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Chapitre 1 : La rouille de l'esprit

4193 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 30/12/2023 21:01

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« Des fanfics sous le sapin » (novembre - décembre 2023)

Joyeux Noël à Astrée ♡ (et à tous)




~ La rouille de l’esprit ~ 

 


 


L’aube s’infiltrait à travers les barreaux de la fenêtre, apportant dans son sillage les échos de la ville en éveil. Le soleil s’étira jusqu’à la jeune fille endormie sur l’établi, ses rayons jouant avec les reflets de sa longue chevelure blanche. Les yeux de Yu s’entrouvrirent : voilà longtemps que le grand astre était le seul à pouvoir leur apporter le moindre éclat. Son regard se perdit dans les ombres de l'atelier tandis qu’elle réalisait avoir somnolé plusieurs heures. Que faisait-elle ici ? Plusieurs croquis éparpillés sur la table comme seuls indices, l’esquisse d’une réminiscence commença à éclore aux confins de son esprit embrumé. 


Reconstruire son vaisseau : une tâche laborieuse étant donné que le modèle original gisait en un lieu scellé dans sa mémoire. Son cœur se serra en l’imaginant se faire ronger par la rouille et, une fois de plus, elle maudit les guons qui n’avaient pas pris la peine d’en récupérer les débris après son accident. Plus que des matériaux, c’étaient des années de souvenirs partis en fumée, et ces derniers lui faisaient cruellement défaut. Les journées s’enchainaient, se construisant autour de cet amas d’idées et de perspectives anciennes et nouvelles. L’esprit vide mais automatisé de la jeune fille s’ingéniait à rassembler les morceaux de son passé disparu. 


Un mouvement à l’étage l’obligea à s'interrompre ; les charnières de la porte s’ouvrirent sur des bruits de pas sournois, les muscles de Yu se raidirent et elle se hâta de cacher ses travaux. Les dernières marches métalliques grincèrent mais elle ne se retourna pas pour accueillir le sourire d’Ozias. 


« Bonjour ma chère et tendre épouse ! Toujours aussi matinale à ce que je vois... » 



N’obtenant qu’un vague grognement en retour, il enchaîna : 


« Qu’es-tu donc encore en train de fabriquer ? 


- Une machine à café. Ou un nouveau synthétiseur peut-être. N’importe quoi qui me permettrait de survivre à ta présence. » 



Ses lèvres s’étirèrent un peu plus sur ses canines immaculées. 


« N’as-tu pas envie de quitter cet atelier un instant ? Que dirais-tu que l’on prenne le petit-déjeuner ensemble ? Il y a du café là-haut si tu le souhaites… 


- Sans façon. 


- Tu as pris ton traitement ce matin ? 


- Je ne sais même pas quelle heure il est …  


- Ah… laissa-t-il échapper dans un soupir pour le moins théâtral. Que ferais-tu sans moi ? Allez, monte. Et ne m’oblige pas à te forcer. » 



La jeune fille grinça des dents en suivant celui que l’appaireur avait désigné pour être son mari, rôle dont il s’acquittait à merveille, du moins en apparence. Elle savait ce qui lui en coûterait de tenir tête à Ozias ; en plus de ne pas avoir l’énergie de lutter contre lui dès le réveil, il valait mieux ne pas trop attirer son attention. Si son geôlier baissait sa garde, il serait plus aisé pour elle de fuir le moment venu. 


La baie vitrée de la cuisine l’attira d’emblée. Immergée en plein milieu de la capitale, l’interminable propriété imposait aux yeux de tous l’importance de son occupant. Être “le chouchou” du conseil avait ses avantages … Yu se retrouvait là, malgré elle, à contempler la vue depuis le troisième étage. Même si Top était l’une des planètes les plus opulentes et belles de tout le rucher, c’était bien vers le ciel que les yeux de la jeune fille s’orientaient. Les rouages de son esprit ne cessaient de revenir à ce simple constat : elle n’était pas à sa place ici. D’ailleurs, elle ne l’avait jamais été. Quelque chose l’attendait là, au milieu des étoiles, mais quoi ? Elle l’avait sur le bout de la langue, c’était comme tenter de retrouver un mot ou un nom… Le nom de qui ? Ses sourcils se froncèrent à force de sonder les limbes de sa mémoire. Un frisson la parcourut alors, cet abîme était bien plus effrayant que l’espace lui-même. Quelle était cette urgence dont elle n’arrivait pas à se souvenir ? 


