Le Fantôme du Péloponnèse
Le grand Héraclès, fils de Zeus, fut un jour frappé de folie par Héra, déesse jalouse de l'infidélité de son mari. Confondant ses enfants avec des bêtes sauvages, il les massacra sans ménagement sous les yeux de sa femme, Mégara. Lorsqu'il reprit ses esprits, Héraclès sombra dans un profond désespoir, poussant un cri qui retentit dans toute la Grèce. Jusqu'à présent, je n'avais pu qu'imaginer ce qu'avait enduré l'homme qui devint un dieu.
Aujourd'hui, pour mon plus grand malheur, je comprends exactement ce que le fils de Zeus a traversé. Je le comprends d'autant plus que je ressens dans ma chair, mon sang et mes os, cette souffrance à la fois vive et diffuse liée à la disparition violente de tous les êtres qui me sont chers ainsi qu'à mon incapacité flagrante de n'avoir pu les protéger.
Délicatement, je porte Aspasia dans mes bras, la tenant contre moi. Je marche en direction de la forêt. Derrière moi, je sens la chaleur du brasier qui consume mon village. Petit à petit, les cris et appels à l'aide se font plus rares. Bientôt, la phalange aura achevé sa funeste besogne.
Je passe à côté de cadavres qui ont été, jadis, des voisins ou des amis. Mais mon cœur n'est plus capable de s'en émouvoir. Mes larmes ne coulent pas. L'obscurité de l'orée des bois m'appelle et me happe. Je n'arrive plus à penser. Je ne fais que marcher sans en avoir conscience à travers les champs de blé, comme une ombre voguant sur le Styx.
Lorsque je m'engouffre sur le chemin forestier, la lueur des incendies se fait moins présente. La lumière lunaire et le silence remplacent l'éclat des flammes et la folie humaine. Je dépose ma bien-aimée au sol. Son corps commence déjà à refroidir. Je cherche à pleurer, hurler ma peine et mon désespoir mais rien ne vient. Je suis devenu un être amorphe, si pitoyable qu'il ne peut que courber l'échine sous le poids de sa cruelle destinée.
Alors que je me penche une fois de plus sur Aspasia, j'entends des bruissements dans mon dos. Quelqu'un cherche à s'approcher à pas de loup. Je fais mine de n'avoir rien repéré tandis que, de ma main droite, je sors discrètement mon xiphos de son fourreau. Lorsque l'individu se trouve à quatre pieds derrière moi, je me retourne tout en lui portant un puissant coup d'épée.
Surpris, il a à peine le temps de parer mon attaque avec son propre kopis, un glaive à lame courbe dont la longueur totale est d'environ deux pieds. Le choc des armes retentit à travers la forêt. L'homme est déstabilisé par la force de mon assaut. J'en profite pour lui donner un second coup, pénétrant sa garde et l'atteignant au ventre. Ma lame s'y enfonce d'un demi pied. Je l'en retire tout en repoussant mon adversaire. Ce dernier a le souffle coupé.
De nouveau, j’abats mon xiphos sur lui. Cette fois-ci, je vise plus précisément le kopis qu'il tient désormais tant bien que mal. Sans difficulté, je fais voltiger son arme hors de sa portée avant de lui asséner un coup de poing au visage. Sous mes assauts, le pauvre bougre se retrouve projeté contre un pin. Il tombe au sol en couvrant sa blessure de ses mains, adossé au tronc d'arbre. Je le regarde dans les yeux, victorieux, avant d'ordonner :
– Et maintenant, kryptos, tu vas me dire pourquoi vous avez attaqué mon village.
Le jeune homme panique un instant avant de vite reprendre contenance. Puis, il ose même arborer un air de défi. Pas de doute possible : c'est bien un Spartiate qui se trouve en face de moi.
