, le brouillard devient de plus en plus dense et m'enveloppe comme pour m'emmener au loin. Je souris : on dirait que les dieux sont à mes côtés. Je fais quelques pas en marche arrière.
– Prenez soin de vous. J'aurais aimé vous rencontrer en d'autres circonstances. Puissiez-vous rester dans le monde de la lumière…
Tout en prononçant ces paroles, je disparais dans la brume épaisse. Dès que je suis totalement hors de vue, je me cache dans les hautes herbes bordant le chemin traversant la plaine.
– Attends, Briséis ! tonne la voix forte du chef du village.
J'aperçois la jeune fille qui court à en perdre haleine sur la piste poussiéreuse. Elle finit par s'arrêter, choquée, avant de projeter son regard dans toutes les directions sans arriver à me repérer.
– Je ne le vois pas ! se met-elle à crier en direction de son village. Il s'est volatilisé comme une ombre !
Alors qu'elle rebrousse chemin, je poursuis ma route en direction de la forêt. Je m'en veux de l'avoir traitée de la sorte mais il ne faut surtout pas qu'elle et sa famille soient mêlées à mes affaires. Au bout de quelques instants, je finis par atteindre l'orée des bois. Je vais devoir trouver un poste d'observation me permettant de surveiller les allées et venues au village tout en restant discret. Le brouillard ne me facilite pas la tâche mais, à mesure que la matinée avance, il se disperse progressivement.
Ce n'est que lorsque le soleil atteint son zénith que je repère la position idéale. Situé en hauteur à un peu plus de six stades du village, cet emplacement m'offre une vue imprenable sur Filisia et une grande partie du chemin principal qui dessert la petite communauté. Il se trouve à la frontière entre la forêt et un important maquis, ce qui me garantit une discrétion à toute épreuve. Satisfait de ce nouveau poste d'observation, je pars chercher de quoi me sustenter dans les bois.
Je n'ai à patienter que trois jours après le départ des Spartiates avant de repérer quelques mouvements suspects. Alors que Séléné vient tout juste d'apparaître dans le ciel étoilé, deux silhouettes prennent position dans le maquis, sur une petite falaise d'une dizaine de pieds de hauteur qui domine la route menant à Filisia. De là où elles sont, je suis sûr qu'il leur est possible d'observer le paisible village à loisir.
Je m'approche avec prudence, me dissimulant à travers les hautes herbes et les arbustes du maquis. Petit à petit, les silhouettes prennent forme humaine sous la lumière lunaire. Arrivé à un peu moins d'un stade de leur position, j'arrive à distinguer leurs habits. L'attitude que les deux hommes arborent ne laisse guère de place au doute : face à moi, deux kryptoi semblent procéder à des repérages. Si je n'agis pas rapidement, je suis sûr qu'un drame surviendra dans les prochains jours.
Mon cœur bat la chamade. J'attends ce moment depuis si longtemps et voilà qu'enfin apparaissent mes premières proies. Tandis que je déploie mon arc à double courbure, j'adresse mentalement une prière à la déesse de la chasse :
Ô Artémis, puisses-tu guider mon bras et m'aider à accomplir ma vengeance. Et si jamais j'échoue, si jamais je me retrouve devant Hadès, puisses-tu m'accorder ton pardon.
Je me rapproche encore davantage avant de me placer à l'ombre d'un arbuste. Je dois être maintenant à un peu plus d'un demi-stade de mes cibles. Ces dernières ne m'ont pas encore repéré. L'un des kryptoi est debout, portant son regard scrutateur au loin sur le village hilote. Prenant mon courage à deux mains, j'encoche une première flèche et je vise un peu au-dessus de sa silhouette en tendant mon arc au maximum. Je tente de me concentrer sur ma cible et de faire abstraction de toutes les sensations qui pourraient me perturber : la fraîcheur de la brise, l'odeur persistante de ma sueur ou les sons nocturnes de la nature.
Je diminue le rythme de ma respiration. Bientôt, mes tremblements d’excitation cessent aussi. Le temps semble ralentir autour de moi. Mon esprit est à l’affût du moindre mouvement. Je pousse un profond soupir avant d'ouvrir mes doigts.
Le trait part à une vitesse vertigineuse. Il disparaît en un instant dans l'obscurité profonde de la nuit tout en émettant un léger sifflement. Le kryptos n'a pas le temps de réagir : la flèche se fiche dans son dos et lui transperce le thorax, le faisant choir sur le chemin poussiéreux en contrebas de la falaise.