Une voix mielleuse interrompit une fois de plus le fil de ses pensées : 


« Et voici, un délicieux café pour la plus jolie fille du rucher ! Je pose ton traitement ici, souviens-toi de le prendre après avoir bu. 


- Oui, oui. 


- Ah, et je devais te dire que l’on a été conviés à une réception bientôt, organisée par ta mère… 


- Où ça ?  


- Chez elle, bien sûr. Et tu t’en doutes, tout ExaNova y sera. 


- Pas question que je mette les pieds là-bas ! » 



Sa tasse heurta la table dans un geste sec. Ozias poursuivit, visiblement amusé de sa réaction :  


« Mais oui, je ne manquerai pas de lui dire. » 



La jeune fille se massa les tempes, le mal de tête qui ne la quittait que rarement était préférable à la perspective de n’importe quelle soirée mondaine avec sa mère. 


« Mmmh. Quand est-ce que je vais enfin avoir la visite d’un médecin ? 


- Tu as fait un scan récemment, ça fait un moment que les consultations sont mensuelles et s’effectuent à distance. 


- Ah ? Vraiment ? Je ne m’en rappelle pas… 


- Ce n’est pas grave Yu, tu sais bien que je gère ce genre de choses. » 



L’intéressée grimaça en réponse, elle refusait de lui donner la satisfaction de discuter avec lui, comme si tout était normal. Elle n’avait jamais voulu être appairée avec cet homme, ni avec quiconque : elle voulait être libre, voilà tout. L'amnésie persistant après son accident et le choc post-traumatique lui paraissaient irréels, et ses questions sans réponse lui rongeaient inlassablement l’esprit. 

Ozias scrutait sa compagne, comme en quête de la moindre étincelle dans son regard. Il finit par décroiser les bras et s’avança vers cette dernière : 


« Je peux tenter d’avoir un autre rendez-vous avec le neurochirurgien si ça peut te rassurer… Continue ta prescription en attendant, ça finira par aller mieux. » 

 


Pas vraiment convaincue, Yu finit tout de même par avaler mécaniquement la petite capsule trônant au milieu de la table. La substance se répandit rapidement dans son organisme, annihilant au passage toutes ses défenses. Les yeux de la jeune fille ne reflétèrent bientôt que du vide, sa vision se perdit dans le noir tandis qu’elle s’enlisait dans l’inconscience. Son quotidien perdura ainsi, les jours sombres succédant aux nuits blanches.  


 


 

~~ 

 


La lune se dessinait doucement dans le ciel de Truth, ses contours s’évaporant à travers les épaisses fenêtres de la serre. Le jeune homme se passa une main derrière la nuque, harassé par cette longue journée de travail, il ne tenta même pas de réprimer le bâillement semblant venir du plus profond de son être. Il aspirait à pouvoir disposer d’une nuit tout aussi longue, mais c’était nourrir beaucoup d’espoirs. 


Il salua, en partant, des collègues qui se préparaient pour la réception de l’entreprise donnée le lendemain, évènement auquel Kay n’avait pas été convié. “C’est tout de même étrange” se répétait-il, lui qui, pendant longtemps, fût le protégé d’Erena, le meilleur biologiste de toute sa promo. L’avait-il déçu ? De toute évidence, elle l’évitait.  