Au vu de son accoutrement, il doit être l'un de ces participants à l'épreuve de la Cryptie. D'après ce que j'ai compris de mon père, les kryptoi sont de jeunes lacédémoniens qui ont si brillamment réussi l'agôgè, l'éducation spartiate, qu'on leur a proposé de passer la Cryptie. Cette dernière consiste à envoyer ces téméraires dans la campagne au début de l'automne. Ils sont munis uniquement d'un couteau et d'un peu de nourriture. On dit qu'ils sont lâchés pieds nus et sans vêtement chaud.
Durant un an, ils sont censés surveiller la population hilote et les maintenir dans un constant état de peur. Aussi loin que je m'en souvienne, ces êtres vils et dénués d'humanité nous ont toujours terrorisé. La nuit, ils peuvent débarquer dans les villages, volant et pillant pour trouver nourriture, vêtements ou outils. S'ils entrevoient une occasion, ils assassinent quelques habitants. Quelle famille n'a pas perdu un être cher à leur contact ? Le but est de rappeler, à nous autres hilotes, notre condition : nous ne sommes que les propriétés de l'état de Sparte. Gare à ceux qui aspirent à la révolte…
On dit que seuls les hommes ayant triomphé de la Cryptie ont l'espoir d'atteindre les plus hautes fonctions de la société et de l'armée car ils ont montré, étant jeunes, leur capacité à tuer pour l’État et leur volonté de mener à bien leurs objectifs.
Même s'il a perdu de sa superbe, le jeune Spartiate de dix-huit ou dix-neuf ans me lance avec un dédain appuyé :
– Je n'ai rien à dire à un vulgaire hilote.
Je tremble intérieurement de rage. Il me faut une volonté de fer pour ne pas le décapiter sur le champ.
– Ah oui ? lui réponds-je.
Je le contourne en prenant bien soin qu'il me suive du regard. Puis, je ramasse avec lenteur le kopis qu'il a laissé échapper durant notre combat avant de m'approcher de lui. Alors que je ne suis qu'à quatre pieds du kryptos, ce dernier m'interroge :
– Mais qu'est-ce que…
Je ne le laisse pas finir sa question. Avec force, je lui enfonce le kopis dans une cuisse, traversant ses chairs de part en part. Le jeune homme pousse un hurlement. Sans ménagement, afin de lui intimer le silence, je lui introduis la lame de mon xiphos dans la bouche. L'effet est immédiat. Son air de défi fait place à la terreur. Ce n'est pas avec moi qu'il va plaisanter, celui-là.
Je me penche légèrement avant de déclarer avec un calme olympien :
– Je ne suis pas d'humeur à négocier. Vraiment pas. Alors, quand je te pose une question, tu y réponds. Me suis-je bien fait comprendre ?
Mon adversaire acquiesce d'un signe de la tête, tout en étouffant ses plaintes. Satisfait, j'ôte délicatement mon arme de sa cavité buccale en tentant de ne pas lui couper les lèvres. Je reprends la parole :
– Bien. En vérité, j'ai deux questions. La première est toujours la même : qu'est-ce qui vous a poussé à attaquer mon village ? Ensuite, comment se fait-il que des kryptoi collaborent avec la phalange ? D'après ce que je sais, vous ne devriez pas vous faire remarquer des homoioi…
Le jeune homme hésite un instant. Il jette des coups d’œil furtifs au-dessus de mes épaules. Alors qu'il est sur le point de dire quelque chose, je tiens à lui préciser :
– Kryptos, ne te fais pas d'illusions. Si tu appelles à l'aide ou te mets à crier, je t'enverrais de suite sur les bords du Styx. J'ose espérer, pour ton propre bien, que tu ne commettras pas pareille folie.