Pris de panique, son comparse s'allonge dans les hautes herbes. Étant légèrement en hauteur par rapport à sa position, je n'ai aucun mal à suivre ses mouvements. J'arrive même à discerner l'expression de terreur sur son visage à la lueur de la lune presque pleine. Enhardi par le succès de mon attaque, je lui lance :
– Alors, petit kryptos, tu es perdu ? Tu ne sais pas ce qu'il t'arrive ? Dis-moi, qu'est-ce que ça fait de se retrouver traqué à son tour ?
Le jeune homme ne me répond pas, se contentant de ramper lamentablement pour se cacher derrière un buisson. S'il croit pouvoir m'échapper, il se trompe lourdement. Une fois de plus, je sens la colère monter en moi tel un orage qui tonne en plein hiver et, avec elle, j'entends résonner dans mon esprit des mots qui me sont désormais familiers.
Tue le kryptos. Extermine-le. Envoie-le rejoindre les abysses du Tartare !
Est-ce Némésis qui me chuchote ces paroles ou encore Arès qui me somme d'accomplir mon serment ? Dans tous les cas, je sens que les dieux sont avec moi. Tout comme la moindre parcelle de mon être, ils crient vengeance pour l'extermination de ma communauté. Et cette vengeance, par le Styx, ils vont l'avoir !
Je jette un coup d’œil à l'astre lunaire. Dans quelques instants, un imposant nuage passera devant lui. Bientôt, il deviendra impossible de voir quoi que ce soit. Je dois faire vite. J'encoche une deuxième flèche avant de viser légèrement au-dessus du fuyard. Ce dernier se traîne lentement sur le sol. Le kryptos est à trois cents pieds environ et seules quelques parties de son corps me sont dorénavant visibles. J'ai beau être confiant en mes talents d'archer, la tâche se révèle extrêmement ardue dans la semi-obscurité.
Du coin de l’œil, j'aperçois l'ombre du nuage, plongeant dans le noir complet le paysage environnant, qui s'approche à toute vitesse. Je n'ai pas le temps de bien ajuster ma visée : je tire avant de ne plus pouvoir distinguer ma cible. Le trait siffle à travers la nuit avant d'atteindre le Spartiate à la cuisse. Le kryptos pousse un hurlement de douleur. Puis, dans un geste désespéré, il se hisse au bord de la petite falaise et se laisse tomber sur la route de Filisia, une dizaine de pieds en contrebas. L'instant d'après, tout autour de moi disparaît dans l'obscurité, comme si le néant avait décidé d'absorber l'univers entier pour laisser place au Chaos.
Il me faut un long moment pour que mes yeux s'habituent à la faible luminosité mais, même ainsi, impossible de voir quoique ce soit à plus de dix pieds. Sans réfléchir, je me précipite à mon tour au sommet de la petite falaise en essayant de ne pas trébucher sur les différents végétaux du maquis. Je me répète, en mon for intérieur :
Il ne doit pas s'échapper ! Il ne doit pas s'échapper !
Après un temps qui m'a paru aussi long qu'une journée entière, j'arrive finalement au bord de la falaise. Dans ce noir presque complet, je ne distingue même pas le chemin qui doit s'étendre, en théorie, juste sous mes yeux. Je me concentre sur mes autres sens. En tendant l'oreille, j'arrive à discerner les plaintes d'un homme qui souffre au moindre de ses mouvements.
Te voilà donc, charogne ! me dis-je.
Les faibles gémissements du kryptos et les bruits qu'il occasionne m'indiquent qu'il essaie de s'éloigner en rampant comme une larve. Très bien : j'ai tout mon temps. A tâtons, j'encoche une troisième flèche avant de viser l'endroit d'où proviennent ses complaintes de douleur. Patient, j'attends le moment opportun pour frapper.
Soudain, le monde s'illumine. L'imposant nuage ne cache plus Séléné qui rayonne de sa lumière blanchâtre. Sur le chemin poussiéreux, à près de cent pieds de ma position, le kryptos blessé à la cuisse se traîne pitoyablement sur le sol. Je souris intérieurement : cette pourriture n'a aucune chance de m'échapper. Prenant mon temps, j'ajuste ma visée.
Instinctivement, le Spartiate se retourne avant de me regarder dans les yeux. Je lis un mélange d'émotions diverses dans son regard : la terreur et la surprise, le tout enveloppé d'un soupçon d'humiliation. Il crie dans ma direction :
– Non ! S'il-te-plaît ! Arrête, je t'en pr...
Le kryptos ne termine pas sa phrase : ma flèche a terminé sa course entre ses deux yeux, traversant sa boîte crânienne de part en part. Je pousse un profond soupir de soulagement.
Cette première chasse est un succès et je sens que ce ne sera pas le dernier.