Depuis son accident, le jeune homme se sentait diminué, comme si une part de son esprit demeurait comateux : il mémorisait difficilement et les réflexions intenses lui étaient devenues pénibles... Pas facile pour un chercheur. Le souvenir même de son accident de laboratoire demeurait enfermé en un lieu de sa mémoire auquel il doutait avoir un jour accès.  

Ses épaules se haussèrent en écho à ses pensées. Après tout, son choix de devenir biologiste n'était pas nourri par l'ambition d'assister à des soirées mondaines et il n'avait jamais été un grand fervent de l’entreprise. Cependant, lui qui aimait être sur le terrain, il se voyait désormais confiné dans la serre botanique d’ExaNova, sur sa planète natale. De Top à Truth, la régression restait flagrante. Il ne réalisait même plus le moindre prélèvement, se contentant d’analyser le travail de ses collègues ... 

Le garçon croisa machinalement les bras : ne pas être au fait de l’expérience ratée à l’origine de tout cela le frustrait énormément. Évidemment, la hiérarchie cherchait à étouffer l’affaire, après tout ExaNova ne ratait rien. Lui désirait seulement connaître la raison de sa rétrogradation et pourquoi tout le monde paraissait l’éviter.  

Même dans ses hypothèses les plus folles, Kay ne s’imaginait pas réaliser une expérience d’une telle ampleur ni aux conséquences si désastreuses pour mériter un tel traitement. Ses yeux vérifièrent une dernière fois le bon fonctionnement du laboratoire avant qu'il ne rejoigne le vestiaire. Le savoir incarnait le fondement même de son travail : s’il en était privé, quel intérêt ? 

 


Les froissements de sa blouse se mêlèrent aux bruits de ses pas sur le carrelage hostile. Les mêmes questionnements tournaient en boucle dans l’esprit du jeune homme. “Le temps répare tout, paraît-il” du moins, on lui avait dit cela. Kay, pourtant d’un naturel optimiste, peinait lui-même à le croire. Pour cause, ses symptômes ne semblaient pas évoluer dans le bon sens, non pas que son état se dégradait non plus ... c’était comme si tout son être restait figé dans un éternel présent, sans perspectives d’avenir et sans le moindre antécédent.  


Le doute s'infiltrait en lui, lentement. Quand il avait demandé aux médecins du rucher qui le soignait quels étaient les possibles effets secondaires de son traitement, ces derniers lui avaient affirmé qu’il n’en existait aucun ; la discussion s’arrêta là. Aussi il leur demanda pourquoi son corps avait tant changé durant sa convalescence, il remarquait en effet avoir gagné en assouplissement et en musculature… ce qui était insensé pour quelqu’un ayant été dans le coma. Il était sceptique mais il ne pouvait agir contre l’autorité médicale, du moins pas ouvertement, de plus, il ne pouvait se permettre d’arrêter un traitement de façon si soudaine… Voilà pourquoi, dans le dos de sa femme et des docteurs, il commençait à réduire les doses prescrites. Il observait depuis lors une amélioration de sa lucidité, mais restait à déterminer si la diminution du traitement en était la cause. Si seulement il pouvait se procurer quelques louffacres… 


Kay soupira. Ses éternelles réflexions l'avaient laissé cloué sur place une fois de plus. Déjà qu’il finissait tard… “C’est bon signe si j’arrive à me concentrer aussi longtemps” positiva-t-il. Malgré tout, il devait rentrer et c’est ce qu’il fit. 


 


Quand son réveil sonna le lendemain, il eût le plaisir de se rappeler être en congé ce jour-là. Ses yeux dorés s’entrouvrirent, sa vision, elle, fut plus longue à devenir nette ; par ailleurs aucun son ne parvenait à ses oreilles, Umi devait déjà être partie. Le jeune homme peinait à se souvenir la dernière fois qu’il l’avait vue, ils vivaient sous le même toit, mais séparément : l’appairage fonctionnait ainsi la plupart du temps. « Ce n’est pas ça le véritable amour » pensa-t-il, mais après tout, qu’en savait-il ? 