Le Spartiate essaie de réprimer des tremblements. On ne peut pas dire que ce soit véritablement un succès. Patient, je lui laisse le temps de formuler sa réponse tout en effectuant des ronds avec mon index sur le pommeau du kopis planté dans sa cuisse. Il finit par déclarer d'une voix plaintive :
– Très bien, très bien… Je vais parler ! Promets-moi seulement que tu m'épargneras…
– Je t'écoute, lui réponds-je simplement
Mon adversaire prend une profonde inspiration avant de commencer :
– Tous les kryptoi envoyés dans cette région au cours des années précédentes ne sont jamais revenus… Ce n'est pas passé inaperçu à Sparte. Plusieurs d'entre nous ont donc été chargés, l'automne dernier, d'en découvrir la raison.
Le jeune homme s'interrompt. Il semble craindre une réaction violente de ma part. Je reste de marbre en lui intimant de poursuivre :
– Continue, je te prie.
– Le fait que ton village ait organisé des patrouilles est passé pour un acte de rébellion auprès des éphores… Nos dirigeants ont donc ordonné l'éradication de ta communauté, pour l'exemple.
Je répète, interloqué :
– Les éphores ? Un acte de rébellion ?
J'ai déjà entendu parler de ces hommes. Les éphores sont des Spartiates élus tous les ans par les citoyens. Ils composent un directoire de cinq magistrats possédant des pouvoirs immenses : ils ont un statut égal à celui des deux rois de Sparte. D'après mon père, ce sont eux qui détiennent véritablement les rênes de la cité. Leur première prérogative est de maintenir l'ordre au sein de Sparte et de ses territoires. Les éphores ont donc droit de vie et de mort sur les hilotes. Chaque année, ils déclarent la guerre sacrée à notre encontre et le début de la Cryptie. De mon point de vue, ce sont les plus belles charognes qui puissent exister à la surface de Gaïa.
Alors que j'absorbe toutes ces informations, le Spartiate continue :
– Oui, et à événement exceptionnel, mesures exceptionnelles… Pour cette occasion, la phalange disponible a travaillé main dans la main avec les participants de la Cryptie. Pendant que les hoplites s'occupent du village, nous autres kryptoi sommes chargés de surveiller toutes les issues indiquées par notre informateur afin de tuer les hilotes qui essaieraient de s'échapper. De cette manière, il nous sera plus facile de surmonter l'épreuve de la Cryptie…
Je cligne des yeux avant de percuter :
– Attends un instant, tu as parlé d'un informateur…
Comprenant qu'il vient de lâcher un renseignement d'importance, le jeune homme se mure dans le silence. Je serre ma main autour du pommeau du kopis, arrachant un grognement à mon adversaire. Ce dernier me supplie :
– Arrête... Je vais parler, je vais parler !
– Tu as toute mon attention.
– Je… Oui… Si nous nous sommes positionnés à certains endroits précis, c'est sur les indications d'un habitant de ton village. C'est également grâce à lui si l'attaque surprise a réussi au-delà de toutes nos espérances.
– Et qui est cet informateur ?
– Je… Je ne le connais pas… Je ne sais pas qui c'est… Je le jure !
Alors que j'approche mon visage du sien, les yeux fixés sur lui, le kryptos se met à paniquer :
– Pitié ! Je t'ai dit tout ce que je savais… Tu as promis de m'épargner si je répondais à tes questions… Pitié…
– Eh bien, c'est vrai que tu m'as renseigné, lui dis-je.
Je lui tapote le sommet de crâne avec ma main gauche, tentant d'arborer une expression amicale. Le kryptos semble sur le point de fondre en larmes. Pourtant, à la vue de mon sourire, ses muscles se décontractent quelque peu. Il pousse un profond soupir de soulagement.
C'est ce moment que je choisis pour frapper. D'un geste vif et précis, sans qu'il ne s'en aperçoive au premier abord, je lui plante la lame de mon xiphos dans le cou avant de l'en retirer tout aussi rapidement. Je lis la surprise dans les yeux du Spartiate qui s'effondre en gargouillant sur le sol. Il ne met qu'un instant avant de rendre l'âme. Je me relève, contemplant son cadavre devenu blême, avant de pester :
– Je ne t'ai jamais promis quoique ce soit, pourriture.