 

Son corps se retourna sur le matelas pour apercevoir les rayons solaires qui essayaient de percer les rideaux de sa chambre. En y repensant… il y avait bien la fille de son rêve. Au fil du temps, ses souvenirs s’époussetaient peu à peu, de longs cheveux, des yeux de braise… D’après les médecins, c’était monnaie courante, pour des malades dans le coma, de se rêver parfois une vie entière. Le retour à la réalité pouvait être désorientant et ils travaillaient à accompagner leurs patients dans l’acceptation de cette réalité. Kay n’en était pas là, il n’en avait jamais parlé à personne, d’ailleurs il ne lui restait que quelques images diffuses. Peut-être devait-il juste accepter qu’elles fussent là ? Dans les méandres de son esprit existait cette jeune fille et, contre toute rationalité, une part de lui refusait de la laisser partir. Pourtant, dans les alvéoles du rucher, il lui fallait bien continuer de vivre. Le jeune homme se déracina ainsi de son lit pour entamer sa journée. 

 

 


~~ 

 

 


La pièce entière bourdonnait des nombreuses conversations abritées par ses murs. À peine la porte d’entrée fut-elle franchie que Yu s’indigna d’être là, pourquoi n’avait-elle pas refusé l’invitation ? La main d’Ozias fixée dans son dos l’incitait à s’avancer au milieu de cette assemblée de rapaces, ces derniers suspendirent un instant leurs échanges pour dévisager les nouveaux venus, « Il m’exhibe tel un trophée » se hérissa-t-elle. Ils traversèrent le hall qu’elle connaissait si bien, sous les faux-semblants des convives. Le visage de leur proie se ferma aussi sec. Que faisait-elle ici ? Son compagnon saluait nombre de personnalités en parcourant les fastueuses pièces. L’élite du rucher s’était rassemblée dans la maison d’enfance de Yu, dégoutée de les voir fouler le peu de souvenirs qu’il lui restait. Dans les entrailles de l’essaim, la jeune fille se sentait plus seule que jamais. 



L’hôte des lieux demeurait introuvable et, très vite, Ozias délaissa son trophée pour s’entretenir avec ses comparses. Le trophée en question ne resta pas exposé bien longtemps, la dissidence faisant partie d’elle, ses pas la conduisirent hors de cette nuée inquisitrice.  

Elle se réfugia à l’étage, dont l’accès avait été fermé pour l’occasion, là, elle put respirer plus librement, loin du ton comminatoire de son conjoint. Seuls les cadres accrochés aux murs paraissaient l’épier mais, au moins, elle arpentait autre chose que les couloirs vides de son esprit. Elle erra ainsi longuement, s'orientant grâce à l’expérience acquise dans ce qui lui semblait être une autre vie, avant de finalement atteindre la porte recherchée ; ses mains tâtonnèrent vers la poignée qui s’activa aussitôt, lui ouvrant le passage vers une nostalgie qu’elle croyait perdue. 



En dépit des rideaux ouverts sur l’effervescence de la métropole, la chambre, elle, baignait dans l’obscurité. Yu se dirigea sans mal, un pas après l’autre, en direction du lit. Ce dernier, presque heureux de lui offrir son appui, l’accueillit au milieu d’un nuage de draps et d’oreillers que la jeune fille aurait volontiers investi toute la soirée si sa curiosité ne l’avait pas poussée à explorer plus en avant cette pièce qu’elle connaissait pourtant par cœur. Elle ne cherchait rien de particulier, appréciant juste la connexion familière gardée avec le lieu. Ses doigts attrapèrent l’interrupteur de la lampe de chevet avant de revenir flâner sur l’étoffe délicate. La lumière chaude se diffusa sur les murs tapissés de quelques posters des acrobots. Ses yeux s’écarquillèrent en apercevant la guitare désaccordée de longue date, trônant insouciamment dans le coin proche de l’armoire. Finalement, sa mère l’avait gardée.  


Ses lèvres s’étirèrent en un sourire candide et ses jambes s’élancèrent pour rejoindre l’alcôve abritant le bureau suranné. Dans cette envolée nostalgique, Yu s’assit face au secrétaire, non pas pour écrire un manifeste, ni s’épancher dans son journal intime, ni même pour esquisser les inventions de son esprit fertile. Non, elle profitait seulement du souvenir évoqué par le simple fait d’être ici, dans cette chambre qui avait pris soin de l’adolescente farouche et esseulée qu’elle avait été. Ces vagues mélancoliques ne semblaient vouloir la quitter, même en cet instant ; sa vie lui faisait l’image d’un océan de glace, agité, lugubre et aux profondeurs insondables.  


Elle tapota la surface boisée en laissant son attention flotter vers le cadre posé là, offrant à ses yeux la photo d'une petite fille trônant à côté d’un astronef de sable, entourée par ses deux mamans en vacances sur l’une des plus célèbres plages de Beauty. Un moment précieux, peu représentatif de l’agitation des années passées en famille. 

En ouvrant machinalement l’un des tiroirs, ses sourcils se haussèrent au-dessus de ses yeux carmin. Elle se figea un bref instant avant de saisir le petit carnet abandonné là, sa couverture gravée de quelques dessins habiles, mais surtout, et c’est ce qui avait attiré son regard, de trois lettres suivies d’un cœur. 


“ KAY ♡” 



Ç’aurait pu être un détail sans importance, un gribouillage de jeune fille en bas d’une page délaissée ; mais Yu n’était pas du genre à minauder et, surtout, elle ne s’en souvenait pas ! Son cœur tambourinait à son esprit, qui était ce Kay qui lui avait inspiré de si bons sentiments... ? 


Elle s’évertuait à retrouver le souvenir associé, les lettres, elles, s’inscrivirent dans sa tête, comme une pièce d’un puzzle retrouvant sa juste place. 

“K-A-Y", Kay. Elle s’empourpra ; le feu de ses joues atteignit également sa poitrine dans un incendie qu’elle peinait à contenir. Elle vérifia une nouvelle fois qu’il s’agissait bien de son écriture, mais la calligraphie ne trahissait aucune équivoque, l’ignorance dans laquelle elle était plongée l’embrasa encore davantage, elle fulminait de n’obtenir rien de plus que de vagues réminiscences s’échouant sur son esprit en cendre. 



Le crépitement de deux talons aiguilles en approche réveilla l'ancienne occupante de la chambre, elle releva la tête avant même que la voix associée à cette démarche ne parvienne à sa hauteur. 


« Yuu… ? » 


 

À peine ces mots furent-ils prononcés que l’intéressée jeta le carnet à l’intérieur du tiroir où elle l'avait déterré. Celui-ci fut fermé dans le même élan, renversant au passage le cadre poussiéreux posé par-dessus. La question ne se posa pas de savoir si Erena avait entendu la détonation, sa fille s’était précipitée pour se lever de sa chaise, manquant de la faire également tomber, lorsqu’elle franchit la porte. 


« M-maman ! Je ne t’ai pas entendue arriver ! 


Sa voix avait étonnement plus de contenance qu’elle. 


- Yu ? Tu ne devrais pas être là… 


- Bonsoir à toi aussi, se renfrogna-t-elle. 


- Je t’ai cherchée partout en bas. Je voulais te voir… 


- Mais pas dans ma chambre puisqu’apparemment je ne suis pas censée y être. Tu préférerais peut-être que je m’ébatte au milieu de tes amis ? Que je leur montre à quel point ta fille est respectable et bien élevée ? » 



Ses lèvres se pincèrent tandis que ses bras venaient se croiser sur sa poitrine, Erena soupira en retour : sa fille ne s’était visiblement pas défaite de son tempérament de feu. Ce dernier, contrastant avec sa chevelure aussi blanche qu’un matin de Givembre, se reflétait dans ses pupilles ardentes. 