Je jette un coup d’œil aux alentours. Je ne repère pas de mouvement suspect. Rassuré, je fouille le corps du Spartiate. Je trouve sur lui un couteau, une outre en peau à moitié remplie d'eau ainsi qu'une petite bourse. Cette dernière contient quelques pièces de monnaie d'Égine dont l'une des faces représente une tortue marine. Je décide de tout emporter sauf le kopis qui reste planté dans la cuisse de l'ancien kryptos.
Je ne perds pas de temps. Ses camarades peuvent surgir à tout instant. Rapidement, je récupère l'ensemble de mes armes et je démonte mon arc, ce qui me permet de le transporter plus facilement. Enfin, je soulève le corps d'Aspasia avant de m'enfoncer plus profondément dans la forêt.
Je ne sais pas combien de temps j'ai marché sans faire de pause, longeant la côte dans un silence absolu et évitant les sentiers principaux. Lorsque le soleil commence à apparaître à l'horizon, je décide de m'aventurer sur l'une des plages de sable fin.
Le contact des grains frais avec mes pieds écorchés et endoloris me rappelle que je suis toujours en vie après cette nuit cauchemardesque. Le lieu est d'une grande beauté. L'aube révèle la coloration des rochers, variant du blanc au rose léger, alors que la brise marine apporte un air frais du royaume de Poséidon. Je suis sûr qu'Aspasia adorera cet endroit. Je la dépose délicatement sur le sable avant d'entamer mon travail.
Durant toute la journée, je me suis appliqué à creuser une fosse en m'aidant de bouts de bois solides. Enfin, je place le corps de ma bien-aimée dans la cavité. Dans sa bouche, je dépose ce que je pense être une obole d'Égine afin que l'adolescente puisse payer Charon, le passeur des Enfers, pour la traversée du Styx. Puis je la recouvre lentement de sable.
A mesure que les traits de la jeune fille disparaissent sous les grains blancs, les larmes me montent aux yeux. Durant le long moment qu'il me faut pour finir la sépulture rudimentaire, je pleure silencieusement, me remémorant le temps précieux passé avec Aspasia. Je le sais, je le sens : toute ma vie, elle va me manquer. La blessure provoquée par sa disparition ne pourra sans doute jamais guérir totalement.
Une fois le monticule terminé, je me tourne face à la mer.
– Puisse Hermès t'accompagner sans encombre au royaume des morts, mon amour. Attends-moi là-bas... Un jour, je finirai par te revenir. Je t'en fais la promesse.
Sur ces mots, je quitte la plage, le cœur lourd. Durant les jours suivants, je me contente de survivre en pleine nature, me nourrissant de la chasse et évitant tout contact humain. Au bout de quelques cycles d'Hélios, je finis par retourner dans ce qui reste de mon village. Une fois sur place, je découvre qu'une nouvelle communauté de trois ou quatre cent hilotes s'emploie à bâtir de nouvelles habitations. Je reste un moment à les observer vaquer à leurs occupations sans sortir de la forêt. Je souris.
Bien sûr, pensé-je, les éphores ne vont pas laisser les champs de ce kléros fertile pourrir…
Toute trace de mon village aura disparu d'ici quelques mois, tout au plus, comme si ses habitants n'avaient jamais foulé cette terre de leurs pieds. Très bien, Lacédémoniens. Vous avez voulu nous effacer, je vais m'appliquer à vous chasser à mon tour. Je déclare à haute voix :
– Les dieux m'en sont témoins : la peur va changer de camp. Spartiates, je vais devenir le spectre qui hantera vos pires cauchemars. Artémis guidera mon arc et Arès dirigera ma lame.
Sans un bruit, je me renfonce dans les profondeurs de la forêt, telle une ombre. Diodotos le hilote est mort. Le fantôme du Péloponnèse vient de naître.