La matriarche, dans une démarche aussi élégante qu’elle, se rapprocha de son interlocutrice au sang chaud en essayant de prendre des pincettes plutôt qu’un tisonnier : 


« C’est un peu tard pour cela, je le crains. Je comprends que tu sois en colère, mais pourrait-on juste parler calmement pour une fois ? 


La plus jeune fit la moue avant de rétorquer en retour :  


- Et de quoi aimerais-tu parler ? Peut-être as-tu envie de m’éclairer sur les circonstances de mon mystérieux accident ? Parce que mon “mari” semble décidé à ne jamais aborder le sujet. 


- Et… les médecins, qu’ont-ils dit ? demanda-t-elle en fuyant son regard. 


- La même chose, probablement. En fait je n’en sais rien, je ne me rappelle pas les avoir croisés une seule fois. Je ne me rappelle de rien, de toute façon. J’ai construit deux fois le même gyro-stabilisateur l’autre jour ! 


- … Un gyro-stabilisateur ? 


- Oui, c’était déjà une vraie gliche de trouver le bon capteur de vitesse angulaire… Enfin bref. Je suis fatiguée maman, je passe mes journées dans un sous-sol depuis 80 ans, du moins c’est l’impression que ça me donne. Le nid c’est tout ce que j’avais, des années de souvenirs et de travail acharné, et tout le monde se fiche que je sois à sa recherche ! Maintenant je n’ai plus rien, à part ce guon d’Ozias qui vient se pavaner dans mon atelier, je revis chaque jour le quotidien de la veille et, pendant ce temps, mon cerveau se décompose comme une pommiel pourrie ! » 


 


C’était rare que la directrice d’ExaNova perde ses mots, mais son visage affichait une contrition sincère, que sa fille lui avait rarement vue. Cela l’irrita d’autant plus et l’envie brûlante de quitter la pièce poussa ses jambes en direction de la porte. 

Sa mère réagit en attrapant son bras pour la retenir, son geste eut l’effet escompté, en revanche Yu émit aussitôt un petit cri de douleur et, dans un réflexe, tenta de se soustraire à ce contact. 


« Je t’ai fait mal ?! bafouilla-t-elle en ramenant sa main sur sa poitrine. 


- Non... ce n’est pas toi. » 


 

La jeune fille grimaça en relevant sa manche sur son bras constellé de petites ecchymoses récentes, à en juger par leur couleur violacée. Erena perdit le peu d’aplomb qu’il lui restait tandis qu’un frisson lui parcoura l’échine car, elle le savait, sa fille n’était pas sujette aux pétéchies. Elle avait feuilleté les comptes-rendus médicaux, mais ceux-ci ne mentionnaient aucun problème de la sorte.  

Non, c’était cette vérité insidieuse qui anémiait son corps en cet instant, celle-là même qu’elle avait tentée d’ignorer. 


« Yu, qu’est-ce que... » souffla-t-elle 

 


L’intéressée s’ébroua en retour, son tempérament ductile lui interdisant d’éveiller la moindre pitié chez quiconque, et encore moins chez sa mère. L’embarras lui rosit les joues tandis que le ressentiment lui serrait les dents. 


« Qu’est-ce que quoi ? Pas la peine de jouer les étonnées, tout le monde dans ce fichu système est au courant que mon partenaire est pire que les frelons qu’il contrôle. Et toi qui étais si fière de voir ta fille unique appairée à Lord Ozias en personne ! Loué soit l’appaireur ! Après tout, l’amour n’est-il pas “comme les feux de cheminée des contes, ceux qui tiennent chauds en hiver” ? Je vis un super conte là, maman, merci. D’ailleurs, je ne suis même pas sûre d’être encore de ce monde au prochain hiver, mais je tâcherais de me souvenir de tes préceptes. » 

 


La supernova quitta la pièce sans attendre la moindre réponse et, cette fois, son interlocutrice ne tenta pas de l’arrêter. 

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